Les gouverneurs civils : de 1825 à 1854
Bien qu'on la désigne couramment comme la plus vieille colonie britannique, Terre-Neuve n'a pas reçu le statut officiel de colonie avant 1825, au moment où le gouvernement britannique a adopté une charte royale et nommé le premier gouverneur civil, sir Thomas Cochrane. Ce changement de politique remarquable donnait suite à la Judicature Act (Loi sur l'organisation judiciaire) de 1824, qui a aboli les tribunaux auxiliaires et jeté les bases d'une nouvelle constitution. D'un poste professionnel au sein de la Marine royale, le poste de gouverneur est devenu une nomination politique relevant de la compétence de l'office des colonies.

Le gouverneur Cochrane
À son arrivée à St. John's, le gouverneur Cochrane a reçu un accueil chaleureux et été célébré par la presse locale. En janvier 1826, il a présidé une grande cérémonie publique pour souligner la Cour suprême nouvellement constituée. Les rues étaient bondées de spectateurs, et un long cortège de représentants de l'autorité et de dignitaires ont marché de la résidence du gouverneur au palais de justice; un agent qui faisait partie du cortège révélait la charte royale au moment où les fusils de la garde d'honneur et les canons d'un navire de guerre se trouvant dans le port retentissaient pour commémorer l'événement. Le gouverneur soulignait aussi l'occasion en accordant son pardon aux prisonniers et en libérant la majorité d'entre eux.
Cela a marqué la première étape seulement d'une transition qui devait être longue et difficile. De 1825 à 1855, Terre-Neuve a été témoin d'un nouveau sentiment de nationalisme et de démarches vers la démocratie. Le développement de ces deux concepts allait nécessiter encore une génération, mais c'est sous le mandat de Cochrane que les bases de la politique moderne ont été jetées. Les pouvoirs officiels dont il jouissait en vertu de la Judicature Act n'étaient pas bien différents de ceux exercés par ses prédécesseurs. Le régime gouvernemental comprenait aussi un conseil constitué du juge en chef, de deux juges suppléants, et du commandant de l'armée. Cependant, il s'agissait d'un simple groupe de conseillers nommés par le gouverneur et soumis à son autorité. Cochrane a essayé d'élaborer une charte pour St. John's, mais son plan a avorté en 1826, au moment où un groupe de marchands se sont opposés à l'établissement d'une administration municipale, laissant ainsi Terre-Neuve sans Assemblée élue.
Les forces politiques s'exerçant sur le gouvernement
Cochrane n'était pas tenu de partager le pouvoir avec une Chambre d'assemblée locale; toutefois, il a été confronté à deux forces politiques qui ont modifié son mandat fondamentalement. Premièrement, à la fin des années 1820, St. John's avait une presse locale qui ne relevait pas de l'autorité du gouverneur. L'émergence de journaux indépendants, notamment le Public Ledger et le Newfoundlander, signifiait que le gouverneur ne pourrait plus avoir le contrôle absolu sur le contenu et la diffusion des commentaires politiques. Cela ne voulait pas dire que la presse était nécessairement contre le gouverneur Cochrane, mais elle permettait, pour une première fois dans notre histoire, de mobiliser l'opposition politique d'une toute nouvelle façon.

Deuxièmement, un mouvement réformiste a vu le jour à St. John's et dans un grand nombre de villages isolées. Ce mouvement, mené principalement par William Carson et Patrick Morris, était en faveur de l'établissement d'une Assemblée élue à Terre-Neuve. Jusqu'en 1828, les réformistes étaient principalement des catholiques irlandais qui ne fréquentaient pas les sphères traditionnelles du pouvoir; comme leurs homologues d'Irlande et de Grande-Bretagne, ils souhaitaient que le gouvernement britannique révoque les lois restrictives pour les catholiques. Cependant, lorsque le gouvernement britannique a tenté d'imposer de nouvelles taxes sur les importations de la colonie, à la fin de 1827, les marchands, alors divisés, se sont unis et insurgés contre l'impôt proposé, et de nombreux réformistes et marchands se sont joints au mouvement de protestation contre « l'imposition sans représentation ». Les réformistes, qui utilisaient des arguments variés, ont obtenu l'appui du Parlement, et ont finalement ébranlé l'autorité du gouverneur Cochrane, qui était contre l'établissement d'une Assemblée législative. En 1832, le gouvernement britannique a cédé et accordé un gouvernement représentatif à Terre-Neuve.

Les conflits politiques entre les libéraux et les conservateurs
En vertu de la loi adoptée à Terre-Neuve en 1832, le gouverneur détenait des pouvoirs considérables. Il pouvait ajourner, proroger ou dissoudre l'Assemblée élue. Il devait approuver tous les projets de loi, lesquels devaient ensuite être envoyés à Londres pour recevoir la sanction royale. Le gouvernement britannique a ordonné à Cochrane de former un conseil comprenant six hommes, lequel aurait à la fois une fonction exécutive et législative; le conseil et l'assemblée devaient tous deux approuver les projets de loi. Ce système constituait non seulement la base d'une impasse politique entre les membres de l'Assemblée élue, mais entre ceux du conseil et le gouverneur. Même si les réformistes se montraient optimistes, l'initiation à la politique électorale a terni le consensus qui existait entre les principales forces politiques de l'île.

Au cours de l'année qui a suivi les premières élections, plusieurs facteurs, alimentés par le sectarisme, ont creusé un profond fossé entre les deux partis, connus par la suite sous les noms de « libéraux » et « conservateurs ». Le gouverneur Cochrane s'est rangé du côté des conservateurs et a nommé quelques membres du parti au conseil; toutefois, ce sont les libéraux qui détenaient la majorité des sièges à l'Assemblée. Cochrane a amorcé de nombreux projets communautaires dans le but d'améliorer les conditions sociales (par exemple, il a ordonné la construction du premier phare de l'île); cependant, sur le plan politique, son mandat a été assombri par la controverse. La vie publique était marquée par des batailles juridiques et des vagues de violence, et les dissensions religieuses dominaient la culture politique de la colonie.
Pour être juste envers Cochrane, on doit reconnaître que la majorité de ses homologues du Canada étaient aux prises avec les mêmes difficultés que lui. Le gouvernement représentatif n'a jamais fonctionné comme prévu. L'office des colonies a limité le pouvoir des assemblées afin de tenir les élans démocratiques en échec. Les gouverneurs devaient s'appuyer essentiellement sur leurs conseils exécutif et législatif, lesquels étaient tous deux constitués de membres non élus. Les Assemblées ont contesté l'autorité des conseils nommés à de nombreuses reprises, et les régimes des gouverneurs, qui évoquaient le reproche de la population, créaient des dissensions entre les mouvements politiques partout au pays. Les efforts déployés pour contenir l'opposition politique ont miné la légitimité du système en entier, ce qui a provoqué une série de crises qui, dans les provinces du Haut Canada et du Bas Canada, ont donné lieu à la rébellion de 1837 1838. L'histoire politique tumultueuse de Terre-Neuve n'est pas unique; en conséquence, cette époque ne peut être simplement résumée par la part de blâme qui revient à l'un ou l'autre des partis.
Les batailles politiques ont atteint un point culminant en 1842, au moment où le gouvernement britannique a modifié la constitution de Terre-Neuve pour tenter de faire cesser l'agitation. Pour freiner l'opposition au gouverneur et à l'élite conservatrice, l'office des colonies a décidé de fusionner l'Assemblée et le conseil en un seul corps législatif. Cette fusion a restreint le pouvoir des membres élus de l'Assemblée de façon importante sans toutefois permettre la paix sur le plan politique. Une nouvelle génération de réformistes, menés par John Kent et d'autres personnes, a continué à lutter contre un gouvernement qu'elle jugeait autoritaire.

Les gouverneurs qui ont connu le succès
Bien que certains gouverneurs aient été mal adaptés à leur fonction (bon nombre d'entre eux étaient d'anciens officiers militaires qui possédaient peu d'expérience en matière de politique coloniale), d'autres obtenaient un certain succès. À titre d'exemple, en s'assurant le soutien de Michael Anthony Fleming, alors évêque de l'Église catholique, le gouverneur John Harvey a quelque peu réussi à combler le fossé sectaire. Il a de plus supervisé plusieurs initiatives administratives dans des secteurs comme les services postaux et la construction routière. Le gouverneur John LeMarchant a aussi tenté de remédier les problèmes économiques et sociaux, mais il s'est fermement opposé aux réformistes qui étaient en faveur du gouvernement responsable. Comme les gouverneurs issus de la Marine royale avant eux, les gouverneurs coloniaux étaient le reflet d'une époque. Ils ont non seulement joué à ce titre un rôle clé au sein du gouvernement colonial, mais aussi dans le monde tumultueux de la politique.