Les soins de santé au pays durant la Seconde Guerre mondiale

Curieusement, Terre-Neuve et le Labrador ont connu la prospérité grâce à la guerre, plus particulièrement la Seconde Guerre mondiale. Le boom économique, déclenché par la construction de bases militaires canadiennes et américaines, fournit pour la première fois des emplois bien rémunérés en espèces. Cet essor contribue à sortir de la Grande Dépression et propulse le développement industriel après la guerre. La construction de bases, les emplois qu'elles offrent et l'enrôlement dans les forces armées sont responsables du taux d'emploi très élevé. D'autres secteurs comme ceux du transport en tirent aussi avantage. La compagnie de chemin de fer Newfoundland Railway parvient ainsi, pour une rare fois dans son existence, à réaliser des profits. Le transport aérien tend à se généraliser.

Ces aspects positifs semblent insignifiants en regard du prix payé en vies humaines et en pertes économiques à l'étranger et au pays pendant la Seconde Guerre mondiale. La population et le gouvernement de Terre-Neuve sont confrontés à des enjeux sanitaires, dont une pénurie de logements et des maladies vénériennes. Ces difficultés sont générées ou amplifiées par les problèmes socio-économiques suscités par la guerre. La croissance économique améliore à bien des points de vue la situation à Terre-Neuve et au Labrador et les hôpitaux militaires construits pendant le conflit seront, par nécessité, intégrés au système de santé.

La construction de bases militaires et le problème de logement

La venue des forces américaines et canadiennes pendant la guerre se traduit par la construction de bases militaires pour les armées de terre, la marine et l'armée de l'air à St. John's, Gander, Argentia, Stephenville et Goose Bay. À ces bases s'ajoutent des douzaines de postes d'observation d'artillerie de faible calibre le long du littoral. Les bases militaires recherchent de la main-d'œuvre civile. Après des années de crise économique, des centaines de personnes se déplacent vers ces lieux en quête de travail.

Les bases ne sont pas toujours en mesure de faire face à cet afflux humain. Avant la construction de baraquements, de nombreux soldats sont cantonnés à St. John's, elle-même déjà aux prises avec une pénurie de logements. Les personnes à la recherche d'un emploi intensifient encore la forte pression exercée sur les capacités déjà limitées de l'hébergement locatif. Bon nombre d'habitations sont surpeuplées et mal entretenues. Les conditions de vie dans ces maisons humides et froides, où les gens s'entassent, facilitent la propagation de maladies comme la tuberculose. De plus, une bonne partie de ces habitations sont dépourvues d'installations sanitaires. Ces conditions entraînent une fréquence accrue d'infections.

À Stephenville, la superficie de la base militaire d'Harmon Field s'élargit plusieurs fois pendant la guerre. La construction semble incessante. De nombreux habitants sont déplacés (parfois plus d'une fois) en raison de son expansion. Ceux-ci délaissent souvent l'agriculture pour le commerce afin de survivre. Rapidement, de petites boutiques et des services voient le jour pour répondre aux immenses besoins de la base. Un flot continu de personnes se répand dans la région pour trouver du travail. Des bidonvilles ne tardent pas à se développer en périphérie. Convaincus que leurs bicoques seront démolies si la base militaire s'accroît, ses habitants n'ont pas intérêt à y apporter de quelconques améliorations. Les installations sanitaires sont quasiment absentes et les puits sont contaminés par les eaux usées. En 1943, l'armée américaine interdit à ses soldats de fréquenter les cafés et les salons de coiffure en raison de la contamination de l'eau. Le gouvernement de Terre-Neuve délègue un inspecteur sanitaire à Stephenville pour déterminer l'ampleur du problème. Malgré les efforts déployés pour faire disparaître ces taudis et améliorer la situation sanitaire, un manque de surveillance et une inspection inadéquate des bâtiments prolongent leur existence bien au-delà de la guerre.

Tous les habitants de la collectivité d'Argentia sont expropriés pour la construction de la station navale américaine. Même le cimetière est déplacé dans la localité voisine de Freshwater. Le territoire de Gander et de Goose Bay est pratiquement inhabité avant la construction de bases militaires. Les travailleurs et les militaires doivent fréquemment s'entasser dans des logements provisoires avant la construction d'un nombre suffisant de baraquements et d'habitations permanents.

Les maladies vénériennes

Les maladies vénériennes constituent souvent un problème pour les habitants des villes portuaires comme St. John's et le personnel militaire. Les responsables de la santé des armées canadiennes et américaines basées à Terre-Neuve et au Labrador pendant la guerre s'en préoccupent énormément. Des représentants du gouvernement américain commandent un rapport sur l'état des services de santé en 1940. Sans surprise, un des principaux problèmes de santé relevés dans ce rapport est bien entendu la présence des maladies vénériennes (l'autre est la tuberculose).

Il critique fortement les moyens de prévention, la lutte antivénérienne et le traitement de ces maladies. Il signale la médiocrité des services offerts par la seule clinique spécialisée dans les maladies vénériennes. Le personnel porte un jugement moral sur les patients atteints de la syphilis et de la gonorrhée plutôt que de les voir comme simplement victimes d'une maladie transmissible. Le rapport indique également que ces maladies infectieuses sont parmi les plus courantes à St. John's. Il précise que la ville n'a pas de réseau de prostitution, mais conclut qu'un nombre substantiel de jeunes femmes se prostituent et amènent leurs clients dans des maisons de chambres minables ou des parcs. Ces renseignements sont d'un grand intérêt pour les militaires qui arriveront bientôt dans la région.

Les médecins à bord du Edmund B. Alexander soignent bientôt leurs premiers cas de maladies vénériennes parmi le personnel militaire fraîchement débarqué. Ce problème sévit également pendant la construction de la base de Fort Pepperrell et l'installation des soldats américains. On insiste auprès des soldats traités pour qu'ils dénoncent les femmes qui, peut-être, seraient responsables de leur infection, l'objectif étant de les traiter et de freiner la propagation. L'administration américaine est alarmée par la transmission de ces maladies, mais ne tient pas compte de la possibilité que ces femmes aient elles-mêmes été contaminées par des soldats de passage à Terre-Neuve.

À la base de Fort Pepperrell, les cas d'infection s'élèvent à environ 25 pour 1000 soldats entre 1941 et 1943. Ce nombre chute à 10 pour 1000 en 1944 lorsque les instances sanitaires intensifient leurs efforts de prévention. Malgré des inquiétudes sur les sources d'infection, le taux d'infection à Fort Pepperrell reste tout de même inférieur à la moyenne de 49 cas pour 1000 soldats constatés dans l'ensemble de l'armée américaine.

La base d'Harmon Field à Stephenville vit le même problème. Les fonctionnaires américains tentent de juguler la propagation des maladies vénériennes en offrant aux femmes infectées des traitements gratuits à l'hôpital militaire. Ils obligent chaque soldat à désigner la ou les possibles responsables, et parviennent même à isoler de leur collectivité ces jeunes femmes au comportement jugé délinquant. Ils sont persuadés que ces infections sont endémiques dans les collectivités locales. Ils interdisent donc aux militaires de se rendre dans certaines localités sous prétexte que tous les habitants sont infectés. À remarquer que la majorité des gens de ces localités sont des descendants du peuple mi'kmaq et de colons français. Ces inquiétudes et ces allégations sont sans nul doute nourries par le racisme des autorités américaines.

Les hôpitaux militaires

En temps de guerre, les hôpitaux militaires consacrent surtout leurs soins aux militaires malades ou blessés, et prévoient des lits pour les patients à long terme. La Marine royale canadienne (MRC) obéit à cette règle de base et envisage suffisamment de lits pour recevoir 5 % des forces terrestres et 50 % des forces navales. Pourtant, St. John's ne dispose pas d'un nombre suffisant de lits d'hôpitaux pour accueillir sa propre population, encore moins un grand nombre de soldats. Les forces armées doivent donc construire un nombre record d'hôpitaux pendant la Seconde Guerre mondiale.

La Marine royale canadienne construit deux gros hôpitaux, l'un situé près du sanatorium sur le chemin Topsail et l'autre, l'Hôpital général, sur le chemin Forest. Les Américains construisent de grands hôpitaux à la fine pointe du progrès à Fort Pepperrell, St. John's, Argentia et Stephenville. L'Aviation royale canadienne (ARC) construit un hôpital à Gander et l'Armée canadienne un hôpital à Botwood pour y soigner le personnel de l'hydrobase. L'Aviation royale canadienne et l'aviation américaine assument la charge de deux hôpitaux à Goose Bay au Labrador.

L'hôpital USNEC à Goose Bay, Labrador
L'hôpital USNEC à Goose Bay, Labrador
L'hôpital est construit par l'aviation américaine pendant la Seconde Guerre mondiale. C'est un organisme de l'aviation américaine, le United States North East Command (USNEC), qui en a la gestion.
Photographe inconnu. Avec la permission des Archives d'histoire maritime (PF-306.798), Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Après la guerre

Ces hôpitaux militaires sont parmi les plus modernes à Terre-Neuve et au Labrador. À la fin de la guerre, les forces armées n'en ont plus besoin. Elles les cèdent au secteur public. Ainsi, la surface du sanatorium du chemin Topsail double avec l'annexion de l'hôpital de l'Aviation royale canadienne. Celle-ci est autorisée à bâtir son hôpital sur un terrain dont le gouvernement est propriétaire et gestionnaire à condition de le rétrocéder au sanatorium (qui doit absolument s'agrandir) à la fin du conflit. Le gouvernement hérite aussi du deuxième hôpital. Rattaché à l'Hôpital général, il est réservé à la médecine orthopédique.

L'hôpital de la base de Fort Pepperell à St. John's, T-N-L.
L'hôpital de la base de Fort Pepperell à St. John's, T-N-L.
Photographe inconnu. Avec la permission des Archives d'histoire maritime (PF-306.253), Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Le centre de santé pour enfants Charles A. Janeway, mieux connu sous le nom de Janeway Children's Hospital, ouvre ses portes en 1966 à Pleasantville. Il occupe les locaux de l'hôpital de Fort Pepperrell. De même, à la fermeture de la base américaine d'Harmon Field à Stephenville en 1966, l'hôpital accueille dorénavant la population civile (bien qu'il le faisait déjà pendant la guerre). Les hôpitaux situés à Gander et Botwood deviennent des pavillons hospitaliers en 1946.

Le paysage socio-culturel, économique et politique de Terre-Neuve et du Labrador évolue pendant la Seconde Guerre mondiale. Les soins de santé aussi. Malgré une pénurie de logements, l'existence de taudis et les maladies vénériennes, les moyens mis en œuvre pour prodiguer des soins aux soldats, aux marins et aux pilotes des bases militaires influencent les services de santé après la guerre. Les hôpitaux militaires, financés par les forces armées et répondant à leurs exigences, en représentent le meilleur exemple. Ils sont remis au gouvernement après la guerre, et deviennent des éléments fondamentaux du système de santé. La capacité d'accueil des hôpitaux de Terre-Neuve et du Labrador dans la deuxième moitié du 20e siècle découle essentiellement des besoins en soins du personnel militaire pendant la guerre.

Le paysage socio-culturel, économique et politique de Terre-Neuve et du Labrador évolue pendant la Seconde Guerre mondiale. Les soins de santé aussi. Malgré une pénurie de logements, l'existence de taudis et les maladies vénériennes, les moyens mis en œuvre pour prodiguer des soins aux soldats, aux marins et aux pilotes des bases militaires influencent les services de santé après la guerre. Les hôpitaux militaires, financés par les forces armées et répondant à leurs exigences, en représentent le meilleur exemple. Ils sont remis au gouvernement après la guerre, et deviennent des éléments fondamentaux du système de santé. La capacité d'accueil des hôpitaux de Terre-Neuve et du Labrador dans la deuxième moitié du 20e siècle découle essentiellement des besoins en soins du personnel militaire pendant la guerre.

Son incidence positive sur la santé se poursuit avec l'amélioration des moyens de transport, notamment en aviation. Le transport aérien favorise l'accès à des services médicaux et à de meilleurs produits alimentaires qui bénéficient à la santé de populations maintenant moins isolées. La guerre lance aussi une période de prospérité qui fait reculer la pauvreté des années 1930 engendrée par la crise économique. La mortalité infantile à Terre-Neuve entre 1939 et 1944 se situe à 93 décès par 1000 naissances alors qu'elle avait atteint 119 décès par 1000 naissances entre 1929 et 1934. Elle reste toutefois supérieure à celle des autres pays du Commonwealth. Le nombre de décès dus à la tuberculose subit aussi une forte baisse, et passe sous la barre des 180 décès par 100 000 habitants pour la première fois depuis qu'on en tient le compte. Dans les années 1930, les cas de mortalité associés à la tuberculose s'élevaient en moyenne à 196, mais régressent à 160 entre 1940 et 1944. La Seconde Guerre mondiale est l'une des périodes les plus sombres de notre histoire, mais elle a galvanisé l'économie de Terre-Neuve et du Labrador et y a légué un meilleur système de santé.

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