La loi et la médecine légale à Terre-Neuve de 1729 à 1815 : seconde étude de cas

La relation complexe entre le témoignage des chirurgiens, le verdict et la déclaration d'innocence est tout à fait évidente dans le procès pour meurtre d'Alexander Cameron, qui avait été accusé d'avoir battu sa femme à mort à St. John's en 1775. Étant donné que personne n'avait été témoin de l'homicide, la poursuite était fondée sur des preuves circonstancielles. Plusieurs témoins ont raconté qu'ils avaient entendu des bruits suspects dans l'appartement de Cameron la nuit où Margaret Cameron a été retrouvée sans vie. William Roy, un voisin, a déclaré que l'accusé criait que sa « femme était morte », ce qui l'a incité à se rendre à l'appartement de Cameron. La femme était inconsciente et gisait sur le sol. Roy a déclaré qu'il avait vu des contusions sur le corps – d'autres témoins sont aussi venus raconter d'autres incidents au cours desquels Cameron avait battu sa femme –, mais seuls les témoignages des chirurgiens établissaient un lien direct entre l'agression et l'homicide. Signé par Thomas Dodd et deux autres chirurgiens, l'examen post mortem indiquait que la victime était « en bonne santé » et que « selon leur point de vue, les coups qu'elle avait reçus à la poitrine, à l'abdomen et aux cuisses étaient la cause immédiate de la mort » (Bannister, 1998, p. 123). [Traduction libre]

Cruauté dans la perfection, s.d.
Cruauté dans la perfection, s.d.
Gravure de John Romney, d'après l'œuvre originale de William Hogarth (1697-1764) intitulée Les quatre étapes de la cruauté. Cruauté dans la perfection. [Traduction libre] Tirée de J. Trusler, E. F. Roberts et James Hannay, éds, The Complete Works of William Hogarth: in a series of one hundred and fifty steel engravings on steel, from the original pictures. Essai de présentation de James Hannay et composition typographique de J. Trusler et E. F. Roberts (Londres : London Printing and Pub. Co., 18--), p. 134.

Curieusement, la cour n'a pas soumis les chirurgiens à un contre-interrogatoire. Étant donné que la victime ne souffrait d'aucune maladie connue, les conclusions de l'examen post mortem n'étaient peut-être pas considérées comme un point discutable. L'absence de toute discussion à propos de la preuve médicale pourrait néanmoins être expliquée par le fait que Thomas Dodd était juge pendant le procès de Cameron. Contrairement à D'Ewes Coke, qui n'avait aucune affiliation avec les chirurgiens interrogés durant le procès, Dodd était évidemment en mauvaise posture pour remettre en cause sa propre expertise médicale. La défense de Cameron reposant essentiellement sur son statut social jusque-là respectable, le jury l'a déclaré coupable de meurtre. Dans leur rapport, les juges recommandaient que l'accusé soit gracié en raison des doutes subsistant quant à son intention réelle de tuer sa femme et, peut-être plus important encore, de « la bonne réputation de Cameron ». Même si la condamnation reposait sur les conclusions de l'examen post mortem, ni les juges ni le gouverneur n'ont émis de commentaires à ce sujet dans leurs ordonnances et Cameron a reçu un pardon absolu. À cette époque, les procédures relatives à la violence faite aux femmes incitaient incontestablement la magistrature et le gouvernement à innocenter l'accusé.

Le témoignage des chirurgiens pouvait aussi être favorable à l'inculpé. Dans le procès de Thomas Crew pour le meurtre de Darby Reardon, un domestique qui était au service de l'accusé, le rapport post mortem s'est avéré crucial pour la défense. Crew était accusé d'avoir battu Reardon à mort en janvier 1779 à Trinity. Six hommes, qui avaient été témoins de l'homicide, avaient fait des dépositions devant un magistrat suppléant de la marine et deux magistrats et avaient témoigné à la cour d'assises de St. John's. Les faits établis relatifs à l'homicide n'ont pas été contestés : les deux hommes se sont querellés au bord de l'eau et se sont battus avec des bâtons. Reardon est tombé dans un trou du quai et il était déjà mort quand on l'a sorti de l'eau. Crew avait frappé Reardon à la tête juste avant qu'il ne tombe à l'eau et il avait ensuite demandé l'aide de deux chirurgiens pour tenter de le sauver. La question soumise au tribunal visait à déterminer si les blessures infligées par l'accusé étaient la cause directe de la mort de Reardon ou si ce dernier s'était noyé sous le quai avant qu'on ait pu le secourir. Après avoir entendu ce témoignage, la cour s'est tournée vers le rapport post mortem rédigé par trois chirurgiens de Trinity – D'Ewes Coke, John Clinch et John Mills – à la requête du commandant de la marine qui supervisait l'enquête pour homicide.

Dans le cas présent, l'examen post mortem a porté une attention particulière aux blessures apparentes à la tête. Les chirurgiens ont trouvé à l'arrière du crâne une « petite plaie contuse » ayant pénétré le cuir chevelu. Leur rapport indiquait qu'ils « n'avaient pu trouver sur le crâne la moindre blessure ou marque de violence » et, par conséquent, ils ont conclu que les blessures infligées par Crew n'étaient pas la cause directe de l'homicide (Bannister, 1998, p. 123). Les coups à la tête auraient pu rendre Reardon inconscient et causer ainsi sa noyade ou encore causer une hémorragie sous-durale mais les chirurgiens n'ont pas cherché à trouver des dommages intracrânien ou des indices de noyade. Plusieurs questions importantes – à savoir notamment si la victime avait montré des signes de vie pendant la tentative de sauvetage – ont été laissées sans réponse malgré la présence en cour de témoins importants. Les chirurgiens n'ont fourni aucun témoignage ni subi un contre-interrogatoire, probablement parce que l'un d'eux, D'Ewes Coke, était aussi un magistrat et qu'il était peu probable que son autorité soit remise en cause en plein tribunal. Le rapport post mortem était en fait essentiel à la défense de Crew, qui a conclu son témoignage en demandant à la cour de considérer :

« [Que] tenant compte de l'examen consciencieux du corps effectué par les chirurgiens à la requête du capitaine Durell et du fait que la mort dudit Reardon n'a pu être causée par la simple contusion sur la partie postérieure de sa tête… laquelle je n'aurais certainement pu lui avoir infligée, alors, Monsieur le juge, je remets mon sort entre les mains de Notre-Seigneur Jésus-Christ et celles de votre jugement impartial. » (Bannister, 1998, p. 124) [Traduction libre]

Le témoignage des chirurgiens a joué un rôle majeur lors de ces deux procès. En réalité, les faits qui n'ont pas été mis en lumière par ces derniers étaient aussi importants que leur témoignage : ils ont manifestement fait preuve de réserve en tant que médecins praticiens et magistrats civils. Leur silence relatif pendant les procès de Cameron et Crew laisse croire que les doutes potentiels concernant les témoignages post mortem n'ont pas été présentés au jury. La preuve médicale pouvait servir à obtenir la condamnation de l'accusé ou encore à soulever des doutes raisonnables quant à une éventuelle préméditation. Dans tous les cas, le verdict du jury a été conforme aux conclusions du rapport post mortem.

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