La loi et la médecine légale à Terre-Neuve de 1729 à 1815 : première étude de cas

Le rôle des chirurgiens dans l'établissement du lien de causalité en cas de maladies d'origine naturelle et de blessures causées par des actes de violence a été clairement démontré lors du procès d'Ann Coffin en 1752. Inculpée pour le meurtre de sa domestique Mildred Bevill, Coffin était accusée de l'avoir battue à plusieurs reprises à l'aide d'un bâton, d'un tisonnier et de pinces. Le procès s'est ouvert avec trois déposition qui exposaient en détail la façon dont Coffin avait brutalement maltraité la victime, qui était alors tombée malade pour mourir trois semaines plus tard. La cour a ensuite entendu le rapport de l'examen post mortem effectué à St. John's le jour de l'homicide. Il contenait notamment la description de trois contusions aux épaules et à l'abdomen, lesquelles étaient trop petites pour avoir causé la mort de Bevill selon les chirurgiens. John Monier, un des chirurgiens en chef, a déclaré qu'on lui avait demandé de voir la défunte plusieurs semaines avant l'homicide parce qu'on la soupçonnait d'être enceinte. Il avait alors remarqué quelques ecchymoses sur son corps. Monier a de nouveau traité Bevill peu avant sa mort pour une fièvre et une hydropisie qu'il avait jugé être en phase terminale. Il a dit à la cour que les infirmières qui l'avaient accompagnée avaient observé une infection intestinale qui était probablement à l'origine de la fièvre.

Le reste de la preuve présentée rejetait les conclusions du rapport post mortem et de Monier. Les jurés avaient pu voir le corps, et leur conclusion – selon laquelle Bevill était morte de ses blessures et de ses contusions – avait été inscrite dans acte d'accusation. Après avoir pris connaissance du témoignage de Monier, la cour a entendu la déposition de John Hendrick, un autre chirurgien qui avait soigné la défunte sans avoir toutefois assisté à l'examen post mortem. À la demande de Coffin, il avait lui aussi examiné Bevill et observé qu'elle avait un bras cassé et des symptômes d'hydropisie. Le jour suivant, Margaret Ridley, une sage-femme, avait constaté que Bevill n'était pas enceinte. Elle a confirmé le diagnostic de Hendrick et demandé à Bevill si elle avait été battue. La déposition de Ridley relatait des agressions dont des coups assénés à l'aide de pinces en fer et de planches de bois, ainsi que des périodes d'isolement forcé et de privation de nourriture. Les déclarations des deux témoins corroboraient le témoignage de Ridley, et un troisième témoin est venu déclarer que Bevill, sur son lit de mort, avait tenu Coffin responsable de sa maladie.

Dispute entre médecins, s.d.
Dispute entre médecins, s.d.
Gravure de George Presbury, d'après l'œuvre originale de William Hogarth (1697-1764) intitulée La carrière d'une prostituée. Elle expire pendant que les médecins se disputent. [Traduction libre] Tirée de J. Trusler, E. F. Roberts et James Hannay, éds, The Complete Works of William Hogarth: in a series of one hundred and fifty steel engravings on steel, from the original pictures. Essai de présentation de James Hannay et composition typographique de J. Trusler et E. F. Roberts (Londres: London Printing and Pub. Co., 18--), p. 112.

Les arguments contre Coffin n'étaient toutefois pas suffisamment solides pour invalider le rapport post mortem des chirurgiens. L'accusation était fondée en grande partie sur la preuve circonstancielle et la preuve par ouï-dire. On savait que Coffin avait gravement battu sa servante, mais la cour n'a entendu aucune preuve indiquant qu'une agression particulière était à l'origine de la maladie fatale. Les dépositions contenaient aussi plusieurs mentions à propos d'une agression sexuelle subie par la victime avant sa maladie, laquelle aurait pu provoquer de graves lésions abdominales. Bien que Hendrick et Ridley aient tous deux décrit les blessures de Bevill, aucun n'avait affirmé que la mort avait été provoquée par les coups reçus. Seul le rapport des jurés inclus dans l'acte d'accusation établissait un lien direct entre les coups et le meurtre, mais il n'était pas assez étoffé pour rejeter la preuve post mortem et le témoignage de Monier : Coffin a donc été acquittée. Malgré un réquisitoire qui comportait des témoignages préjudiciables, l'enquête favorable des jurés et un témoignage touchant relatant les dernières paroles de la défunte au moment de sa mort, le jury hésitait à réfuter l'autorité médicale des chirurgiens.

De la même façon, lors du procès pour meurtre de John Delaney en 1786, le jury devait aussi décider si c'était la maladie ou l'agression qui avait causé la mort de sa femme. Une fois de plus, le jury a respecté la preuve médicale, mais dans le cas présent les chirurgiens ont déclaré que la victime avait perdu la vie après avoir subi des coups violents. Delaney était accusé d'avoir battu sa femme, morte à la suite « de contusions et de coups mortels » à Harbour Grace après que sa santé se soit étiolée pendant trois semaines. Le procès s'est ouvert avec la déposition de deux témoins qui ont décrit un conflit survenu entre Delaney et sa femme, mais ils n'étaient toutefois pas présents au moment de l'agression. Peter Le Breton, le chirurgien qui avait soigné Ann Delaney, a ensuite témoigné en racontant que la nuit de l'agression présumée, il avait entendu des cris provenant de la maison des Delaney et avait alerté Patrick Phelan, un prêtre catholique. Les deux sont intervenus et ont conseillé à madame Delaney de se réfugier chez un voisin, où elle est demeurée jusqu'à sa mort. Le Breton a dit à la cour que deux jours après l'incident, il avait été appelé pour soigner la défunte pour des douleurs sévères à l'estomac et qu'il lui avait prescrit divers médicaments qui n'avaient pas eu l'effet escompté. Ann Delaney s'est aussi plainte d'avoir des blessures à la poitrine et à la gorge causées par les coups, et il a remarqué une marque de violence sur sa gorge. Lors du contre-interrogatoire, John Delaney a demandé si la patiente avait déjà souffert de problèmes similaires longtemps avant sa maladie. Le Breton a répliqué qu'il avait soigné Mme Delaney pour une contusion thoracique par le passé et que la défunte lui avait alors confié en présence de son mari que celle-ci était le résultat d'une blessure que ce dernier lui avait infligée peu de temps auparavant.

Les juges ont aussi contre-interrogé Le Breton à propos de l'examen post mortem. Ce dernier a affirmé qu'il avait observé des marques extérieures de violence concordant avec les troubles intestinaux de la défunte. Le rapport post mortem préparé par Le Breton et deux autres chirurgiens à la demande du coroner de Harbour Grace a ensuite été lu à cour. Il décrivait en détail les problèmes observés à l'abdomen et concluait que la grave dégénérescence des organes abdominaux était due à une importante contusion. Johnston Burrows, un des chirurgiens en chef, a été soumis à un interrogatoire serré par la cour :

Question : Croyez-vous que l'état des intestins pourrait résulter d'une blessure externe plutôt que d'une maladie ?

Réponse : Cet état peut avoir été causé par la maladie, mais il y avait une certaine apparence de blessure dans les tégument et il y avait aussi une marque de couleur noire sur la défunte sur son côté droit.

Question : Croyez-vous que l'état dans lequel se trouvait madame Delaney quand elle a été soignée par docteur Le Breton avant son décès et tel qu'on l'a dépeint à la cour pourrait être à l'origine de l'état morbide des intestins que vous et d'autres chirurgiens avez décrit dans votre rapport au coroner ?

Réponse : Je crois que l'état morbide des intestins pourrait avoir été causé par la maladie, mais il y avait des marques extérieures de violence. (Bannister, 1998, p. 119-20)

Après le témoignage des chirurgiens, un dernier témoin a rapporté que, sur son lit de mort, Ann Delaney avait tenu son mari responsable de sa mort. En guise de défense, John Delaney a soutenu que l'état de la défunte était simplement dû au retour « d'une de ses vieilles lubies » suscitées par son caractère instable.

Avant que le jury ne se retire, la cour a soulevé de nouveau de sérieux doutes au sujet de la preuve médicale. Le réquisitoire du juge a incité les jurés à revoir attentivement le témoignage de Le Breton. Il rappelait entre autres que ce dernier avait vu peu de marques de violence, voire aucune, sur le corps de la défunte au moment de soigner ses symptômes, lesquels étaient apparemment sans lien avec l'agression. Les juges soutenaient que les médicaments puissants, associés à une maladie de longue durée, avaient suffi à rendre les intestins tels qu'ils étaient au moment de l'examen post mortem effectué par les chirurgiens. Les directives du juge insistaient aussi sur d'autres éléments, notamment le caractère « frivole » de la défunte, et mentionnait que personne n'avait vu l'accusé battre la victime « d'une façon qui aurait pu causer sa mort » la nuit de l'agression présumée. Malgré ces instructions, le jury a déclaré John Delaney coupable de meurtre.

Exécution à Tyburn, s.d.
Exécution à Tyburn, s.d.
Gravure de Edward Smith, d'après l'œuvre originale de William Hogarth (1697-1764) intitulée Le zèle et la paresse. L'apprenti paresseux exécuté à Tyburn. [Traduction libre] Tirée de J. Trusler, E. F. Roberts et James Hannay, éds, The Complete Works of William Hogarth: in a series of one hundred and fifty steel engravings on steel, from the original pictures. Essai de présentation de James Hannay et composition typographique de J. Trusler et E. F. Roberts (Londres: London Printing and Pub. Co., 18--), p. 77.

Comme dans le cas du procès Coffin, le jury a rendu un verdict en harmonie avec la nature du témoignage des chirurgiens. Dans le cas présent, les juges ont été incapables de soulever un doute raisonnable quant à la preuve médicale même s'ils croyaient que la déclaration de la victime sur son lit de mort avait grandement influencé le jury. Les juges ont déclaré au gouverneur qu'aucune « preuve positive et matérielle » n'avait pu démontrer que la mort avait été provoquée par les coups. Le gouverneur Elliott partageait cet avis; il a accordé un sursis à Delaney et a recommandé qu'il soit entièrement gracié. Elliott est même allé jusqu'à émettre l'hypothèse que « la pauvre femme avait été victime de soins médicaux inadéquats plutôt que de la maltraitance que lui avait fait subir son mari ». Par conséquent, les pressions provenant de l'intérieur et de l'extérieur de la salle d'audience – particulièrement la façon dont on traitait la violence faite aux femmes à cette époque – ont déterminé la manière dont le témoignage des chirurgiens a influencé le verdict et la peine. La preuve médicale n'a pas convaincu les juges, mais elle a apparemment influencé les jurés, qui étaient disposés à faire preuve d'une indépendance remarquable. Néanmoins, étant donné qu'il détenait le droit de grâce, le gouvernement a fini par avoir le dernier mot.

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