La prohibition à Terre-Neuve-et-Labrador, 1917-1924

À Terre-Neuve-et-Labrador, la prohibition a interdit les boissons alcooliques dans tout le dominion de 1917 à 1924. Ces mesures d'interdiction ont été adoptées dans la foulée d'un mouvement de tempérance international visant à limiter, voire à éliminer la consommation d'alcool. Les adeptes de ce mouvement affirmaient que l'alcool était responsable de nombreux problèmes de société dont la violence conjugale, le chômage et la pauvreté.

La prohibition à Terre-Neuve-et-Labrador
La prohibition à Terre-Neuve-et-Labrador
À Terre-Neuve-et-Labrador, la prohibition est née d'un mouvement de tempérance international.
Avec la permission de la Bibliothèque du Congrès, Division des estampes et des photographies, Washington, D.C. (LC-DIG-pga-10163)

Le mouvement de tempérance a gagné du terrain à Terre-Neuve-et-Labrador au cours de la seconde moitié du 19e siècle. Plusieurs groupes en étaient les promoteurs dont les Fils et les filles de la tempérance, la Total Abstinence and Benefit Society et la Ligue de tempérance de Terre-Neuve.

En réponse aux pressions croissantes en faveur de la prohibition, le gouvernement de Terre-Neuve a adopté une Loi de tempérance en 1871. Cette loi permettait aux circonscriptions électorales de tenir un référendum d'option local sur une éventuelle interdiction de l'alcool à l'intérieur de leurs limites. Le référendum d'option local permettait aux électeurs d'une circonscription électorale donnée de décider si leur région allait adopter une politique particulière, notamment la prohibition.

En vertu de la Loi de tempérance de 1871, l'alcool allait être interdit si les deux tiers de tous les électeurs admissibles de la circonscription votaient en faveur de la prohibition. Si les mesures d'interdiction étaient adoptées, elles seraient uniquement en vigueur dans la circonscription ayant voté en faveur de la prohibition et non pas sur tout le territoire de Terre-Neuve-et-Labrador.

Les référendums d'option locaux ont révélé un soutien écrasant en faveur de la prohibition. En 1915, presque toutes les régions de l'île à l'extérieur de St. John's ont voté en sa faveur. Les partisans de la tempérance soutenaient qu'il était temps que le gouvernement interdise l'alcool dans tout le dominion. Ils ont fait deux grandes manifestations dans les rues de St. John's le 20 avril 1915. L'Union chrétienne des femmes pour la tempérance a organisé une marche pendant la journée tandis que l'Armée du salut a tenu un événement pendant la soirée. Plus de 3500 personnes ont participé à ces deux rassemblements.

The St. John's Daily Star, 20 avril 1915
Une annonce invitant les gens à assister à un rassemblement pour la tempérance
The St. John's Daily Star, 20 avril 1915

Le lendemain, le premier ministre Edward Morris a annoncé à la Chambre d'assemblée que le gouvernement allait organiser un plébiscite demandant aux électeurs s'ils étaient en faveur de la prohibition pour l'ensemble du dominion. La date du plébiscite a été fixée au 4 novembre, soit environ six mois plus tard.

Le plébiscite sur la prohibition de 1915

La question posée aux électeurs le 4 novembre 1915 était la suivante : « Êtes-vous d'accord pour interdire l'importation, la fabrication et la vente de spiritueux, de vin, de bière, de cidre et de toute autre boisson alcoolique ? » Un oui était un vote en faveur de la prohibition.

Deux conditions devaient être réunies pour que la prohibition soit adoptée : la majorité des suffrages exprimés devait être en faveur, et cette majorité devait aussi équivaloir à au moins 40 pour cent de tous les électeurs inscrits, et ce, peu importe le nombre de personnes ayant voté.

Annonce incitant à voter pour la prohibition
Annonce incitant à voter pour la prohibition
The St. John's Daily Star, 4 novembre 1915

En 1915, les électeurs admissibles étaient les hommes âgés de 21 ans et plus vivant sur l'île de Terre-Neuve. Les femmes n'avaient pas le droit de vote. Ni les Labradoriens, même si le résultat du plébiscite devait s'appliquer à tout le territoire de Terre-Neuve-et-Labrador.

Finalement, moins de la moitié de tous les électeurs inscrits ont participé au plébiscite du 4 novembre. Toutefois, une majorité écrasante d'entre eux a voté oui. Le 26 novembre, le St. John's Daily Star a rapporté que 24 977 votes exprimés sur 30 324 étaient en faveur de la prohibition. Ce nombre représentait 40,6 pour cent de tous les électeurs admissibles du dominion. Le sixième d'un point de pourcentage en faveur de la prohibition correspondait à 385 votes.

Il était prévu que la prohibition entrerait en vigueur le 1er janvier 1917. Morris a expliqué que la période de 13 mois séparant le vote sur la prohibition de la mise en œuvre des mesures était nécessaire afin d'« allouer suffisamment de temps à ceux qui étaient impliqués dans ce commerce de se débarrasser des stocks qu'ils avaient sous la main et de trouver un autre emploi ». Ce délai allait aussi donner au gouvernement le temps de se préparer au changement.

Terre-Neuve était loin d'être le seul territoire en faveur de la prohibition. L'interdiction d'alcool est aussi entrée en vigueur dans une grande partie de l'Amérique du Nord. En 1916, plusieurs provinces canadiennes ont été soumises à la prohibition, notamment l'île du Prince-Édouard, le Manitoba, la Nouvelle-Écosse, l'Alberta et l'Ontario. En 1919, la Saskatchewan, le Nouveau-Brunswick, la Colombie-Britannique, le Yukon et le Québec ont aussi interdit l'alcool. Aux États-Unis, la prohibition est entrée en vigueur en 1920.

Un dominion au régime « sec »

Le 1er janvier 1917, Terre-Neuve-et-Labrador est devenu un dominion « sec ». Les tavernes ont fermé leurs portes et les boissons contenant 2 % ou plus d'alcool sont devenues illégales. Il existait toutefois certaines exceptions. L'alcool pouvait être utilisé à des fins religieuses, notamment pour le sacrement de l'eucharistie, et les médecins pouvaient en prescrire à des fins médicales. Quiconque était pris en possession d'alcool pouvait recevoir une amende de 100 à 500 $ ou être condamné jusqu'à trois mois de prison.

Des articles de journaux ont rapporté que la prohibition avait d'abord entraîné une baisse de la criminalité. Néanmoins, il est vite devenu évident que la nouvelle loi était souvent bafouée et que beaucoup de gens buvaient illégalement. Ils avaient recours à quatre stratégies principales pour se procurer de l'alcool.

La première était les médicaments brevetés. Connus familièrement sous le nom de dope, il s'agissait de produits en vente libre contenant de faibles quantités d'alcool, par exemple des antitussifs, produits capillaires, suppléments alimentaires et arômes alimentaires. Parmi les produits populaires à Terre-Neuve-et-Labrador, il y avait l'élixir pour les bronches Brown's, un supplément vitaminique connu sous le nom de Beef, Iron and Wine, et diverses substances aromatisantes dont l'extrait de vanille et l'essence de citron.

Armours Beef Iron Wine
Armours Beef Iron Wine (boeuf, fer et vin)
The Evening Telegram, 18 avril 1907

La Force constabulaire royale de Terre-Neuve a rapporté que les médicaments brevetés étaient une préoccupation grandissante. En 1919, la police a arrêté 228 personnes pour ivresse et trouble à l'ordre public; 160 de ces cas impliquaient l'usage de dope. Un an plus tard, le nombre d'arrestations a atteint 276 parmi lesquelles 198 étaient liées aux médicaments brevetés. Pendant ces deux années, la dope était en cause dans environ 70 pour cent des arrestations liées à la consommation d'alcool.

Une deuxième façon de contrevenir aux mesures de prohibition consistait à fabriquer son propre alcool à l'aide d'alambics illégaux permettant de condenser des boissons ayant un faible taux d'alcool dans des boissons plus fortes. Connus sous le nom de moonshines, ces alcools de contrebande contrevenaient à la Loi sur la prohibition en plus de présenter de graves risques pour la santé. Ces dangers ont été compilés dans un rapport de la commission royale d'enquête chargée de faire la lumière sur l'efficience de la prohibition à Terre-Neuve-et-Labrador :

« L'huile de fusel, présente dans l'alcool de contrebande, a un effet toxique certain, est néfaste pour les centres nerveux, cause parfois de la cécité et, dans le cas des femmes et des enfants, les effets pourraient être plus prononcés et tout particulièrement chez l'enfant. Elle pourrait certainement avoir de mauvais effets sur la progéniture de ceux qui en sont dépendants. »

Les commissaires ont noté que l'alcool de contrebande et la dope entraînaient également une hausse de la violence :

« En comparant les chiffres de 1916 et 1920, on remarque une autre réalité épouvantable. En 1916, moins du tiers de ceux qui ont été arrêtés avaient troublé l'ordre public. En 1920, environ la moitié de ceux qui ont été appréhendés avaient troublé l'ordre public. Cela démontre clairement que l'usage de dope ou d'alcool de contrebande contribue davantage à troubler l'ordre public que les alcools ordinaires. »

Le commerce illicite d'alcool était la troisième stratégie utilisée pour approvisionner le marché clandestin en alcool. Pendant la prohibition, de grandes quantités de rhum et de whisky en provenance de l'île de Saint-Pierre ont été introduites en contrebande à Terre-Neuve. Les commissaires ont déclaré que le problème était si important que la police locale était incapable de faire face à la situation.

« Vos commissaires sont d'avis que pour lutter efficacement contre ce problème, il faut augmenter le nombre de détectives. Leur nombre actuel est trop insuffisant pour assurer la vigilance constante nécessaire à la lutte contre la contrebande d'alcool. Des récompenses spéciales pourraient être remises aux policiers et aux agents des douanes pour les encourager à redoubler de vigilance. »

Une quatrième méthode pour avoir de l'alcool consistait à obtenir des ordonnances médicales connues familièrement sous le nom de scripts à l'époque. Les médecins étaient autorisés à prescrire de l'alcool à des fins médicales pendant la prohibition; chaque ordonnance prescrite pouvait leur rapporter de 1 à 2 $.

Article sur les ordonnances prescrivant de l'alcool
Article sur les ordonnances prescrivant de l'alcool
The Evening Advocate, 7 juillet 1917

La distribution de scripts a augmenté pendant la prohibition. Par ailleurs, la commission chargée d'enquêter sur la prohibition a découvert qu'une grande partie de l'alcool obtenu grâce aux ordonnances était utilisée à des fins récréatives plutôt que médicales.

« Même si vos commissaires répugnent à proposer des ‘règlements' qui interviendraient indûment avec l'exercice du pouvoir discrétionnaire des médecins praticiens qui prescrivent en toute bonne foi des ‘alcools' à des fins médicales, ils considèrent qu'il est nécessaire de veiller sérieusement à mettre fin à la distribution incontrôlée d'ordonnances. »

Un appel au changement

De plus en plus de gens ont bientôt estimé que la prohibition était un échec. Des critiques alléguaient que la police n'avait pas suffisamment de ressources pour faire respecter la prohibition et que ces mesures politiques avaient créé plus de problèmes qu'elles n'en avaient réglé. Il était encore assez facile de se procurer de l'alcool, la contrebande et les alambics illégaux gagnaient en popularité et on notait une augmentation des maladies liées à l'usage d'alcool de contrebande et aux autres alcools de fabrication clandestine.

Même s'il semblait facile d'identifier les problèmes découlant de la prohibition, de nombreux débats tentaient de trouver des solutions pour régler la situation. En 1920, deux groupes adverses ont adressé des pétitions au gouvernement. L'un d'eux réclamait une forme de prohibition plus sévère; l'autre demandait une levée partielle de l'interdiction d'alcool. En guise de réponse, le nouveau premier ministre de Terre-Neuve-et-Labrador, Richard Squires, a créé une commission royale d'enquête sur la prohibition en août 1920.

Les commissaires ont présenté leur rapport en mai 1921. Pour l'essentiel, ils se sont montrés critiques envers la prohibition et ont demandé de lever l'interdiction dont l'alcool était l'objet. Pour prévenir la fabrication illicite d'alcool, les commissaires ont recommandé que les règlements relatifs à l'alcool de contrebande et au commerce clandestin d'alcool soient plus sévères et que la vente d'alcool soit désormais sous la responsabilité du gouvernement grâce à la création d'une régie des alcools.

Ce n'est qu'en 1924 qu'on a donné suite aux recommandations du rapport lorsque le gouvernement nouvellement élu dirigé par Walter Monroe a mis fin à la prohibition. Le gouvernement Monroe a aussi créé la Board of Liquor Control dans le but de superviser la production et la vente des boissons alcooliques. Cette société a été le précurseur de la société aujourd'hui connue sous le nom de Newfoundland and Labrador Liquor Corporation.

English version

Vidéo: Prohibition in Newfoundland and Labrador: 1917-1924 (en anglais)