Le mouvement de réforme

Les partisans de la réforme visent principalement l'établissement d'un gouvernement représentatif pour Terre-Neuve et le Labrador. Ce mouvement prend de l'ampleur au cours des premières décennies du 19e siècle, une époque de transformations sociales, économiques et politiques dans la colonie. Même si le nombre d'habitants permanents ne cesse d'augmenter, il n'existe pas d'assemblée élue pour représenter leurs intérêts. Ce sont des gouverneurs nommés par la Grande-Bretagne qui administrent la colonie. Ceux-ci choisissent ensuite les juges et les autres agents publics chargés de faire respecter la loi et de rendre justice.

William Carson (1770-1843), s.d.
William Carson (1770-1843), s.d.
William Carson occupe une place prépondérante dans le mouvement de réforme qui s'amorce à Terre-Neuve et au Labrador dans les premières décennies du 19e siècle.
Artiste inconnu. Avec la permission des archives (A 23-91), The Rooms, St. John's, T.-N.-L.

Pour certains citoyens, le modèle d'administration en cours ne convient plus à une société en pleine évolution. Ils exigent une plus grande participation dans la gouvernance de la colonie et réclament la constitution d'une assemblée locale élue par la population. Le mouvement progresse au cours des trois premières décennies du 19e siècle. En 1832, la Grande-Bretagne accorde enfin à la colonie le droit à un gouvernement représentatif.

Un mécontentement croissant

Au mois de mai 1811, la Grande-Bretagne adopte une loi imposant des droits de location sur les installations de pêche autrefois gratuites de St. John's. Un mouvement de réforme naît peu après. Les marchands locaux ne sont pas les seuls à protester. Tous les intéressés en discutent lors d'une assemblée qui se tient en novembre de cette année-là. Pour plusieurs, le gouvernement n'a moralement pas le droit de s'emparer de biens publics sans une consultation préalable de la population. Les citoyens estiment aussi qu'ils doivent avoir leur mot à dire sur la façon dont l'argent recueilli est dépensé.

De nombreux participants demandent la mise sur pied d'un conseil de surveillance local qui veillera à l'attribution judicieuse et utile de ces sommes d'argent dans la colonie. Parmi eux, un médecin écossais, William Carson, arrivé dans l'île au début du 19e siècle, devient le porte-parole du mouvement de réforme politique. D'ailleurs, il publie le premier dépliant de propagande politique de l'île peu de temps après cette première assemblée. Il y dénonce le caractère abusif de l'administration de la marine. Il déclare aussi qu'on ne peut attendre d'un commandant de la marine habitué à se faire obéir qu'il accepte la moindre contestation à sa volonté, que ses ordres soient ou non arbitraires. Le Dr Carson publie un deuxième dépliant en 1813 incitant à la nomination d'un gouverneur local et à la constitution d'un sénat et d'une Chambre d'assemblée.

En 1815, la récession qui frappe la colonie dans les années d'après-guerre renforce l'appui au mouvement de réforme. Le mécontentement se généralise envers l'administration de la marine. La reprise en main du commerce du poisson par la France et d'autres pays à la fin des guerres napoléoniennes (1803-1815) entraîne une surabondance de morue sur les marchés internationaux. Inévitablement, les prix s'effondrent, car la concurrence est féroce. Les profits touchés par la colonie disparaissent. Les terribles hivers qui se succèdent de 1815 à 1817 amplifient des conditions de vie déjà misérables. S'y ajoutent des incendies qui ravagent St. John's à l'hiver 1817, et laissent des milliers de gens sans toit. Au printemps, les chasseurs de phoques de l'île restent à quai en raison des risques que présente la glace. Des familles déjà très pauvres se voient ainsi privées d'un revenu d'appoint essentiel.

Selon certains citoyens, le gouvernement ne prend pas toutes les mesures nécessaires pour venir en aide aux personnes dans le besoin. Ils s'interrogent sur ses compétences administratives en ces temps économiques difficiles. William Carson et d'autres partisans de la réforme évoquent la nécessité de constituer un gouvernement permanent, habilité à adopter des lois pertinentes à la colonie. En 1817, la Grande-Bretagne réplique en étalant sur une année entière le mandat du gouverneur, mais ne modifie en rien ses fonctions.

Le cas Lundrigan-Butler

Le mouvement mise d'abord sur une réforme politique. Toutefois, en 1820, un mouvement de réforme du système judiciaire s'y greffe lorsque des décisions judiciaires contre deux pêcheurs de la baie de la Conception déclenchent dans la population un vent de colère contre les tribunaux subrogés (auxiliaires). Lorsque James Lundrigan et Philip Butler ne se présentent pas en cour après leur assignation à comparaître pour dettes envers des marchands, des juges subrogés les condamnent à être fouettés en public et expulsés de leur logis. Bien que de telles affaires ne soient pas rares au 19e siècle dans la colonie, aucun condamné n'avait subi auparavant le châtiment du fouet en public. Contrairement à d'autres pêcheurs cependant, les femmes de ces deux hommes tiennent tête aux fonctionnaires de justice et menacent de leur faire un mauvais parti s'ils tentent de saisir leur propriété ou de leur remettre une ordonnance judiciaire. De nombreux gens à Terre-Neuve et au Labrador jugent les peines imposées excessives et demandent une révision du système judiciaire.

Le mécontentement soulevé par l'affaire Lundrigan-Butler permet au mouvement de réforme d'amasser de nouveaux appuis au sein d'une population insatisfaite. Les partisans de la réforme déclarent dépassés l'administration de la marine et le système judiciaire, car ils n'ont pas suivi l'évolution de la société et sont donc incapables de remplir leur mandat. Ils réclament l'abolition des tribunaux subrogés, l'instauration de tribunaux civils, et des juges dûment formés en droit.

Les procès de James Lundrigan et de Philip Butler intensifient le soutien des citoyens au mouvement de réforme. Les deux accusés sont des Irlandais catholiques. Leur cause pousse l'importante communauté irlandaise de l'île et d'éminents citoyens catholiques à se mobiliser pour réclamer une réforme du système judiciaire. Un bon nombre de villages côtiers voisins de St. John's appuient aussi la réforme, notamment Carbonear, Brigus, Port de Grave et Old Perlican.

Le marchand irlandais Patrick Morris s'associe à William Carson comme porte-parole du mouvement. Les partisans de la réforme envoient une pétition au parlement britannique en 1821. Ils protestent contre le manque d'équité du système judiciaire et soulignent l'importance d'avoir une assemblée élue. La Grande-Bretagne refuse d'accorder à la colonie sa propre assemblée législative, mais promulgue en 1824 la Loi sur les tribunaux judiciaires qui supprime les tribunaux subrogés. Les défenseurs de la réforme savourent cette première victoire. Le gouvernement britannique attribue officiellement à Terre-Neuve et au Labrador le statut de colonie en 1825 et nomme au poste de premier gouverneur civil sir Thomas Cochrane.

Patrick Morris (1789-1849), s.d.
Patrick Morris (1789-1849), s.d.
Le marchand irlandais Patrick Morris est l'un des principaux partisans de la réforme pendant les années 1820 et 1830.
Artiste inconnu. Avec la permission des archives (C 1-97), The Rooms, St. John's, T.-N.-L.

Malgré ce succès, le mouvement de réforme poursuit ses efforts pour obtenir une assemblée élue. Deux éléments se révèlent fondamentaux dans cette campagne, soit la presse à imprimer qui apparait en premier sur l'île au début du 19e siècle et la parution des premiers journaux. Cette tribune publique permet aux résidents de scruter et de débattre du fonctionnement de l'administration de la marine. Les journaux locaux publient des lettres de citoyens sur les avantages et les inconvénients d'une réforme politique. Pour leur part, William Carson et des membres du mouvement font circuler des dépliants de propagande politique pour le mouvement.

L'appui des marchands

Si les marchands soutiennent une réforme du système judiciaire, ils en rejettent la contrepartie politique, car ils craignent l'intervention inopportune d'une assemblée législative locale en matière de droits commerciaux et immobiliers. Pourtant, ils font volte-face en 1828 lorsque l'administration de la marine propose d'imposer des droits d'importation. Ils redoutent une baisse de leurs profits. Sous la conduite de la Chambre de commerce de la colonie, bon nombre de marchands très influents déclarent ouvertement leur opposition à cette taxe et offrent leur appui au mouvement de réforme politique.

Les partisans de la réforme maintiennent que l'imposition de ces droits constitue une taxation sans représentation. Tous, protestants, catholiques, pêcheurs, marchands, de fait la population en général, font corps avec le mouvement. Une deuxième pétition est expédiée au parlement britannique en 1828. Elle affirme le droit des colons à un gouvernement autonome, car ils possèdent les moyens financiers de soutenir leur propre assemblée législative.

Le mouvement de réforme profite d'une nouvelle orientation politique du gouvernement de Londres. En 1830, le Parti libéral (Whig) remplace au pouvoir le Parti conservateur (Tory) à la Chambre des communes. Le Parti libéral, avec à sa tête le premier ministre Charles Grey, se montre plus favorable à une réforme politique que son prédécesseur. La pêche migratoire (saisonnière) n'étant plus aussi rentable, Londres comprend qu'en accordant l'autonomie gouvernementale à la colonie, le gouvernement anglais diminuerait considérablement son engagement financier envers elle.

Le premier ministre Charles Grey, vers 1828
Le premier ministre Charles Grey, vers 1828
En 1830, le Parti libéral (Whig) remplace le Parti conservateur (Tory) à la Chambre des communes en Angleterre. Le Parti libéral, avec à sa tête le premier ministre Charles Grey, se montre plus favorable que son prédécesseur à une réforme politique.
Artiste inconnu. D'après Sir Thomas Lawrence. Portrait of Charles Grey, 2nd Earl Grey. National Portrait Gallery, London

Les défenseurs de la réforme ne lâchent pas prise au cours des premières années du gouvernement Grey. Ils sont récompensés en 1832 lorsque la Grande-Bretagne consent enfin à l'instauration d'un gouvernement représentatif. Des élections ont lieu dans la colonie à l'automne de la même année et ce nouveau gouvernement entre en fonction en 1833.

English version

Vidéo : Réforme politique, 1811-1832