La Royal Navy au début du 18e siècle

À l'origine, l'histoire juridique de Terre-Neuve se superposait en grande partie à la présence de la Royal Navy puisque celle-ci exerçait le pouvoir juridique dans l'île. L'infrastructure administrative de la marine britannique était le pilier sur lequel était érigé le système de districts. Des historiens anglais ont totalement discrédité le point de vue traditionnel voulant que la marine de l'Angleterre georgienne ait été corrompue et inefficace. Par ailleurs, ils ont souligné la nécessité de réévaluer complètement le rôle de la Royal Navy à Terre-Neuve. Loin de correspondre au stéréotype populaire voulant qu'elle ait été une administration aux allures despotiques au cours du 18e siècle, la Royal Navy a plutôt mis sur pied avec une grande efficacité l'organisation industrielle la plus importante du monde occidental. Les commodores de l'escadron qui étaient affecté à Terre-Neuve chaque année étaient des hommes bien intentionnés qui ont démontré leur capacité à faire appliquer la loi et à assurer la gouvernance à St. John's.

Le port de Portsmouth, vers 1700
Le port de Portsmouth, vers 1700
Portsmouth était l'un des ports militaires les plus importants de la Grande-Bretagne. Il servait souvent de point de départ pour les vaisseaux en partance pour Terre-Neuve et ceux-ci étaient souvent équipés et ravitaillés sur place.
Détail d'une gravure de Hulsbergh d'après Lightbody. Tirée de The Sea: Its History and Romance, vol. II, de Frank C. Bowen, Londres, Halton & Truscott Smith, Ltd., 1926, p. 6.

Malgré le nombre restreint d'institutions autorisées en vertu de la King William's Act (loi sur Terre-Neuve), la politique législative et officielle n'était pas suffisante pour répondre aux besoins réels de la population locale. Au début du 18e siècle, une série d'arrangements ad hoc ont été institués pour répondre aux principaux besoins de l'île. Ces arrangements allaient servir de fondements au système juridique qui allait être mis en place ultérieurement au moment où les officiers de marine allaient élargir leur pouvoir judiciaire au-delà de la juridiction qui leur avait été confiée. L'aspect le plus important de ce processus était le rôle judiciaire de la Royal Navy et de ses officiers, lesquels étendaient leur pouvoir judiciaire bien au-delà de la juridiction qui était officiellement la leur. Le commodore naval et ses officiers représentaient la seule force capable de renforcer systématiquement l'autorité anglaise dans les différents villages côtiers isolés.

C'est le capitaine Josias Crowe qui a ouvert les premiers registres juridiques officiels. En tant que commodore naval et commandant en chef, il a mis sur pied la première assemblée législative non officielle de l'île en 1711. Du mois d'août à la fin d'octobre, il a présidé des assemblées publiques auxquelles assistaient les capitaines des bateaux de pêche, des marchands et des citadins éminents. Ensemble, ils ont approuvé divers règlements destinés à maintenir la paix et à régler les conflits. Communément connues sous le nom de « loi du capitaine Crowe », les 16 clauses comprenaient à la fois des règles générales et spécifiques. En plus de prendre des décisions à propos des conflits concernant la propriété et des règles assurant la défense côtière, les articles stipulaient que les domestiques qui travaillaient pour plus d'un maître seraient condamnés à payer une amende de deux livres ou à être fouettés trois fois en public.

Le capitaine Crowe a aussi établi des pénalités pour diverses infractions. Il a interdit la vente d'alcool le dimanche, un délit pouvant entraîner une amende de 40 shillings ou une confiscation équivalente pour la première offense, de huit livres pour la seconde, et de 1 shilling pour toute personne reconnue coupable d'avoir fréquenté une maison de débauche. D'autres mesures non écrites ont aussi été adoptées : dans son rapport adressé au gouvernement britannique, Crowe a tout simplement mentionné qu'il avait réussi à réprimer la débauche par le biais de menaces, de punitions et autres mesures nécessaires. Bien qu'il n'ait jamais été investi officiellement d'un tel pouvoir, ses initiatives ont servi de fondements au droit coutumier permettant au commodore naval de consulter des marchands et des citadins pour adopter des mesures qui semblaient nécessaires au maintien de la loi et l'ordre dans l'île. Les officiers de marine ont mis sur pied des tribunaux qui ont fini par faire partie intégrante du système judiciaire de l'île de Terre-Neuve.

Lorsque sir Nicholas Trevanion, capitaine du HMS York, est arrivé en 1712, il a adopté ce système en usage comme s'il existait depuis toujours. Comme son prédécesseur, Trevanion a mis en place une assemblée législative spéciale à St. John's à laquelle ont été conviés les amiraux de la pêche, les marchands et d'autres citoyens influents pour débattre diverses questions, ce qui a mené à l'adoption de six règlements administratifs. Il a déclaré qu'il mettait un tribunal sur pied deux fois par semaine, avec l'assistance des amiraux de la pêche. Pour justifier son initiative, Trevanion affirmait que le rôle de cette cour consistait simplement à régler des conflits qui subsistaient grâce aux moyens les plus pratiques dont il disposait. Durant son séjour, il n'a pas reçu de plaintes au sujet des amiraux de la pêche ou de l'application de la loi sur Terre-Neuve. Pour renforcer les observances religieuses, il donnait des ordres, désignait des surveillants et punissait les coupables. Trevanion a déclaré qu'au moment de retourner en Angleterre, il a laissé la collectivité de St. John's en bon état et que les citoyens étaient très satisfaits des mesures adoptées pour faire respecter la loi et l'ordre. Il était rare d'entendre des propos aussi optimistes en provenance de Terre-Neuve. Au cours de la décennie suivante, la chambre de commerce a reçu une avalanche constante de requêtes réclamant l'urgence d'avoir un gouvernement civil, des tribunaux compétents et des magistrats résidant sur l'île pendant l'hiver.

Salut au canon effectué par un navire de guerre anglais, s.d.
Salut au canon effectué par un navire de guerre anglais, s.d.
Ce navire de guerre non identifié était probablement semblable au HMS York, un vaisseau de ligne de 60 canons, et à d'autres navires amiraux qui patrouillaient les eaux de Terre-Neuve avant 1729.
Peinture de Peter Monamy (1681-1749). Tirée de Old Sea Paintings: The Story of Maritime Art as depicted by the Great Masters, de E. Keble Chatterton, Londres, John Lane The Bodley Head Ltd., © 1928, p. 96.

Ces plaintes concernaient principalement deux restrictions de base relatives au système naval d'avant 1729. Premièrement, le pouvoir judiciaire de la Royal Navy à Terre-Neuve était limité au port de St. John's. Les villages des baies éloignées étaient rarement interpellés par les frégates déjà très occupées des escadrons. Par ailleurs, celles-ci n'étaient pas du tout appropriées pour naviguer dans les anses étroites et les petits ports situés en eaux peu profondes.

L'escadron affecté à Terre-Neuve comptait généralement au moins deux bateaux de guerre classifiés et un sloop armé. Le navire-amiral standard était un vaisseau de quatrième ou de cinquième rang avec 40 à 60 canons, deux ponts, un effectif de 220 à 400 hommes et 650 à 1000 tonnes de déplacement. Les commodores de la station de Terre-Neuve commandaient souvent un vaisseau de 50 canons (p. ex. : les navires Litchfield, Sutherland, Romney, Guernsey, Antelope et Salisbury), mais on utilisait également des vaisseaux de 40, 44 et 60 canons à l'occasion. Par exemple, le HMS Rainbow, le bâtiment de guerre du commodore Rodney, était un navire de cinquième rang avec à son bord 40 canons et 240 hommes. Les sloops étaient des bâtiments de guerre non classifiés, avec 8 à 18 canons, 80 à 130 hommes et 140 à 380 tonnes de déplacement. En revanche, les goélettes et les bricks utilisés pour la pêche dans les eaux de Terre-Neuve étaient généralement des vaisseaux à deux mâts de 30 à 80 tonnes. Ce n'est qu'après les années 1750 que les commodores ont pris les dispositions nécessaires afin que leurs officiers subalternes puissent prendre le commandement de goélettes et naviguer dans certains districts situés le long de la côte dans le but de mettre sur pied des tribunaux auxiliaires.

Deuxièmement, en dépit des efforts des commodores, l'escadron restait rarement à Terre-Neuve pendant plus de dix semaines chaque année. La durée de la visite dépendait de divers facteurs – des politiques de l'Amirauté à l'état de réparation des navires –, mais les bâtiments de guerre arrivaient à Terre-Neuve en juillet ou en août et retournaient en Angleterre, à la fin d'octobre, souvent via Lisbonne. Deux facteurs déterminaient le moment du départ : l'obligation d'escorter les flottes de pêche britanniques et l'importance d'éviter les mauvaises conditions météorologiques qui rendaient la traversée de l'Atlantique extrêmement dangereuse. Du point de vue de l'administration judiciaire, cela signifiait que l'île dépendait des amiraux de la pêche pour le reste du printemps et l'été. Les bateaux de pêche commençaient normalement à arriver au début de mai, après quoi les amiraux de la pêche étaient nommés. Il n'y avait donc aucune autorité juridique légale sur l'île entre novembre et avril, et ce problème n'a été réglé qu'au moment de la nomination des premiers juges de paix de l'île en 1729.

En dépit de ces difficultés, le rôle de la Royal Navy au sein de l'administration judiciaire de l'île a continué d'évoluer tout au long du 18e siècle. Chaque année, le commodore présidait de nombreuses cérémonies officielles qui marquaient les grands moments de la vie publique. Cette tradition a fait partie intégrante de la culture juridique pendant une bonne partie du 19e siècle. Les historiens ont analysé la présence de la Royal Navy dans le port de St. John's à travers le prisme de la culture maritime, notamment l'influence de la marine sur les politiques populaires, la nature des crimes commis et autres problèmes sociaux. En consacrant des centaines d'hommes et des milliers de livres à la défense et à la gouvernance de Terre-Neuve, l'Amirauté exigeait que son escadron soit bien discipliné, car les navires de guerre faisaient partie du pouvoir symbolique et matériel de la couronne d'Angleterre.

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