William Keen, témoin de la capture de St. John's

Extrait des fichiers de The Gazette 21 août 1997.

On sait peu de choses de la vie de William Keen avant son arrivée à Terre-Neuve en 1704. On croit qu'il était originaire de Boston (Massachussets), et qu'il était probablement né dans les années 1680. Venu à St. John's comme agent pour des marchands de la Nouvelle-Angleterre, il a établi en une dizaine d'années son propre empire commercial pour rapidement devenir l'un des plus importants fournisseurs à Terre-Neuve. Il exportait du poisson et d'autres produits locaux vers les marchés d'Amérique du Nord et d'Europe en échange des biens manufacturés nécessaires aux Terre-Neuviens. Il était un ardent promoteur de la colonisation par les Anglais du nord-est de Terre-Neuve, une région qui était ordinairement laissée aux Français.

Exemple d'un rapport de William Keen, 1709
Exemple d'un rapport de William Keen, 1709
Avec la permission des archives et collections spéciales (MF - 059), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's (T.-N.-L.).

Keen habitait à St. John's durant l'automne 1708, lorsque les forces françaises sous le commandement de Saint-Ovide de Brouillan ont capturé St. John's, incendiant le fort et une large part de la ville. Il a été l'un des nombreux habitants de St. John's conduits en mars 1709 à la garnison française de Plaisance; où il a été emprisonné jusqu'en juin. Éventuellement, Keen a rédigé un rapport sur son incarcération.

Promoteur de la justice

Keen aura été un important promoteur de l'établissement d'un système judiciaire officiel et efficace à Terre-Neuve. Durant les quelques années précédant l'arrivée de Keen à Terre-Neuve, des amiraux de la pêche, avec l'autorisation du gouvernement britannique, dispensaient une forme rudimentaire de « justice », favorisant souvent le « criminel » qui pouvait fournir le plus gros pot-de-vin. Leur autorité ne s'exerçait que durant la saison de pêche, quand ils étaient à Terre-Neuve. Le reste de l'année, soit entre octobre et mai, l'anarchie régnait.

Durant les décennies qui ont précédé 1730, les résidents ont multiplié leurs requêtes en vue d'obtenir des juges permanents, mais le gouvernement britannique a refusé de plier le genou, même après de nombreux meurtres. Keen avait été à l'avant-garde de ces requêtes et avait déboursé de sa poche pour envoyer plusieurs criminels et témoins devant les tribunaux en Angleterre, ce qui était le seul recours des victimes de crimes punissables de la peine de mort. Keen a trouvé un allié dans Lord Vere Beauclerk, commandant du convoi naval en 1728, qui l'a pressé de poursuivre son lobbying. Henry Osbourne, le commandant du convoi en 1729, a été désigné premier gouverneur de Terre-Neuve. Il a ainsi obtenu l'autorité de nommer des juges de paix (magistrats) habilités à instruire des délits mineurs, mais seulement durant l'absence des amiraux de la pêche. Keen a été l'un des cinq juges nommés pour le secteur de St. John's, Quidi Vidi, Petty Harbour, Torbay et Bay Bulls.

Même si les amiraux de la pêche retenaient beaucoup de pouvoirs, les juges locaux ont graduellement accru leur juridiction et leur influence. Keen a agi comme juge de paix durant plus de 20 ans. Il faisait des affaires d'or et son influence croissait à l'avenant. Les gouverneurs en étaient venus à dépendre de lui et il a su tirer parti des avantages croissants liés à ses fonctions. En 1736, il a été nommé commissaire du tribunal de vice-amirauté et, en 1741-1742, officier de santé et officier naval de St. John's. En 1750, le gouvernement britannique a autorisé les juges de Terre-Neuve à entendre toutes les causes criminelles, sauf celles associées à la trahison; Keen est devenu le premier commissaire d'oyer et terminer, ce qui lui a accordé le pouvoir de juger de telles causes.

Victime de voleurs?

Keen avait la réputation d'être assez fortuné : ses affaires à Terre-Neuve étaient florissantes et il était propriétaire de nombre de bâtiments et de terrains le long du port de St. John's, ainsi qu'à Bonavista et à Greenspond. La rumeur voulait qu'il ait gardé son magot sous son lit. Le 9 septembre 1754, Keen a été attaqué à la faucille et au mousquet, visiblement pour son argent, et a été gravement blessé. Il a succombé à ses blessures le 29 septembre. Neuf personnes (trois soldats, cinq pêcheurs et une femme) ont été inculpés pour ce crime : quatre ont été pendus, ironiquement à une potence érigée au bout du quai de Keen; les cinq autres ont échappé à la peine capitale, mais ont été bannis de Terre-Neuve. Les biens de Keen ont été dévolus à son fils William, qui a déménagé en Angleterre l'année suivante.

Rareté des sources

Il subsiste très peu des documents personnels et commerciaux de William Keen, à l'exception de sa correspondance officielle avec le gouvernement britannique conservée dans les archives du Council for Trade and Plantations, responsable de l'administration de Terre-Neuve entre 1672 et 1782. Il pourrait aussi y avoir des lettres et des rapports écrits par Keen dans d'autres archives du gouvernement de Grande-Bretagne et dans les effets privés de fonctionnaires britanniques. Des rares exemples de documents originaux toujours à Terre-Neuve, on relève le rapport rédigé par Keen sur son incarcération par les Français durant l'hiver 1708-1709.

Ce document et quelques pièces annexes ont été acquis en novembre 1996 par le Centre des études terre-neuviennes à l'occasion d'une vente aux enchères de biens personnels de Richard Crewe, qui en avait hérité de son père, Nimshi C. Crewe; ce dernier les avait achetés en 1949 pour 6 livres sterling du vendeur anglais de livres rares Francis Edwards Ltd.

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Extrait du premier paragraphe du rapport de Keen,
daté du 5 juillet 1709.

21 décembre 1708. Vers 4 h ce matin, nous avons été éveillés par des tirs de mousquet et, en moins d'une demi-heure, informés que le fort avait été capturé sans résistance; peu après sa reddition, le château a été alerté et a mis à feu deux canons. Tous les habitants de ce quartier, soit environ 60 hommes, s'y sont réfugiés. Vers 7 h du matin, deux officiers français sont venus assurer les habitants qu'ils seraient épargnés, et ont emmené les principaux officiels et marchands dans le fort, où j'ai vu le major Loyd très chagriné, & laissé sans grande surveillance (...) Vers 5 h du soir, les habitants et les serviteurs ont été incarcérés dans des entrepôts, sauf quelques-uns qui ont été laissés dans leurs maisons. Un incendie a éclaté et a rasé les maisons de deux rues. M. Russell a été mis sous surveillance dans le poste de garde et M. Wm. Keen a été mis aux arrêts avec un garde dans sa propre maison. Le capitaine Larrond Dennis a été envoyé au château pour en demander la reddition, qui a d'abord été refusée; le lendemain, 22 décembre, les gens du château ont capitulé sans décharger leur canon. (...) Le 24 décembre, Saint-Ovide de Brouillan, Commandant des forces françaises, a envoyé quatre cent soixante-dix-sept hommes prisonniers à l'Église et à la résidence de M. Collins, leur donnant pour se sustenter une livre de pain, quatre onces de porc & quatre onces de pois par jour; les prisonniers ont été mis en rangs & comptés par les Indiens, qui les ont menacés, s'il leur prenait envie de s'enfuir, de tuer autant de prisonniers qu'il y aurait de déserteurs (...).

English version

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