Le naufrage de l'Ocean Ranger, 15 février 1982

Durant une large part de l'histoire de Terre Neuve et du Labrador, leurs habitants ont tiré leur subsistance de la pêche. Leurs diverses tentatives pour diversifier l'économie en créant des industries minières, forestières, manufacturières et agricoles ont eu des résultats mitigés. Durant la deuxième moitié du 20e siècle, lorsqu'il est devenu clair que la pêche ne pouvait plus être le seul pilier de la nouvelle province, la découverte de pétrole est venue promettre un sauvetage économique. Or, cette industrie allait avoir des coûts imprévus.

Champ pétrolifère Hibernia
Champ pétrolifère Hibernia
Le champ de pétrole Hibernia, par rapport à Terre Neuve et à St. John's. Les plates formes exploitées dans cette région devaient pouvoir affronter les périls liés aux icebergs et aux violentes tempêtes.
Carte créée par Mark Kirby, Map Room, Queen Elizabeth II Library, MUN, au moyen du système ArcMap 9.3, novembre 2010. © 2010.

Amorcée durant les années 1960, la prospection de réserves de pétrole au large de la côte est du Canada a beaucoup progressé dans les années 1970. Des puits ont été percés dans les eaux baignant l'île et au large du Labrador, mais l'exploration s'est surtout concentrée sur les Grands Bancs. Ces efforts ont porté fruit en 1979 avec la découverte du champ pétrolifère Hibernia, qui paraissait contenir d'énormes réserves. Pour obtenir les appuis financiers et planifier les installations de production, les sociétés pétrolières devaient confirmer l'envergure du réservoir. À cette fin, Mobil Oil (qui détenait les droits sur ce secteur) a foré des puits de « délimitation » pour cartographier Hibernia. C'est à cette tâche que se consacrait l'Ocean Ranger durant l'hiver 1982.

L'installation de forage

L'Ocean Ranger était une plate-forme de forage en mer semi-submersible et autopropulsée, conçue et construite par ODECO (Offshore Drilling and Exploration Company) pour mener des activités d'exploration pétrolière. Ses dimensions (121 m de long, 80 m de large et 103 m de haut) en faisaient la plus grosse plate-forme de ce type au moment de son lancement en 1976. En temps normal, elle était conçue pour héberger de 80 à 85 membres d'équipage, mais pouvait en accueillir jusqu'à 100, pour la plupart occupés à des activités de forage.

Travailleur de plate-forme pétrolière, 1980
Travailleur de plate-forme pétrolière, 1980
Travailleur non identifié sur le pont de l'Ocean Ranger en 1980.
Photo de John Weston. © John Weston, 2012.

Le concept des semi-submersibles était courant pour les plates-formes comme l'Ocean Ranger. Appelées unités mobiles de forage en mer (Mobile Offshore Drilling Units - MODU), ces plates-formes reposent sur d'énormes pontons lestés flottant entre deux eaux. Au moyen d'un système de pompes, de commutateurs et de vannes/soupapes, ces pontons peuvent être remplis d'eau pour ajuster la position de la plate-forme sur l'océan. De cette façon, le pont de forage, l'hélipont et les quartiers de l'équipage émergent haut au-dessus de l'eau, hors d'atteinte de la plupart des vagues. En outre, étant donné que ces pontons sont immergés plutôt que flottants, un MODU est protégé des mouvements des vagues et du vent, et n'éprouve pas le roulis et le tangage comme un navire ordinaire, ce qui le rend beaucoup plus stable.

Après avoir mené des forages au large de l'Alaska, du New Jersey et de l'Irlande, l'Ocean Ranger a été remorqué sur les Grands Bancs en novembre 1980 pour forer le champ Hibernia.

Le désastre

Le dimanche 14 février 1982, l'Ocean Ranger procédait à des forages au puits J-34 d'Hibernia. Il avait à son bord 84 personnes, dont 56 Terre Neuviens. À 8 h, la plate forme a reçu un bulletin météo annonçant qu'une violente tempête hivernale allait s'abattre dans son secteur en fin d'après-midi et durant la nuit, avec des vents de 90 nœuds et des vagues pouvant atteindre 11 m. L'équipage a poursuivi ses activités jusqu'à 16 h 30, pour ensuite débrancher et rentrer la tige de forage et se préparer à affronter les éléments.

La tempête battait son plein à 19 h lorsque deux autres plates-formes opérant dans le secteur, la SEDCO 706 et la Zapata Ugland, ont signalé avoir été frappées par une vague particulièrement forte, qui avait causé quelques dommages à la première. Peu après, les deux plates-formes et des navires de soutien dans les environs ont commencé à entendre des échanges radio sur l'Ocean Ranger où il était question d'un bris de verre et d'eau, ainsi que d'interrupteurs et de vannes qui paraissaient s'actionner d'elles-mêmes. Peu après 21 h, le Ranger confirmait aux autres plates-formes que la mer avait fracassé un hublot de sa salle de contrôle des ballasts, mais que tout avait été nettoyé et était rentré dans l'ordre. À 23 h 30, l'observateur météorologue de l'Ocean Ranger transmettait à un opérateur radio côtier un bulletin où il ne mentionnait aucun problème.

Toutefois, à environ 1 h lundi matin, le représentant de Mobil sur l'Ocean Ranger a informé la côte que la plate-forme donnait de la bande. Peu après, la plate-forme a émis un appel à son navire de soutien d'urgence, le Seaforth Highlander, lui demandant de s'approcher. À 1 h 10, l'Ocean Ranger envoyait des S.O.S. Dans son dernier message, capté à 1 h 30, l'opérateur radio de l'Ocean Ranger a signalé que l'équipage se rendait aux postes d'embarquement dans les engins de sauvetage.

Visiblement, la situation était grave. Les deux plates-formes voisines ont envoyé leurs navires de réserve, mais la violence de la tempête allait ralentir leur progression. La recherche de survivants allait être encore plus difficile. À 2 h 21, le Seaforth Highlander a aperçu des fusées éclairantes lancées d'une embarcation de sauvetage et a mis le cap dans sa direction. L'embarcation était endommagée, mais il y avait des survivants à bord. Le Seaforth Highlander a réussi à y attacher un filin et son second capitaine s'est trouvé à quelques mètres de saisir un des hommes. Mais les vagues violentes ont rompu le filin et fait chavirer l'embarcation : en définitive, le Seaforth Highlander n'a pu sauver personne.

Quand le navire de soutien Boltentor est arrivé à proximité, à 2 h 45, l'Ocean Ranger flottait toujours. Il donnait fortement de la bande et les vagues déferlaient sur le pont. Il n'y avait aucun signe de vie à bord et les embarcations de sauvetage n'étaient plus là. Peu après, les navires des environs ont perdu tout contact radar avec l'Ocean Ranger, qui avait fini par chavirer et sombrer.

Malgré les efforts de recherche et sauvetage déployés toute la nuit et les jours suivants, on n'a retrouvé aucun survivant. Deux embarcations et plusieurs radeaux de sauvetage ont été récupérés, tous vides, ainsi que des débris comme des gilets de sauvetage et des morceaux de styromousse. Plus tard, le navire de soutien Nordertor a retrouvé l'embarcation que le Seaforth Highlander avait tenté de sauver : son équipage a pu entrevoir des corps à l'intérieur, mais a été incapable de la récupérer. L'embarcation a dérivé et n'a jamais été retrouvée.

Durant les jours suivants, des recherches dans le secteur ont permis de repêcher 22 corps, tous victimes de noyade et d'hypothermie.

Répercussions

La terrible tragédie du naufrage de l'Ocean Ranger a été un avertissement pour l'industrie pétrolière, les gouvernements provincial et fédéral et la population de Terre Neuve et Labrador. Elle a donné lieu à la création de l'Ocean Ranger Families Foundation pour venir en aide aux proches des victimes. Présidée par Lorraine Michael (qui allait prendre la tête du NPD provincial en 2006), cette fondation a offert un soutien financier et des services de counselling aux personnes touchées, en plus de représenter les familles des victimes aux audiences et aux enquêtes subséquentes. Elle s'est ensuite consacrée à réclamer le renforcement des règles de sécurité dans l'industrie pétrolière extracôtière.

La Commission royale sur le désastre marin de l'Ocean Range0r, sous la présidence du juge T. Alex Hickman de la Cour suprême de Terre Neuve, a été instituée le 17 mars 1982 afin de déterminer les causes du naufrage de la plate-forme et de la perte de tout son équipage, y compris de ceux qui avaient réussi à l'évacuer. Au cours des deux années suivantes, les commissaires ont rencontré des témoins, récupéré des indices vitaux (p. ex. le hublot brisé et le panneau de contrôle endommagé du ballast) et mené des études afin de comprendre pourquoi l'Ocean Ranger avait coulé.

Ses conclusions ont révélé que la plate-forme souffrait de divers défauts de conception : ainsi, le hublot fracassé et le puits de chaînes n'étaient pas étanches; l'équipage ne savait pas vraiment quoi faire en cas de panne du système de contrôle des ballasts; et l'équipement de survie s'est révélé inadéquat, tandis que l'équipage manquait de la formation nécessaire pour l'utiliser. Tous ces facteurs combinés auront contribué au naufrage et aux pertes de vies.

Le naufrage de l'Ocean Ranger a eu des répercussions sur la conception et les dispositifs de sécurité des installations pétrolières qui allaient suivre, notamment de la plate-forme Hibernia, et a conduit à l'adoption de règlements beaucoup plus sévères sur l'équipement et la formation en matière de sécurité. Pourtant, comme l'a démontré en mars 2009 la perte de l'hélicoptère exploité sous le numéro de vol Cougar 91, l'extraction du pétrole en haute mer demeure une entreprise à hauts risques.

Commémoration de la perte de l'Ocean Ranger

Monument commémoratif de l'Ocean Ranger, 2010
Monument commémoratif de l'Ocean Ranger, 2010
Sculpté par l'artiste A. Stewart Montgomerie, le monument commémoratif de l'Ocean Ranger s'élève sur les terrains de l'Édifice de la Confédération, à St. John's.
Photo de Kimberley Dymond, reproduite avec sa permission. © 2010.

Les tragédies maritimes sont une thématique courante dans les œuvres des artistes de Terre Neuve et Labrador, et celle de l'Ocean Ranger a servi de prétexte à plusieurs créations. Ainsi, le monument commémoratif de l'Ocean Ranger, sculpté par l'artiste A. Stewart Montgomerie, s'élève sur les terrains de l'Édifice de la Confédération, à St. John's. Ron Hynes, l'interprète-parolier regretté, a composé la chanson “Atlantic Blue” à propos de la tragédie. Dans son roman February, publié en 2009, Lisa Moore s'intéresse à ses répercussions. Divers recueils de souvenirs et de récits ont aussi été publiés après le naufrage : ainsi, Douglas House a publié But Who Cares Now? en 1987; et Mike Heffernan a fait paraître en 2009 Rig: An Oral History of the Ocean Ranger Disaster, qui a ensuite été adapté pour le théâtre. Il se peut que l'industrie du pétrole contribue à la prospérité de Terre Neuve et Labrador dans les prochaines décennies, mais personne n'est près d'oublier ses coûts humains.

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