La traversée du golfe : les navires côtiers et transbordeurs après la Confédération

À Terre-Neuve, le transport a toujours été grandement tributaire de la mer. Avant l'arrivée des trains, des voitures et des avions, la mer faisait office d'autoroute et non pas de barrière. Aujourd'hui encore, à l'heure où les voitures et les avions sont les moyens de transport les plus utilisés, Terre-Neuve-et-Labrador dépend toujours de la mer pour une grande partie de l'acheminement des marchandises.

Terre-Neuve est devenue une province canadienne à une époque où les seules véritables options de transport étaient le chemin de fer, les navires côtiers et les traversiers même si l'utilisation des voitures et des avions était de plus en plus répandue. Selon les conditions de l'union en 1949 (dans la Loi sur Terre-Neuve), le gouvernement fédéral assumait la responsabilité des réseaux de transport entre l'île et le continent :

Services, ouvrages et biens publics
31. À la date de l'Union ou aussitôt que possible après cette date, le Canada prendra à son compte les services ci-après énumérés et, à compter de la date de l'Union, libérera la province de Terre-Neuve des frais publics subis à l'égard de chaque service absorbé, savoir : a) Le chemin de fer de Terre-Neuve, y compris le service de vapeurs et autres services maritimes;

32. (1) Le Canada maintiendra, selon le volume du trafic offert, un service de bateaux à vapeur pour le transport des marchandises et des passagers entre North Sydney et Port aux Basques; ce service, dès qu'une route pour véhicules à moteur aura été ouverte entre Corner Brook et Port aux Basques, assurera aussi, dans une mesure convenable, le transport des véhicules à moteur.

Les chemins de fer nationaux du Canada (CN)

En tant qu'organisme gouvernemental responsable de la plupart des services de transport, le Canadien National (CN) a hérité du système de transport de Terre-Neuve, y compris de l'exploitation des services de traversiers et de bateaux côtiers. Le CN veillait déjà aux opérations des traversiers entre l'Île-du-Prince-Édouard et le Nouveau-Brunswick et il allait prendre un jour la responsabilité des routes entre la Nouvelle-Écosse et la Nouvelle-Angleterre. En 1949, le CN est devenu propriétaire des bateaux Burgeo, Baccalieu, Northern Ranger, Springdale et Bar Haven, lesquels se partageaient les services de cabotage. Le Cabot Strait, comme son nom l'indique, était responsable de la route du golfe vers la Nouvelle-Écosse. Le Glencoe et le Kyle, les deux derniers bateaux de la fameuse flotte, mais néanmoins désuète, Alphabet Fleet (en anglais seulement) sont aussi restés affectés au service côtier ainsi que trois petits cargos. Le CN avait l'intention de construire plus de bateaux, mais il a d'abord acheté trois bateaux de la flotte Splinter (des bateaux en bois construits à Clarenville pendant la Deuxième Guerre mondiale) en guise de solution provisoire. Il s'agissait du Burin, du Clarenville et du Codroy.

La Confédération a entraîné la levée des barrières commerciales et des obstacles aux déplacements entre Terre-Neuve et le reste du Canada. La demande pour les services de traversiers et de bateaux côtiers a augmenté de façon continue au début des années 1950. Comme on avait grandement besoin d'un navire transbordeur, le CN a commandé le William Carson en 1955. Construit au chantier naval de la Canadian Vickers, à Montréal, c'était le premier bateau de fabrication canadienne utilisé par les services de transport de Terre-Neuve et le premier traversier conçu pour transporter les touristes et les visiteurs jusqu'à l'île avec leurs voitures.

Le traversier William Carson, en 1959
Le traversier William Carson, en 1959
Le traversier William Carson (et un pêcheur au premier plan) à Channel-Port aux Basques, T.-N.-L., en mai 1959.
Photographie de G.R. Tirée de la collection CSTMC/CN. Image no CN001576. Avec la permission du Musée des sciences et de la technologie du Canada.

Le CN a continué à améliorer sa flotte en remplaçant le Glencoe et le Codroy par les navires à moteur (MV) Bonavista et Nonia en 1956. Le Hopedale a été intégré à la flotte en 1960; le Taverner et le Petite Forte en 1962. Ces bateaux étaient particulièrement actifs sur les côtes et au Labrador. La construction de la route Transcanadienne s'est achevée en 1965 sur l'île et le Leif Eriksson a rejoint la flotte pour pallier le surplus de trafic sur le golfe lors des festivités de la Come Home Year (un événement rassembleur) de 1966. Le transbordeur ferroviaire Patrick Morris, acheté en 1965, a été utilisé comme cargo avant d'être reconverti en transbordeur de trains en 1968. Cette année-là, un autre transbordeur ferroviaire, le Frederick Carter, est venu grossir la flotte en même temps que l'Ambrose Shea, un transbordeur de passagers et voitures.

Le transbordeur ferroviaire Frederick Carter, en 1968
Le transbordeur ferroviaire Frederick Carter, en 1968
Le transbordeur ferroviaire Frederick Carter lors de son voyage inaugural entre la ville de Québec et T.-N.-L. en janvier 1968. Les wagons étaient chargés par les larges portes arrière.
Photographie de F. Lortie. Tirée de la collection CSTMC/CN. Image no CN007167. Avec la permission du Musée des sciences et de la technologie du Canada.

L'Ambrose Shea s'est joint au Carson et au Eriksson pour travailler comme principaux transbordeurs de passagers et voitures sur la route du golfe tandis que le Frederick Carter et le Patrick Morris ont assumé le service de transport ferroviaire des marchandises. Ces deux transbordeurs ferroviaires avaient pour mission d'améliorer l'acheminement des marchandises entre Terre-Neuve et le continent, ce qui s'avérait compliqué à cause du système de chemin de fer à voie étroite de l'île. Auparavant, les marchandises étaient déchargées des wagons en Nouvelle-Écosse puis transportées sur le golfe par bateau avant d'être chargées de nouveau dans des wagons. Le Carter et le Morris pouvaient transporter les wagons remplis jusqu'à l'île.

Le transbordeur ferroviaire Patrick Morris, en 1965
Le transbordeur ferroviaire Patrick Morris, en 1965
Le transbordeur ferroviaire Patrick Morris lors d'une sortie d'essai, à Sorel (Québec) le 27 avril 1965. On peut voir, en partie, la poupe plate où se trouvaient les portes de chargement pour les wagons.
Photographie de L. Monk. Tirée de la collection CSTMC/CN. Image no CN001698. Avec la permission du Musée des sciences et de la technologie du Canada.

CN Marine

Les bateaux mis à l'eau dans les années 1960 constituaient la base de la flotte du CN pendant que les vieux bateaux étaient retirés du circuit. Le Northern Ranger a été vendu pour la ferraille en 1967 tandis que le Burgeo et le Baccalieu ont suivi en 1969. Le Bar Haven et le Springdale se sont retrouvés au chantier de démantèlement en 1974. Le CN a aussi perdu deux nouveaux bateaux. Le matin du 20 avril 1970, en répondant à un appel de détresse lancé par un bateau de pêche, le Patrick Morris a coulé alors qu'une tempête a défoncé les portes de chargement de la poupe. Le capitaine et trois ingénieurs ont perdu la vie, mais les 47 autres membres de l'équipage ont été secourus. Puis, en juin 1977, le William Carson a coulé après avoir été endommagé par la glace. Il venait tout juste d'être affecté à la route du Labrador pour répondre à la demande croissante de services pour le trafic voyageur et le transport des marchandises jusqu'à la côte du Labrador. Les 29 membres d'équipage et les 129 passagers ont tous été sauvés.

Le Bar Haven et le Springdale, en 1974
Le Bar Haven et le Springdale, en 1974
Le remorqueur Koral touant le Springdale et le Bar Haven hors du port de St. John's en direction de l'Espagne où ils ont été mis à la ferraille.
Avec la permission des Archives d'histoire maritime (PF-001.1-B02), Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

En 1977, les services de transport n'étaient plus les mêmes dans la province. La route Transcanadienne était achevée. Le service ferroviaire voyageurs avait disparu et de nouvelles routes étaient maintenant accessibles à de nombreuses collectivités autrefois isolées. Les voitures et les camions étaient désormais les principaux moyens de transport et le CN devait s'adapter à la multiplication des nouvelles demandes. Par exemple, au moment d'être mis à l'eau, le William Carson pouvait transporter 262 passagers, 58 voitures, 6 camions et un chargement de 600 tonnes dont 25 têtes de bovins. Avant de sombrer, il avait été transformé afin de pouvoir transporter 110 voitures et camions de même que 500 passagers. Les programmes de relocalisation des années 1950 et 1960 ont vidé des centaines de petites collectivités des ports secondaires autrefois tributaires des navires côtiers. La plupart des marchandises étaient toujours transportées par voie maritime, mais la demande pour les services de transport côtiers des voyageurs était à la baisse. Pour faire face à ces changements, et pour séparer les services de traversiers et de bateaux côtiers (subventionnées ou qui affichaient des pertes de revenus) des affaires ferroviaires principales du Canadien National (CNR), il a été décidé en 1977 que CN Marine serait désormais une division de production aux activités distinctes.

Le caboteur Petite Forte, en 1970
Le caboteur Petite Forte, en 1970
Le caboteur Petite Forte déchargeant sa cargaison à Hermitage sur la côte sud de Terre-Neuve, en août 1970. On peut voir une camionnette (à plateau) sur le pont.
Photographie de D.S. Tirée de la collection CSTMC/CN. Image no CN007190. Avec la permission du Musée des sciences et de la technologie du Canada.

Il y avait sept bateaux sur la route du golfe, l'Ambrose Shea, le Frederick Carter, le Sir Robert Bond, le Marine Cruiser, le Marine Nautica, le Marine Atlantica et le Stena Nordica. Les quatre derniers ont été affrétés ou achetés à d'autres pays. Les bateaux tels que le Bonavista, le Nonia, le Hopedale, le Petite Forte et le Taverner ont poursuivi leur travail sur les routes côtières et celles du Labrador. Le Marine Sprinter et le Marine Runner ont grossi la flotte affectée aux routes de la côte sud en 1975. La fonction de ces deux petits bateaux rapides était de transporter les passagers entre Port aux Basques et Ramea.

Le Marine Sprinter, vers 1983
Le Marine Sprinter, vers 1983
Le Marine Sprinter transportait 66 passagers mais pas d'automobiles.
Photographie tirée de la collection de Harold L. Lake. Avec la permission des Archives d'histoire maritime (PF-312.0122), Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Plusieurs de ces bateaux étaient des traversiers capables de transporter à la fois des passagers, des voitures et tout spécialement des tracteurs semi-remorques dans le golfe. L'augmentation du trafic de remorques est l'une des principales raisons pour lesquelles le Carson et le Eriksson ont été remplacés dans le golfe par trois bateaux affrétés en provenance de la Norvège (Nautica, Atlantica et Nordica). Ces bateaux permettaient de traverser 28 000 semi-remorques en 1976, comparativement à 2000 en 1971.

Marine Atlantique

En 1986, il y avait une nette séparation entre les services ferroviaires et les services maritimes. Le CN s'apprêtait à mettre fin à ses opérations ferroviaires à Terre-Neuve tandis que CN Marine devenait une société d'État distincte nommée Marine Atlantique, laquelle avait été initialement mandatée pour exploiter le service de traversiers dans le golfe et sur les quelques routes côtières encore présentes (surtout sur les côtes du sud de l'île et celles du Labrador). Marine Atlantique a ajouté deux nouveaux « superferries », le Caribou et le Joseph and Clara Smallwood. Faisant partie des plus grands traversiers à l'œuvre en Amérique du Nord, ils sont devenus les piliers de la flotte du golfe et ont remplacé plusieurs vieux bateaux.

Les réductions budgétaires des années 1990 ont mis à rude épreuve les services de Marine Atlantique et, en 1997, l'inauguration du pont de la Confédération a mis fin à une grande partie de ses affaires entre l'Île-du-Prince-Édouard et le Nouveau-Brunswick. Cette année-là, dans une entente faisant écho à l'entente du Roads for Rails de 1988, le gouvernement de Terre-Neuve a pris le contrôle des routes côtières en échange d'argent du gouvernement fédéral dans le but d'améliorer les routes reliant les collectivités isolées du Labrador. Marine Atlantique devait désormais s'occuper uniquement des routes de Port aux Basques-North Sydney et de Argentia-North Sydney. Le gouvernement provincial exploitait plusieurs petits traversiers sur la côte sud, tandis que Labrador Marine Inc., un exploitant privé, a pris en charge les routes du Labrador en 1998. En date de 2010, Labrador Marine exploitait l'Apollo, le Northern Ranger, le Sir Robert Bond et l'Astron sur diverses routes du Labrador.

Les besoins en transport continuent de se transformer à Terre-Neuve-et-Labrador. Par exemple, les résidants de Grand Bruit (une des rares communautés restantes sur la côte sud de l'île toujours desservie par navire côtier) ont décidé de se relocaliser ailleurs en 2009, réduisant ainsi les besoins pour les services côtiers dans la région. De plus, les services de marchandises sont maintenant assurés en grande partie par des sociétés privées telles que Oceanex, laquelle exploite des cargos qui voyagent entre Montréal et Halifax vers Corner Brook et St. John's.

Plusieurs autres bateaux que ceux mentionnés ici ont été utilisés pour les services ferroviaires et côtiers à Terre-Neuve-et-Labrador. Certains ont été affrétés pour une courte durée; d'autres étaient des bateaux du Canadien National et du CN Marine qui travaillaient normalement dans le détroit de Northumberland ou la baie de Fundy. Ces bateaux ont comblé des manques ou fourni une aide à court terme quand les autres bateaux n'étaient pas disponibles. Les besoins en transport changent sans cesse et, bien que Marine Atlantique soit maintenant responsable de la route du golfe, elle ne cesse de transformer sa flotte, notamment avec l'ajout du Leif Eriksson en 2001 et du Atlantic Vision en 2008. En 2010, Marine Atlantique a annoncé son intention d'affréter deux nouveaux traversiers de la compagnie Stena Line. Ces transbordeurs, le Blue Puttees et le Highlanders, ont remplacé le Caribou et le Smallwood et assurent la liaison garantie constitutionnellement entre Terre-Neuve-et-Labrador et le reste du Canada.

English version