La fin du chemin de fer de Terre-Neuve

Modification des habitudes de transport

La construction du chemin de fer de Terre-Neuve s'amorce en 1881. En 1898, une voie ferrée relie la ville de St. John's à celle de Port aux Basques. Cette voie de transport transinsulaire avait pour but la diversification de l'économie par l'exploitation des ressources forestières et minérales de l'intérieur de l'île. Ces activités ainsi que l'agriculture procureraient à la population, pense-t-on alors, d'autres sources de revenus que la pêche.

Le chemin de fer reste, en effet, le seul mode de transport terrestre dans la première partie du 20e siècle, car le réseau routier est plutôt déplorable. Seuls le train et le bateau facilitent le déplacement des voyageurs et des marchandises. En 1949, la situation s'améliore lorsque le Canadien National (CN) prend en charge la ligne ferroviaire de l'île de Terre-Neuve. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les forces armées construisent les aéroports de St. John's, Gander et Stephenville. Le transport aérien de passagers démarre dès 1942 et se répand après la guerre. Le nombre d'autos augmente avec leur popularité. De 1935 à 1949, le nombre d'autos augmente de 4000 à 13 000, puis à 87 000 en 1965. Cette année-là, l'achèvement de la Transcanadienne à travers l'île offre aux voyageurs une autre avenue que le train.

Les déplacements en train sont lents. Ainsi, en 1898, le trajet de St. John's à Port aux Basques dure 28 heures. Dans les années 1960, les moteurs diesel et l'amélioration de la voie ferrée parviennent à peine à réduire le trajet à 22 heures. On raconte que la voiture-restaurant, réputée à l'époque comme l'un des meilleurs restaurants de l'île, est l'endroit propice pour bavarder et chanter jusque tard dans la nuit. Le service se détériore dans les années 1960. La durée et le prix du voyage favorisent d'autres options.

En 1968, le Canadien National met sur pied le service d'autocars Roadcruiser qui traverse l'île en 14 heures. Le voyage en chemin de fer a peut-être son charme, mais les passagers et la direction du Canadien National préfèrent les autocars. Moins d'un an plus tard, l'entreprise élimine les trains de passagers, sauf les trains mixtes sur les embranchements et le train du week-end du 24 mai. Le transport aérien et surtout le secteur du camionnage concurrencent férocement le transport ferroviaire.

Autocar du Canadien National à la gare routière de St. John's dans les années 1970
Autocar du Canadien National à la gare routière de St. John's dans les années 1970
Les autocars du Canadien National remplacent les trains de passagers en 1969. La durée du trajet de St. John's à Port aux Basques passe de 22 heures à 14 heures.
Avec la permission du Railway Coastal Museum.

Le train ne peut répondre à ce défi. L'écartement de la voie (la distance intérieure entre les rails) est très étroit à 1,097 m (3 pi 6 po) contrairement à l'écartement normal du réseau ferroviaire canadien qui est de 1,435 m (4 pieds 8 pouces ½). À Port aux Basques, il faut donc procéder au transfert des marchandises dans de nouveaux wagons ou changer les roues du train. À la durée excessive du trajet s'ajoute l'impossibilité de livrer le fret ailleurs que dans les gares et au triage, et ce, avant même leur chargement dans des camions de livraison. Le transport par camion de la Nouvelle-Écosse à destination est plus rapide. En 1977 -1978, les sondages réalisés auprès d'entreprises révèlent que les livraisons ferroviaires s'étirent en moyenne sur 20 jours comparativement à 6 jours pour les expéditions par camion. Un homme d'affaires de St. John's assure recevoir en deux jours par camion des marchandises provenant du Nouveau-Brunswick, mais en six ou sept jours par train.

La commission Sullivan

Dans les années 1970, l'avenir du chemin de fer, depuis toujours financièrement fragile, se précarise avec la vive concurrence que lui font subir les transports aérien et routier. Le niveau des services ferroviaires est à la baisse. Le déficit annuel du Canadien National à Terre-Neuve est très important et se chiffre à 23,5 millions de dollars en 1976. Manifestement, tout le domaine du transport dans la province nécessite une attention soutenue. En mars 1977, les gouvernements fédéral et provincial nomment une commission d'enquête chargée d'examiner le transport dans l'île.

La commission Sullivan, du nom de son Commissaire en chef Arthur M. Sullivan, tient des réunions d'information dans plus de 120 collectivités à Terre-Neuve et au Labrador. Des particuliers et des groupes au nombre de 102 déposent également des mémoires au cours de 15 audiences. Il publie le premier tome de son rapport en juillet 1978, et le deuxième en février 1979.

La commission ne mâche pas ses mots en ce qui concerne le chemin de fer. Selon son rapport, tout indique que le service ferroviaire n'est plus rentable. Il faut donc prévoir que d'ici 10 ans le train ne fera plus partie du réseau de transport. Dans sa 29e recommandation, la commission propose la planification immédiate du retrait progressif du chemin de fer. La recommandation suivante mentionne par contre une réorganisation et l'élaboration d'une nouvelle stratégie ferroviaire commerciale sur cinq ans. La décision d'abandonner la ligne ferroviaire fera ensuite l'objet d'une réévaluation. La commission Sullivan semble pourtant fort peu optimiste sur l'avenir du chemin de fer.

Elle lie les problèmes de transport à l'absence d'un plan détaillé et à long terme. Elle étaie ses recommandations sur la nécessaire intégration des services de transport aérien, routier et maritime qui se renforceront alors mutuellement. Elle n'envisage nullement le chemin de fer au menu des moyens de transport offerts vers la fin des années 1990.

Les réactions

Les réactions au rapport sont prévisibles. La population reste attachée au chemin de fer et ne veut pas s'en départir malgré ses lacunes. Le gouvernement de Frank Moores affirme dans un communiqué de presse qu'il n'est pas question d'éliminer le chemin de fer. Il est même inacceptable de suggérer que sa suppression améliorerait l'ensemble des transports. Pourtant, c'est exactement ce qui s'est passé.

Le Canadien National adopte la proposition de la commission Sullivan d'un plan quinquennal. En mars 1979, il annonce la formation d'une division du transport ferroviaire à Terre-Neuve, TerraTransport. Elle vise l'élimination du déficit, principalement par une réduction de la main-d'œuvre et le transport des marchandises par conteneurs plutôt que par wagons. Cette dernière mesure simplifie l'arrimage aux camions et résout plusieurs des problèmes associés à l'étroitesse de la voie ferrée.

Train, autocar et camion du Canadien National à la gare de St. John's, 1979
Train, autocar et camion du Canadien National à la gare de St. John's, 1979
Cette photo souligne la formation de la division TerraTransport en 1979. Remarquez le logo composé de deux flèches qui remplace celui du Canadien National.
Avec la permission du Railway Coastal Museum.

En 1982, ce plan semble porter fruit. Le choix de conteneurs et l'adoption de tarifs marchandises plus concurrentiels permettent de récupérer quelques clients. Le déficit diminue. Toutefois, la concurrence que lui livrent les autres entreprises d'expédition et les décisions en matière de tarifs marchandises que prend la Commission canadienne des transports se répercutent sur les activités de TerraTransport. Les clients la délaissent de nouveau. En 1985, le ministre fédéral des Transports, Don Mazankowski, conseille la fermeture du chemin de fer en échange d'un financement destiné à la réfection du réseau routier.

L'entente

Des négociations s'entament l'année suivante sur l'importance du financement à accorder à la province pour l'abandon de sa ligne ferroviaire. En janvier 1986, un pont est emporté par les eaux de la rivière Robinson. Le trafic ferroviaire est à l'arrêt pendant près de deux mois. En détournant ses activités vers le réseau routier, le Canadien National prouve l'obsolescence du chemin de fer. Cette situation donne un coup d'accélérateur aux négociations.

Dix ans plus tôt, devant la commission Sullivan, le gouvernement provincial avait allégué que le Canadien National abdiquait ses responsabilités constitutionnelles en offrant le service d'autocars Roadcruiser. En vertu des Conditions de l'union au Canada, le gouvernement fédéral (par l'entremise du Canadien National) doit maintenir le chemin de fer. Lorsque le Canadien National transporte des passagers sur le réseau routier dont la province a supporté les coûts, plutôt que sur le réseau ferroviaire relevant du fédéral, la province se retrouve ainsi à financer un service fédéral.

C'est l'un des arguments mis de l'avant dans les négociations. L'annonce de la fermeture du chemin de fer a finalement lieu le 20 juin 1988. Dans cette entente titrée Roads for Rails, le fédéral consacre 800 millions de dollars à la réfection du réseau routier et aux forfaits retraite et indemnités de licenciement des employés du chemin de fer.

Le dernier train roule le 30 septembre 1988. Peu après, le Canadien National amorce le démantèlement de la voie ferrée. En effet, moins d'un mois plus tard, des travailleurs s'affairent à enlever les rails et les traverses de la plateforme. Les derniers rails sont arrachés en novembre 1990. Tous les rails sont mis à la ferraille. Le matériel roulant est retiré de la circulation, envoyé à la ferraille ou vendu. Le Nigéria et quelques pays d'Amérique du Sud acquièrent un petit nombre de locomotives, mais la plupart sont mises au rebut. Quelques-unes deviennent des pièces d'exposition.

Des travailleurs enlevant les rails de la voie ferrée, 1988
Des travailleurs enlevant les rails de la voie ferrée, 1988
Des travailleurs démantèlent la voie ferrée au point miliaire 340 de la région du plateau Gaff Topsail. Ce travail s'est poursuivi jusqu'en novembre 1990.
Avec la permission du Railway Coastal Museum.

Le patrimoine ferroviaire

Le chemin de fer fait partie depuis longtemps de l'histoire et du patrimoine de la province. Transformée en 1997 en sentier récréatif, la plateforme ferroviaire se raccroche au Sentier transcanadien. Il est notamment fréquenté par les randonneurs et les motoneigistes. Ce sentier surnommé T'Railway est également un parc provincial. Non seulement son avenir est-il assuré aux futurs usagers, mais il perpétue le souvenir du train. La vieille gare Riverhead située sur la rue Water à St. John's héberge le musée du chemin de fer de Terre-Neuve (Railway Coastal Museum). Il présente des objets, des photos et des documents associés à l'histoire ferroviaire et maritime de la province. Plusieurs gares, locomotives et rails perdurent. On aperçoit parfois d'ailleurs de vieux wagons transformés en remises à jardin, ainsi que des traverses et des rails tenant lieu de clôtures.

Des cheminots à la retraite ont illustré de diverses façons le chemin de fer : peintures, photos, modèles réduits. Ils ont aussi composé poèmes et chansons. La première production de la troupe de théâtre Rising Tide Theatre en janvier 1979 s'intitule Daddy, What's a Train? [Papa, c'est quoi un train ?] La pièce a pour sujet la fin imminente du chemin de fer et la perte d'une partie du patrimoine. L'humoriste Ray Guy a rédigé de nombreuses chroniques sur le chemin de fer et sa disparition. En 1995, Wade Kearley publie un récit de son périple, The People's Road, qui raconte les 880 kilomètres de voie ferrée de l'île qu'il a parcourus à pied.

L'importance culturelle du chemin de fer s'incarne dans les efforts que met la population à en préserver les traces. Il n'existe peut-être plus, mais le chemin de fer appartient au patrimoine de la province et a contribué à façonner son identité.

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