Impacts de la faillite bancaire de 1894

La faillite des banques Commercial et Union, le 10 décembre 1894, a provoqué une brève période de chaos économique, social et politique à Terre-Neuve et au Labrador. Des entreprises ont dû fermer leurs portes, le commerce du poisson s'est interrompu et le taux de chômage a atteint des sommets. Le pays s'est retrouvé privé d'instrument monétaire fiable, et s'est vu refuser tout crédit de la Grande-Bretagne pour payer l'intérêt sur sa dette publique, dû le 1er janvier 1895.

Édifice de l'ancienne Commercial Bank of Newfoundland, 1998
Édifice de l'ancienne Commercial Bank of Newfoundland, 1998
Propriété de la Commercial Bank jusqu'à la faillite, cet immeuble a été racheté par la Banque de Montréal en 1895. Deux ans plus tard, la Savings Bank s'y est installée pour y demeurer 65 ans.

Avec la permission de la Fondation du patrimoine de Terre-Neuve-et-Labrador (HFNL), © 1998. Photographe inconnu.

Appréhendés, les directeurs des deux banques ont été inculpés de conspiration et de vol. Il s'agissait pour la plupart de marchands de poisson qui avaient exploité leur position pour se consentir de gros prêts. Dans un contexte de colère populaire, les chômeurs sont descendus dans la rue pour réclamer des emplois ou de la nourriture des autorités. Or, le gouvernement était paralysé par sa dette immense et son instabilité; en effet, dans les deux mois suivant la faillite, trois premiers ministres différents se sont succédé au Colonial Building.

Impacts immédiats

Les marchands de poisson de Terre-Neuve ont été les premiers à éprouver l'impact de la faillite. La plupart dépendaient tellement des prêts bancaires pour financer leurs activités qu'ils ont dû quitter l'industrie après la faillite des banques Union et Commercial. Certains directeurs de cette dernière banque avaient vu venir la crise et cessé leurs transactions commerciales plusieurs jours avant la faillite : ainsi, Edwin John Duder a fermé son commerce le 8 décembre, tandis que A. F. Goodridge et G. A. Hutchings cessaient leurs transactions le 9 décembre. Nombre d'autres marchands allaient aussi cesser leurs activités après la fermeture des banques, le 10 décembre

La perte de ces commerces a frappé de plein fouet des milliers de personnes. Ainsi, la compagnie de Duder équipait environ 11 000 pêcheurs, et les autres marchands en appareillaient bien d'autres encore. Les mises à pied n'ont d'ailleurs pas juste affecté l'industrie de la pêche. Ainsi, Robert G. Reid, l'entrepreneur chargé de la construction du chemin de fer, a dû faire cesser les travaux le 20 décembre, jetant au chômage 1 200 personnes. Les commerces de la rue Water, à St. John's, ont également souffert, les gens étant devenus incapables de se payer l'épicerie, les vêtements et les autres nécessités. Pour éviter les licenciements, certains commerçants ont employé leur personnel à temps partiel jusqu'à la fin de la crise. En dépit de ces efforts, la faillite a laissé sans emploi quelque 6 000 habitants de St. John's.

Ce n'est pas seulement leurs sources de revenus que les gens avaient perdues, mais aussi une large part de leurs économies. Environ 1,2 millions de dollars en billets des banques Commercial et Union étaient en circulation en 1894, lorsque la faillite des banques les a rendus pour un temps sans valeur. En outre, la valeur des comptes d'épargne et des autres comptes dans les deux établissements a diminué du jour au lendemain.

Billet de l'Union Bank of Newfoundland, dévalué de 10 $ à 8 $, après 1894
Billet de l'Union Bank of Newfoundland, dévalué de 10 $ à 8 $, après 1894
Avec la permission de la Collection nationale de monnaies, Musée de la monnaie – Banque du Canada, Ottawa (1972.0040.00054.000). Photo : Gord Carter.

Simultanément, le pays se retrouvait sans devise fiable, la plupart des commerces ayant cessé, dès le 10 décembre, d'honorer les billets des banques Union ou Commercial. Cette situation a affecté presque tous les habitants de Terre-Neuve et du Labrador, y compris les centaines de visiteurs de l'île immobilisés à St. John's par le refus des transporteurs ferroviaires et maritimes d'honorer leurs billets de banque.

Le gouvernement, qui menait une large part de ses affaires bancaires avec l'Union Bank, a aussi essuyé de lourdes pertes. En tête de ses préoccupations venait l'intérêt sur la dette publique, dû à Londres le 1er janvier 1895. Si le pays n'était pas arrivé à lever assez de fonds pour respecter cette échéance, il se serait trouvé en défaut de paiement et aurait été contraint de déclarer faillite. Terre-Neuve a d'abord sollicité le secours de la Grande-Bretagne, mais le Colonial Office a refusé d'intervenir tant qu'une commission royale n'aurait pas enquêté sur la situation. Le pays a fini par éviter le pire en encaissant un dépôt considérable effectué avant la faillite par l'Union Bank à la National Bank of Commerce de New York.

Bank Note Act

Une autre grande priorité des représentants du gouvernement a été la restauration d'une devise fiable. Le 15 décembre, ils chargeaient un comité conjoint de la législature de faire enquête sur la situation des banques, et en acceptaient le rapport moins de deux semaines plus tard. Concluant que l'Union Bank était en bien meilleure situation financière que la Commercial, le comité recommandait au gouvernement de garantir tous les billets de l'Union Bank à 80 p.100 de leur valeur faciale, et ceux de la Commercial Bank à 20 p. 100 seulement. Endossant les recommandations du comité, la législature a adopté la Bank Note Act (loi sur les Billets de banque) vers la fin de décembre.

Billet de la Commercial Bank of Newfoundland, dévalué de 10 $ à 2 $, après 1894
Billet de la Commercial Bank of Newfoundland, dévalué de 10 $ à 2 $, après 1894
Avec la permission de la Collection nationale de monnaies, Musée de la monnaie – Banque du Canada, Ottawa (1964.0088.00413.000). Photo : Gord Carter.

Si cette loi a permis de stabiliser les devises du pays, elle a été violemment contestée. Le 1er janvier 1895, quelque 3 000 protestataires s'assemblaient à St. John's pour réclamer que le gouvernement restaure leur pleine valeur aux billets de banque, mais sans succès. Une semaine plus tard, des manifestants ont assiégé le Colonial Building en brandissant des affiches réclamant « du pain ou du travail »; devant le mutisme des autorités, les mécontents sont descendus sur la rue Water où ils ont pillé les magasins jusqu'à l'intervention de la police.

Après quelque deux semaines sans institution financière sauf la Savings Bank, le vide a été peu à peu comblé par l'arrivée dans l'île de banques canadiennes : la Bank of Nova Scotia a d'abord ouvert une succursale à St. John's le 21 décembre, suivie par la Banque de Montréal, la Banque canadienne de commerce et la Merchant's Bank de Halifax (aujourd'hui la Banque Royale du Canada). Dès janvier 1895, la Banque de Montréal acceptait le compte du gouvernement de l'île et le pays adoptait la devise canadienne. Terre-Neuve aura aussi entamé des pourparlers avec Ottawa en vue d'une union avec le Canada, mais ceux-ci se sont révélés infructueux.

Secours à la population

Même si l'arrivée des banques canadiennes et l'adoption de la devise canadienne avaient beaucoup fait pour remettre l'économie du pays sur pied, bien des Terre-Neuviens et des Labradoriens étaient toujours sans ressources pour passer l'hiver. À St. John's, diverses églises et des membres de l'élite municipale ont constitué des comités de secours pour distribuer de la nourriture, des vêtements, de l'argent et d'autres articles aux gens dans le besoin, du pays. Des dons ont également été envoyés d'Angleterre, de Nouvelle-Écosse et de Boston.

Banque Royale du Canada, s.d.
Banque Royale du Canada, s.d.
Après la faillite bancaire de 1894, diverses banques canadiennes ont ouvert des succursales à Terre-Neuve.

Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 137 01.10.006), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L. Photographe inconnu.

Les succès de la campagne de chasse au phoque au printemps et de la pêcherie en été ont aussi atténué la pauvreté causée par la faillite. En mars et en avril, environ 8 000 hommes et 20 vapeurs convergeaient sur la banquise pour se livrer à la chasse au phoque. Ces bateaux étaient financés par quelques grosses compagnies épargnées par la crise, notamment Bowring Brothers et Job Brothers, et par des consortiums d'entreprises plus petites.

Les marchands de poisson qui faisaient affaire avec la Savings Bank étaient encore en mesure de pourvoir leurs équipages pour la pêche estivale; quant aux pêcheurs dont les fournisseurs avaient fait faillite, ils pouvaient obtenir des prêts et de l'équipement de Sir Herbert Murray, le commissaire aux secours. Durant le seul été 1895, Murray aura contribué à l'envoi en mer de 84 goélettes et de 360 pêcheurs.

Procédures judiciaires

Le 27 décembre 1894, les autorités appréhendaient les directeurs de la Commercial Bank, les accusant d'avoir falsifié leurs états financiers et conspiré pour frauder leurs actionnaires. Au nombre de ces directeurs, on retrouvait les marchands de poisson E. J. Duder, G. A. Hutchings et A. F. Goodridge (également premier ministre de Terre-Neuve au moment de la faillite), ainsi que J. S. Pitts, ministre du Cabinet, et James Goodfellow, secrétaire de la Chambre de Commerce.

En juillet 1895, les autorités portaient des accusations similaires contre les directeurs de l'Union Bank, également pour la plupart des politiciens et des marchands de poisson; la liste comprenait Sir Robert Thorburn, premier ministre sortant, A. W. Harvey, ministre du Cabinet et W. J. S. Donnelley, receveur général, ainsi que W. B. Grieve et R. S. Munn, deux marchands. Peu après leur arrestation, tous ont été libérés sous caution dans l'attente de leur procès.

Les directeurs de la Commercial Bank ont comparu devant le tribunal en décembre 1897, mais tous ont été acquittés, la poursuite n'ayant pas su prouver qu'il y avait eu conspiration. Le procureur général Sir James Winter a aussi rendu un non-lieu dans la cause des directeurs de l'Union Bank. Certains historiens (Rowe, Earle) ont prétendu que ces jugements étaient entachés d'ingérence politique. Au moment du procès, plusieurs des marchands avaient repris leur participation à la pêche commerciale; s'ils avaient été jetés en prison, leur disparition aurait causé davantage de faillites et sapé une nouvelle fois l'économie fragile du pays.

English version