Le système de paiement en nature

Pendant la majeure partie du 19e siècle, l'économie des petits villages isolés de Terre-Neuve et du Labrador ne reposait pas sur l'argent, mais plutôt sur le crédit des commerçants. Chaque automne, les pêcheurs se rendaient chez les commerçants locaux pour échanger leurs stocks annuels de morue salée-séchée contre des vêtements, de la nourriture, des engins de pêche et d'autres fournitures offertes par les commerçants. Les pêcheurs se procuraient souvent ces marchandises à crédit plus tôt durant l'année, sans en connaître le prix d'achat. Les commerçants déterminaient le prix des articles achetés à crédit à la fin de la saison de pêche, en fonction des prix qu'ils pourraient obtenir sur les marchés internationaux pour le poisson échangé. Une telle manipulation des prix maximisait les chances des commerçants de tirer profit de l'industrie de la pêche, mais leurs clients risquaient ainsi de faire simplement leurs frais ou de se retrouver un peu plus endettés chaque saison.

Pesée du poisson salé au port de St. John's, s.d.
Pesée du poisson salé au port de St. John's, s.d.
Pendant la majeure partie du 19e siècle, l'économie des petits villages isolés de Terre-Neuve et du Labrador ne reposait pas sur l'argent, mais plutôt sur le crédit des commerçants. Chaque automne, les pêcheurs se rendaient chez les commerçants locaux pour échanger leurs stocks annuels de morue salée-séchée contre des vêtements, de la nourriture, des engins de pêche et d'autres fournitures.
Photographe inconnu. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (coll. 137 03.02.002), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

La manipulation des prix lors d'un tel échange sans argent, appelé système de paiement en nature ou de crédit, présentait des avantages et des inconvénients pour toutes les parties concernées. Le crédit offert par les commerçants aidait les pêcheurs à survivre lors des mauvaises saisons de pêche et leur permettait de se procurer des articles qu'ils n'étaient pas en mesure de produire localement, comme de la mélasse, du thé et des clous. Cependant, de nombreux pêcheurs n'arrivaient pas à pêcher suffisamment de morue pour rembourser leurs crédits et se retrouvaient parfois encore plus endettés chaque année. Certains commerçants exploitaient également les pêcheurs en leur vendant trop cher leurs articles et en leur achetant à bas prix leur poisson. Les commerçants, pendant ce temps, avaient une clientèle garantie grâce au système de paiement en nature, mais devaient absorber les pertes lorsque la pêche à la morue était mauvaise ou que les pêcheurs n'étaient pas en mesure de payer leurs dettes.

Le système de paiement en nature a vu le jour à Terre-Neuve et au Labrador au début du 19e siècle, lorsque la pêche de résidents a remplacé la pêche migratoire anglaise. Ce système n'était pas utilisé uniquement dans les colonies et existait dans certaines régions de la Grande-Bretagne, par exemple, depuis le 15e siècle au moins. Les collectivités rurales qui dépendaient de l'exploitation minière et forestière, de la pêche et de l'agriculture semblaient les plus susceptibles de reposer sur une économie fondée sur le crédit, étant donné que l'argent y était rare et que seule une gamme très restreinte de produits locaux existait pour répondre aux besoins des résidents.

Les pêcheurs et le système de paiement en nature

Chaque printemps, les pêcheurs de Terre-Neuve et du Labrador – ce qui inclut les pêcheurs côtiers, ceux du Labrador et les pêcheurs sur les bancs, de même que les habitants-pêcheurs, leurs domestiques et de petits pêcheurs indépendants – recevaient des provisions d'un commerçant local afin d'équiper leurs bateaux pour la pêche estivale et de subvenir aux besoins de leur famille pour les mois à venir. Le commerçant leur fournissait ces marchandises à crédit et prenait en note combien chaque pêcheur lui devait. En échange, les pêcheurs et leur famille passaient l'été à attraper et à saler de la morue, qu'ils remettaient à l'automne aux commerçants à titre de paiement. Un mesureur de poissons évaluait alors la pêche afin d'en calculer la valeur et de déterminer le montant que le commerçant devait déduire de la dette de chaque pêcheur. Les pêcheurs qui se voyaient accorder un crédit pouvaient se procurer des provisions supplémentaires pour passer l'hiver, alors que ceux qui n'avaient pas remboursé la totalité de leur dette ne pouvaient recevoir d'autres provisions qu'à la discrétion du commerçant. Ceux qui ne réussissaient pas à obtenir un crédit supplémentaire devaient souvent demander l'aide du gouvernement ou d'une œuvre de charité.

Toutefois, la somme que la morue pouvait rapporter variait souvent et dépendait de la demande mondiale, de la disponibilité de la morue sur le marché et de divers autres facteurs. Par conséquent, les pêcheurs savaient rarement combien leur pêche leur vaudrait, avant d'avoir remis leurs prises aux commerçants. La façon dont la morue était évaluée aggravait la situation. Les mesureurs qui déterminaient la valeur du poisson étaient employés par les commerçants, et il était donc dans leur intérêt de fournir à leur employeur les plus bas prix possible. Certains pêcheurs étaient d'avis que les mesureurs sous-évaluaient intentionnellement leur poisson.

Séchage de la morue sur les vigneaux, vers 1886
Séchage de la morue sur les vigneaux, vers 1886
Tout au long du 19e siècle, les pêcheurs de Terre-Neuve et du Labrador passaient les mois d'été à attraper et à saler de la morue.
Photographie de Simeon Parsons. Avec la permission de Bibliothèque et Archives Canada (PA-139025), Ottawa, Ontario.

Les commerçants déterminaient également la valeur des fournitures qu'ils échangeaient contre le poisson salé. Cette situation contribuait également aux tensions existantes puisque de nombreux pêcheurs soupçonnaient les commerçants de leur vendre leurs fournitures trop chères, en plus de leur acheter à bas prix leur morue. Bien que la presse régionale et au moins un homme politique, le conservateur James Winter, aient signalé, vers la fin du 19e siècle, que les prix fixés par les commerçants pour leurs fournitures étaient d'environ 40p. cent supérieurs à la valeur marchande de ceux-ci, il est difficile à dire dans quelle mesure cette estimation s'avère exacte.

Les pêcheurs qui croyaient être traités injustement étaient souvent incapables de négocier une meilleure entente avec un autre fournisseur, étant donné que la plupart des petits villages isolés ne profitaient des services que d'un seul commerçant. Si plus d'un commerçant travaillait au sein d'une collectivité, ceux-ci s'entendaient généralement chaque saison sur un prix commun pour le poisson. Toutefois, les pêcheurs mécontents pouvaient traduire les commerçants devant les tribunaux, s'ils le voulaient. De tels conflits salariaux étaient courants au 19e siècle.

Les commerçants et le système de paiement en nature

Il était difficile pour les commerçants et les pêcheurs de réaliser un profit sous le système de paiement en nature. Cette situation était en grande partie attribuable à la nature incertaine de la pêche. Certaines années, la morue abondait, alors que d'autres, elle était rare. Durant les mauvaises années, les commerçants aidaient souvent les pêcheurs en prolongeant plus longtemps leur crédit. Durant les bonnes années, ils compensaient leurs pertes en haussant le prix des articles échangés contre le poisson. Cela aidait également les commerçants à absorber toute dette non remboursée et à couvrir les coûts liés à la commercialisation du poisson et à l'expédition des stocks à des acheteurs étrangers.

Bien que certains commerçants aient abusé du système, certains pêcheurs aussi ont tenté d'escroquer les commerçants. Certains utilisaient les engins de pêche obtenus à crédit auprès d'un commerçant local afin de travailler en secret pour le compte de commerçants de Saint-Pierre ou de vendre au comptant des appâts aux Américains qui pêchaient sur les bancs. D'autres produisaient intentionnellement un poisson salé-séché de qualité inférieure parce qu'ils croyaient que les commerçants réduiraient leur salaire, quelle que soit la qualité du poisson qu'ils échangeaient. Par conséquent, il est devenu difficile pour certains commerçants d'obtenir des prix élevés sur le marché pour leur poisson.

Le système de paiement en nature a donné lieu à des relations complexes et souvent tendues entre les pêcheurs et les commerçants. Ces derniers dépendaient tous deux l'un de l'autre pour assurer leur subsistance et, pourtant, chacun soupçonnait souvent l'autre d'exploiter le système à son propre avantage. Bien qu'au cours des années 1800, les gens fussent très nombreux à croire que le système de paiement en nature fragilisait l'économie des petits villages isolés, en plus de confiner les pêcheurs dans un cycle d'endettement, le crédit des commerçants permettait également aux habitants des collectivités rurales de se procurer diverses ressources auxquelles ils n'auraient pas eu accès autrement. Cela les aidait également à survivre lors des mauvaises saisons de pêche, à condition que les commerçants ne limitent pas leur crédit.

Néanmoins, une bonne part du pouvoir de marchandage revenait au commerçant selon le système de paiement en nature. Les pêcheurs devaient attendre de connaître la valeur de leur pêche pour obtenir des provisions, mais savaient rarement combien leur rapporterait leur morue sur un marché mondial fluctuant. En outre, ils n'avaient pas les ressources nécessaires pour subvenir à leurs besoins sans le crédit des commerçants, mais le salaire exact qu'ils gagnaient dépendait des calculs de ces derniers. De plus, certains commerçants ont commencé à limiter le crédit, vers le milieu des années 1800, en raison du marché en recul. Cette situation a forcé de nombreux pêcheurs à demander l'aide du gouvernement et a plongé ceux-ci dans une pauvreté encore plus grande.

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