Sur la scène du monde

Traditions

Pour le Terre-Neuvien moyen, la notion de « fête de cuisine » évoque l'image de buveurs et de bon vivants réunis autour d'un poêle à bois ou de danseurs fonçant à travers la pièce, alors qu'une poignée de musiciens, assis dans un coin, se relancent chansons et airs. Typique du mode de vie terre-neuvien, le « party de cuisine » a été recréé pour des émissions de télévision, des vidéoclips et des campagnes de promotion touristique.

Fête de cuisine, Conche (s.d.)
Fête de cuisine, Conche (sans date)
La fête de cuisine est emblématique du mode de vie terre-neuvien. Réunis sur la photographie ci-dessus : Stan Fitzgerald, Jerome Flynn, Alice et Gerard Simmons, et Kathleen Flynn.
Avec la permission de Candace Cochrane. Tiré de Outport: Reflections from the Newfoundland Coast, de Candace Cochrane, sous la direction de Roger Page, Addison-Wesley Publishers, Don Mills, 1981, p. 126.

La tradition du divertissement au foyer s'est perpétuée jusqu'à nos jours, et les séances de musique improvisées du samedi soir sont toujours en vogue dans les cuisines, les salons et les sous-sols de la province. Ceci dit, au cours du siècle dernier, la musique de Terre-Neuve et du Labrador s'est répandue bien au-delà de la cuisine pour assimiler une vaste gamme d'influences, s'adapter aux nouvelles technologies et progresser tant comme divertissement que comme métier. Les musiciens professionnels d'aujourd'hui s'efforcent de trouver un juste milieu et de transmettre la spontanéité et l'intimité de la fête de cuisine dans des salles de spectacle, dans des studios d'enregistrement sophistiqués et devant des publics internationaux.

Comme d'autres traditions folkloriques, la musique de Terre-Neuve-et-Labrador a fait ses premiers pas comme un passe-temps partagé entre amis, voisins et collègues. Nombre d'airs et de ballades étaient connus dans les foyers et les lieux de travail bien avant d'être joués sur des scènes plus classiques. L'évolution de la musique d'inspiration celtique, en particulier, ne saurait être séparée de la vie quotidienne des premiers colons. Les gigues et les reels étaient joués pour faire danser; le « turlutage » a d'abord été utilisé pour accompagner un air quand on n'avait pas d'instruments; les chansons de marins étaient associées aux rythmes du travail manuel; et les ballades servaient, entre autres, à conter des histoires pour faire passer les longues soirées. La musique plus sérieuse était réservée au culte, les hymnes ayant été chantés et interprétés depuis l'établissement des premiers villages et la construction des premières églises. Des harmonies militaires et des chorales créaient aussi une ambiance musicale durant les fêtes et les cérémonies publiques.

Musiciens

Les premiers musiciens professionnels dignes de mention, à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, étaient des chanteurs populaires et des troupes de théâtre. Johnny Burke, James Murphy et quelques autres chanteurs, populaires dans la région de St. John's, vendaient les partitions de leurs compositions sous forme de feuillets imprimés appelés broadsides. Leurs chansons devaient souvent leur popularité à leur représentation de personnages et d'événements locaux. Certaines sont restées très populaires dans la province, par exemple Kelligrew's Soiree de Burke. Plusieurs chanteurs se sont associés à des troupes de théâtre locales pour produire des opérettes et d'autres spectacles musicaux, très fréquentés à John's et à Harbour Grace. Les musiciens folk ont émergé vers la fin du 19e siècle, se produisant à des réceptions en plein air (les garden parties) et dans des salles paroissiales.

Distribution de « The Prince of Pilsen », comédie musicale, 1921
Distribution de « The Prince of Pilsen », comédie musicale, 1921
À la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, opérettes et autres spectacles musicaux étaient en vogue à St. John's et à Harbour Grace.
Photographie de Holloway. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. MF-287, 1.13), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Avec l'arrivée de la radio, la musique locale a accru son auditoire et son potentiel commercial. Durant les années 1920 et 1930, les émissions The Big Six et The Irene B. Mellon, qui proposaient des interprétations en direct d'airs irlandais et terre-neuviens, étaient les plus populaires à Terre-Neuve. Les auditeurs connaissaient bien une large part de ce répertoire, alors que d'autres chansons, popularisées sur les ondes, étaient absorbées dans la tradition folklorique locale. Des musiciens comme John White ont confié que ces émissions de radio pionnières leur ont inspiré l'amour de la musique en leur enseignant des chansons et en les exposant à un public enthousiaste.

Les médias de la musique

Les premiers recueils de chansons ont aussi été publiés au début du 20e siècle, notamment celui de Gerald S. Doyle qu'on pouvait retrouver dans des milliers de foyers. Les tables tournantes se sont répandues dans les salons et des vedettes comme la famille McNulty, un groupe irlando-américain populaire, ont vendu des milliers de disques dans l'île. C'est l'album Squid Jiggin' Ground, d'Art Scammel, qui a constitué en 1943 le premier succès commercial terre-neuvien.

Si les Terre-Neuviens continuaient d'échanger chansons et mélodies en famille et entre voisins, ils se sont aussi mis à fréquenter les clubs, les salles de danse et d'autres lieux publics. Interprètes, accordéonistes, violoneux et petits ensembles sont passés de leur domicile à la scène, adaptant leur musique au nouveau contexte, par exemple en se servant de micros et d'amplificateurs pour rivaliser d'audace et varier leurs interprétations et leurs styles musicaux. Tandis que le siècle voyait se succéder la Deuxième Guerre mondiale, l'Union avec le Canada et le baby-boom, Terre-Neuve et le Labrador ont été exposés à une plus large variété de musique que jamais auparavant.

Les gens se sont emballés du swing, de la musique country, du pop et du rock-and-roll, autant de styles musicaux conçus pour un large public et de grandes salles. Avant longtemps, les batteries et les instruments électriques se sont répandus, et les styles ont commencé à s'entremêler. Parmi les artistes les plus populaires des années 1950 et 1960, il faut mentionner l'accordéoniste traditionnel Wilf Doyle, qui a formé The Solidaires, un big band de tournée spécialisé en swing, Jimmy Linegar, un chanteur country local, et divers groupes de musiciens de danse rock-and-roll.

En Ontario, des interprètes comme Harry Hibbs et Dick Nolan faisaient salle comble d'émigrés terre-neuviens en interprétant de la musique de danse enracinée dans le répertoire folk d'Irlande et de Terre-Neuve. La plupart des groupes populaires lançaient des 45-tours et des albums et passaient régulièrement à la radio. Durant de nombreuses années, Harry Hibbs a été l'un des meilleurs vendeurs au Canada, même s'il n'a jamais vécu grassement des recettes de ses albums.

Harry Hibbs, 1971
Harry Hibbs, 1971
Harry Hibbs est l'un des artistes ayant vendu le plus de disques au Canada, soit plus de 1,5 million d'albums.
Avec la permission de la succession de Harry Hibbs.

Activités et mise en valeur

Durant les années 1960, les boîtes de nuit ont commencé à remplacer foyers et églises comme endroits privilégiés des activités sociales et musicales. Une nouvelle génération de musiciens ambitieux était née, vouée à vendre ses albums, à produire des concerts et à faire connaître la musique locale aux auditoires du monde entier. Durant les années 1960 et 1970, la télévision de CBC a diffusé All Around the Circle, une émission de variétés de premier plan produite à St. John's et axée sur la musique locale. Une autre série télévisée notable, Ryan's Fancy, animée par le groupe du même nom, était enregistrée dans diverses localités de l'île et des Maritimes, mettant en vedette des musiciens dans leur milieu familial. Harry Hibbs et The Wonderful Grand Band ont aussi animé des émissions télévisées populaires.

Malgré un essor de leurs activités et de leur visibilité, les artistes de Terre-Neuve faisaient face à forte compétition dans l'industrie du spectacle et leurs succès commerciaux étaient rares. Mais leur musique s'était quand même taillé une réputation nationale pour son originalité, et les groupes locaux étaient fréquemment invités à des festivals de musique au Canada, aux États-Unis et en Europe. La musique traditionnelle a continué d'évoluer, les artistes absorbant les influences internationales et élevant leur virtuosité pour atteindre les nouvelles normes attendues par le public. Grâce aux progrès techniques, ils ont su enrichir leur répertoire pour toucher de nouveaux publics. Durant les années 1980, la production de longs-jeux, de cassettes et de disques audionumériques (CD) est devenue plus abordable et accessible, ce qui a favorisé une croissance notable des enregistrements terre-neuviens sur le marché. Encouragés par une meilleure accessibilité aux studios d'enregistrement, les artistes ont pu améliorer leurs compétences techniques, musicales et commerciales.

Les années 1990 ont été marquées par de nouveaux efforts en vue d'établir la musique locale comme une entreprise viable au potentiel encore peu exploré. Le gouvernement s'est mis à exploiter le potentiel commercial des arts de la scène, en particulier sur le plan touristique. Des organisations comme la Music Industry Association of Newfoundland and Labrador (MIANL) ont appuyé et formé des artistes locaux. De nouveaux efforts ont été déployés pour bâtir une infrastructure de musique commerciale, les entrepreneurs locaux jouant un rôle accru dans la gestion d'artistes, la distribution, la publicité et la promotion de disques audionumériques.

Les East Coast Music Awards

Depuis 1991, le spectacle annuel des East Coast Music Awards (ECMA) ouvre de nouvelles voies de succès commercial aux musiciens locaux. Couronnée par un prestigieux gala télévisé, cette réunion d'affaires de trois jours met en valeur la musique du Canada atlantique auprès des promoteurs, des maisons de disques et des médias canadiens, américains et européens. Même si quelques artistes seulement ont réalisé le rêve de célébrité de masse promis par l'événement, les efforts de promotion soutenus de l'ECMA ne sauraient être sous-estimés. Nombre de musiciens terre-neuviens ont connu du succès dans des marchés spécialisés : des groupes de rock se servent de réseaux de musiciens et de promoteurs pour élargir leur public; des musiciens folk prennent pied dans le circuit des cafés et des festivals; et des auteurs-compositeurs marchandent leurs pièces auprès d'autres artistes du disque. Ceci dit, rares sont les artistes de Terre-Neuve qui vendent des milliers de copies d'un nouvel album. Au cours des années 1990, toutefois, leur musique a su séduire les publics de l'extérieur de la province plus que jamais auparavant. Parmi les groupes les plus populaires, on relève The Irish Descendants et Buddy Wasisname and the Other Fellers, et surtout le groupe Great Big Sea, un quatuor qui a su populariser la musique traditionnelle de Terre-Neuve auprès d'un nouveau public de jeunes adultes et d'étudiants.

Buddy Wasisname and the Other Fellers, 2001
Buddy Wasisname and the Other Fellers, 2001
Les trois membres du groupe sont (de g. à dr.) Wayne Chaulk, Ray Johnson et Kevin Blackmore.
Photographie de Bernie Hollett. Avec la permission de Buddy Wasisname and the Other Fellers.

Une vitalité qui se maintient

De nombreux Terre-Neuviens et Labradoriens continuent de jouer de la musique d'inspiration celtique dans sa forme traditionnelle. Ceci dit, on ne trouve pas chez eux et dans leur public une éthique « puriste » assumée. Divers praticiens de la musique traditionnelle, du pop, du country ou du classique abattent souvent ces barrières pour travailler ensemble. La plupart des interprètes absorbent de nouvelles influences à divers degrés et ont recours aux technologies de pointe pour renouveler leur style. Si on note des tensions inévitables entre les courants extérieurs et ceux de la province, entre les attentes du public et le désir d'innover des musiciens, entre la poursuite de la musique comme forme artistique et son exploitation comme produit de consommation, ces tensions contribuent à la croissance et au maintien de la vitalité musicale de la province. Cette vitalité se doit d'être préservée pour que la musique de Terre-Neuve-et-Labrador trouve de nouveaux auditoires dans l'avenir.

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