Les mégaprojets

Dans les années 1950, le premier ministre J. R. Smallwood appuie activement l'implantation de diverses activités industrielles dans la province, mais des échecs répétés le convainquent au cours des années 1960 de s'intéresser plutôt à des projets de très grande envergure, par exemple l'établissement d'une fabrique de carton doublure à Stephenville, d'une raffinerie de pétrole à Come By Chance et d'une usine de production de phosphore à Long Harbour. Il espère ainsi que l'industrialisation de la province garantira des emplois sur des décennies, en plus de générer des recettes qui faciliteront la modernisation d'une industrie de la pêche en difficulté.

Le financement reste toutefois un obstacle de taille. L'entrée dans la Confédération a permis à la province d'accumuler un excédent budgétaire de 45 millions de dollars. La construction de routes, le déploiement de moyens de communication, l'éducation et bien d'autres services en accaparent cependant une large partie. Elle ne peut donc pas soutenir seule de gros projets industriels. J. R. Smallwood doit donc proposer aux promoteurs étrangers des mesures incitatives alléchantes telles que des allègements fiscaux, des prêts gouvernementaux et une réduction des tarifs d'électricité.

La presse, des citoyens et des membres de la classe politique allèguent que ses efforts bénéficient à une certaine élite plutôt qu'à la province. En 1969, le premier ministre Smallwood réplique par écrit que chaque Terre-Neuvien sait vraiment qu'il a tenté de développer Terre-Neuve au profit de ses habitants. Si, poursuit-il, des gens comme lord Northcliffe, sir Eric Bowater, John C. Doyle, Henry Ford, John D. Rockefeller et John M. Shaheen mettent sur pied une entreprise qui fournit des milliers d'emplois, doit-on blâmer un gouvernement, un président ou un premier ministre en fonction parce que des hommes fortunés choisissent de s'enrichir davantage en démarrant un projet industriel ?

Ce sont les contribuables qui font finalement les frais de ces trois mégaprojets qui n'aboutissent pas aux résultats escomptés. Seule la raffinerie de Come By Chance demeure en exploitation.

Stephenville

En 1966, l'armée américaine ferme sa base aérienne de Stephenville. Des centaines d'hommes et de femmes se retrouvent au chômage dans la région. Le premier ministre Smallwood est bien décidé à remédier à la situation. Il négocie donc avec l'homme d'affaires américain John C. Doyle la construction d'une fabrique de carton doublure. Les deux hommes conviennent que le bois sera récolté au Labrador, puisque les usines de pâtes et papiers, situées à Grand Falls et Corner Brook, détiennent déjà les droits de coupe sur la majorité des forêts de l'île. Le premier ministre espère alors élargir la création d'emplois jusqu'au Labrador.

Dessin de la fabrique de carton doublure de Stephenville
Dessin de la fabrique de carton doublure de Stephenville
Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 075, 5.04.076), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

John C. Doyle fonde la société Labrador Linerboard Limited dans le but de construire l'usine. En contrepartie, le gouvernement lui consent d'importantes subventions. S'il ne prévoit à l'origine qu'un investissement de 54 millions de dollars, celui-ci atteint pourtant 300 millions de dollars à la fermeture de l'usine en 1977.

Plusieurs facteurs ont contribué à la fermeture. Des usines rivales aux États-Unis capables de fabriquer ce produit à meilleur marché. L'éloignement de l'usine de ses marchés européens. Le coût d'emploi annuel de 1600 travailleurs, chiffrés en millions de dollars, que doit débourser l'usine. Surtout, la distance entre l'usine et le fournisseur, qui augmente les frais d'expédition du bois en provenance du Labrador et gonfle le prix du produit final.

Un an après sa fermeture, la province vend l'usine à la société Abitibi Paper Company pour la somme de 43,5 millions de dollars. Réaménagée en usine de papier journal après 18 mois de rénovation, elle rouvre ses portes en 1981 mais les referme en 2005. Environ 300 personnes perdent leur emploi.

Come By Chance

Un échec résulte également du partenariat entre le gouvernement Smallwood et un autre homme d'affaires américain. L'établissement d'une raffinerie de pétrole dans la collectivité de Come By Chance se révèle un désastre financier et creuse la dette de la province. Le gouvernement octroie aussi à John Shaheen, comme il l'avait fait avec John. C. Doyle, des prêts gouvernementaux de plusieurs millions de dollars afin de construire et mettre en valeur la raffinerie. Ici encore, l'entreprise n'est pas rentable.

D'ailleurs, la rentabilité n'est pas au rendez-vous dès sa mise en activité en 1973. Des pièces d'équipement défectueuses et des conflits de travail ralentissent la production. Les raffineries situées dans l'est du Canada lui livrent une dure concurrence et le prix du pétrole monte en flèche dans les années 1970. L'entreprise doit donc payer plus cher que prévu sa matière première.

La raffinerie déclare faillite trois ans après sa mise en activité. Des centaines d'hommes et de femmes deviennent chômeurs. La contribution des contribuables à la réalisation de ce projet s'élève à environ 42 millions de dollars. Fermée pendant 11 ans, elle renaît lorsque la société Newfoundland Energy Limited, dont le siège social est aux Bermudes, prend la relève en 1987. Durant les années où le marché était robuste, la société déclare des exportations annuelles supérieures à 2 milliards de dollars. En 2014, la raffinerie est vendue à la société North Atlantic Refinery Limited, mais moins de trois ans plus tard celle-ci était, selon certains reportages, déjà à la recherche d'un nouvel acheteur étant donné les coûts de production élevés.

Long Harbour

La société Electric Reduction Company of Canada Industries Limited (ERCO), une usine de production de phosphore, s'établit à Long Harbour dans les années 1960, attirée par la promesse de tarifs d'électricité à bon marché (l'électricité étant fournie par la centrale hydroélectrique de Bay d'Espoir). La province lui offre aussi une émission d'obligations de 15 millions de dollars pour la construction de l'usine.

L'usine de production de phosphore ERCO, vers 1974
L'usine de production de phosphore ERCO, vers 1974
Avec la permission de Martha (Lake) Sanger © 1974. Photographie tirée de The Long Harbour Phosphorus Plant: Pollution of the Physical Environment, de Martha Lake, document inédit, Memorial University of Newfoundland, 1974.

Le rendement des investissements du gouvernement dans cette usine est tout aussi médiocre que celui dans la raffinerie de Come By Chance. Dès le départ, l'usine représente une source de problèmes pour la santé et l'environnement. En effet, elle rejette dans la baie Placentia des eaux usées non traitées qui causent la mort de nombreuses espèces de poisson, dont le hareng et la morue. Ses émissions de fluorure dégradent la végétation environnante. Des orignaux et des lièvres présentent des signes de difformité (des scientifiques découvriront plus tard une contamination élevée au fluorure dans les os de certains animaux). L'usine adopte alors des mesures correctives, mais très coûteuses.

En 1989, elle ferme ses portes et laisse sans travail 290 personnes. Durant les années suivantes, la ville s'est vidée de plus de la moitié de ses citoyens et ne comptait plus qu'environ 350 habitants.

« Prendre des risques »

Dans son rapport daté de 1967, la commission royale d'enquête sur l'économie conseille au gouvernement une prudence accrue dans ses négociations avec des entreprises et promoteurs étrangers. Le rapport préconise une démarche plus cohérente et structurée du gouvernement lorsqu'il cherche à plaire à des investisseurs industriels. Le rapport propose qu'une aide financière, si justifiée, soit accordée sous la forme de subventions avec résultats mesurables (une forme d'assistance plus maîtrisable) que sous la forme de concessions et de subventions d'intrants, telle une réduction des tarifs d'électricité.

Le premier ministre Smallwood entend justifier les prêts gouvernementaux et la baisse de tarifs consentie aux entrepreneurs étrangers dans un document publié en 1969 et intitulé To You with Affection from Joey. Il y soutient que la croissance démographique de Terre-Neuve-et-Labrador progresse plus rapidement que la création d'emplois. Il affirme donc que la seule solution susceptible d'inciter les générations futures à rester dans la province consiste à créer aussi vite que possible des milliers d'emplois. Pour y parvenir, il faut oser.

Il assure que des activités industrielles productives constituent le seul véritable espoir.

Pour lui, un homme d'affaires souhaitant implanter une entreprise au Canada ne pensera pas spontanément à Terre-Neuve. Il faut le séduire avec des concessions particulières, des incitatifs. Il faut être prêt à prendre des risques.

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