Le gouvernement naval : de 1729 à 1815

Au 18e siècle, l'île de Terre-Neuve était vue uniquement comme un immense navire amarré aux Grands Bancs de la région : une station de pêche saisonnière où les rudiments de la vie civile étaient ignorés. Le gouvernement naval est resté dans l'ombre des réformistes du 19e siècle, comme William Carson et Patrick Morris, qui l'estimaient tous fondamentalement faible et inévitablement arbitraire. L'organisation judiciaire était toujours constituée de politiques impériales contraignantes pour les institutions officielles, c'est pourquoi on estime que les habitudes locales servaient seulement de substituts aux nombreuses lois anglaises.

Toutefois, le système judiciaire de Terre-Neuve avant 1815 était relativement stable et efficace comparativement à d'autres régimes en place au 18e siècle. Sous le vernis de la politique britannique officielle, qui définissait Terre-Neuve uniquement comme une station de pêche saisonnière, se sont développés des mécanismes de gouvernance coutumiers qui favorisaient ceux qui étaient au pouvoir. Des magistrats issus de l'état civil et de la Marine royale exerçaient le pouvoir juridique avec succès, et certains marchands intervenaient auprès du gouvernement lorsque leurs intérêts étaient menacés. Avant la constitution d'une presse indépendante, les représentants et les magistrats locaux n'étaient pas soumis à l'évaluation critique de la population. Malgré les réformes législatives de 1791-1792, pour l'essentiel aucun changement important n'a été apporté au mode de gouvernance avant les années 1810. Sans assemblée législative locale ni sphère bourgeoise au sein de la population, les gouverneurs de marine bénéficiaient d'une liberté relative leur permettant d'agir à leur guise.

À Terre-Neuve, comme dans la majorité des autres sociétés coloniales, le système judiciaire et le gouvernement étaient essentiellement passifs, limités par les ressources accessibles, et façonnés par les initiatives personnelles. Après 1729, les principales ressources juridiques étaient constituées du gouverneur de marine (qui servait simultanément de commodore dans la colonie de Terre-Neuve), de ses officiers subalternes (qui servaient d'auxiliaires), des magistrats de chaque circonscription (principalement des juges de paix), et des marchands de poisson qui étaient majoritaires à St. John's et dans les villages isolés. Bien que les amiraux de pêche aient contesté l'autorité du gouverneur et des magistrats dans les années 1730, ils ne constituaient déjà plus une force indépendante dès le début des années 1750. Dans la deuxième moitié du 18e siècle, les amiraux de pêche ont été désignés par le gouvernement de l'île.

Bateau de la Marine royale
Bateau de la Marine royale
Un bateau de la Marine royale dans le port de St. John's. Image tirée du journal de bord du H.M.S. Pegasus, en 1786. Dessin de J.S. Meres.
Avec la permission des Archives nationales du Canada (C-002542).

Comme au 17e siècle, Terre-Neuve était en quelque sorte administrée par une double autorité; il s'agissait d'un système coopératif constitué de magistrats et d'officiers de la marine. Au milieu des années 1760, l'île était divisée en neuf circonscriptions administrées par des magistrats civils, et en cinq zones maritimes gouvernées par des officiers auxiliaires de la marine. Au bas de l'échelon, les juges de paix prenaient des dépositions, instituaient des cours de magistrats, et organisaient des quarter sessions. Chaque année, le gouverneur assignait la fonction de juge auxiliaire à plusieurs commandants, lesquels devaient se rendre dans les différentes baies afin de régler les conflits et de présider les assises de l'automne (appelés tribunaux auxiliaires par la suite) avec l'assistance des juges de paix.

Les mécanismes mis en place par les institutions de l'île pour s'adapter aux conditions locales constituent l'aspect le plus important de l'histoire du système judiciaire et du gouvernement de cette époque. Cinq tribunaux s'occupaient principalement de l'administration des lois : la cour d'oyer et de terminer (instaurée en 1750), qui se prononçait sur les actes criminels graves; le tribunal du gouverneur de St. John's (convoqué de 1749 à 1780); les tribunaux auxiliaires (institués en 1749 et reconstitués en 1792); les séances tenues par les juges de paix (établies en 1729), et le tribunal de vice-amirauté de St. John's (convoqué aléatoirement depuis 1736). Chacune de ces institutions a évolué au delà des limites inhérentes à sa compétence officielle. Par exemple, le statut des officiers de la marine leur permettait seulement d'agir à titre de juges d'appel; par contre, en pratique, ils se prononçaient sur différentes affaires civiles et pénales. Les tribunaux auxiliaires étaient fondés sur le droit coutumier, ou, en d'autres termes, les pratiques qui ont été reconnues comme étant légitimes avec les années. Ces pratiques constituaient par ailleurs une partie intégrante de la common law anglaise. En 1775, lorsque le Parlement britannique a adopté une loi appelée la Palliser's Act concernant les pêcheries de Terre-Neuve, il a simplement codifié les lois coutumières en place.

La couverture de livre et la première page de Palliser's Act
La Palliser's Act
La couverture de livre et la première page de l'Act of King George III, mieux connue sous le nom de Palliser's Act. Imprimé à Londres en 1775 par Charles Eyre et William Strahan.
Avec la permission du Centre des études terre-neuviennes, bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

De 1788 à 1791, le système judiciaire de Terre-Neuve a connu une crise. L'appel d'une décision rendue par un juge auxiliaire, entendu en Angleterre, a temporairement semé la confusion au sein du système. Les affaires s'accumulaient par centaines tandis que les autorités essayaient de s'entendre sur la meilleure façon de réformer les tribunaux. En 1789, la crise s'est aggravée quand une grande quantité de condamnés irlandais ont débarqué à Bay Bulls et à Petty Harbour. L'amiral Mark Milbanke, qui venait d'être nommé gouverneur, a dû revoir le système judiciaire en même temps qu'il s'occupait de la menace que représentaient ces personnes. Confronté à ces problèmes, le gouvernement britannique a mené une enquête sur le système judiciaire et le gouvernement de Terre-Neuve.

En 1791, lorsque la législation a été adoptée, elle permettait uniquement l'institution temporaire d'un tribunal de juridiction en matière civile. La Judicature Act était en vigueur pour un an, et pendant ce temps, le nouveau juge-président John Reeves allait examiner les besoins de Terre-Neuve en matière d'administration de la loi. En octobre 1791, Reeves a rédigé son premier rapport au sujet du système judiciaire de Terre-Neuve, rapport dans lequel se trouvaient les esquisses d'un nouveau système. Il a suggéré au gouvernement d'établir un type de conseil législatif à Terre-Neuve. Dans son deuxième rapport, il a toutefois abandonné cette idée en faveur de mesures plus pragmatiques. En 1792, après avoir visité les villages isolés, il a affirmé : « Selon mes observations, nous avons davantage besoin de personnes pour faire appliquer les règlements que des règlements eux-mêmes; de plus, au lieu d'adopter de nouvelles lois, nous devrions d'abord trouver de nouveaux tribunaux pour faire exécuter celles qui sont déjà en place » (cité dans Bannister, 1999). À la suite des crises de 1788-1789, les officiers de la marine ont abandonné les postes de juges auxiliaires dont ils avaient l'exclusivité. Des civils ont commencé à exercer cette fonction après 1791; cependant, le gouverneur et ses officiers subalternes sont restés majoritaires dans les tribunaux.

John Reeves, 1792
John Reeves
Reeves a été nommé juge-président du tribunal de compétence civile de Sa Majesté en 1791 et a œuvré en tant que juge en chef lorsque la compétence du tribunal a été élargie en 1792.
La peinture de Thomas Hardy. Tirée; de Wikimédia Commons, relevant du domaine public.

Les recommandations du juge Reeves ont formé la base de la constitution de Terre-Neuve pour les 30 années suivantes. En 1792, une deuxième Judicature Act a permis la création d'une Cour suprême pour s'occuper des affaires civiles et criminelles, et l'instauration légale du système de tribunaux auxiliaires qui était en usage depuis longtemps. La loi était encore en vigueur pour une année seulement, et a dû être renouvelée annuellement jusqu'en 1809. Le gouvernement britannique essayait de combler l'écart entre les politiques impériales et les pratiques locales, ce qu'il a accompli en adaptant le système judiciaire aux ressources de droit accessibles. Loin d'être perçue comme une aberration, cette préférence pour les coutumes locales était conforme à la tradition anglaise de common law. Ainsi, on a préféré les institutions en place, comme les tribunaux auxiliaires, aux innovations, et, plus particulièrement, à la cour des plaids-communs, qui n'a pas été en activité très longtemps.

Les réformes de 1791-1792 étaient plus que de simples échelons menant au progrès en matière de droit. De 1730 à 1810, le gouverneur, les magistrats et les marchands ont établi un organe législatif et une autorité exécutive de facto pour approuver et renforcer les politiques locales. Ces pouvoirs concernaient uniquement certains projets, comme la construction de palais de justice et d'autres établissements publics, ou le paiement des coûts liés aux affaires pénales. Du point de vue de Londres, le gouvernement et les tribunaux de Terre-Neuve fonctionnaient relativement bien, coûtaient moins cher, et causaient peu de problèmes politiques. La Grande-Bretagne ne faisait pas preuve de négligence totale et la politique qu'elle menait sur l'île n'était pas intrinsèquement répressive, bien qu'elle ne fût pas particulièrement ouverte; elle s'appliquait plutôt à offrir le moins de résistance possible tant qu'elle n'était pas forcée de légiférer pour apporter les changements minimums nécessaires au fonctionnement du système judiciaire. En 1811, une loi conférant des droits de propriété limités a été adoptée; cependant, son application et d'autres réformes mineures n'ont pas altéré les fondements du régime gouvernemental de l'île de façon importante. Pendant les guerres napoléoniennes, l'île a cependant connu des changements socio–économiques importants et, après 1815, un mouvement réformiste local s'est constitué afin de presser le gouvernement britannique d'accorder à Terre-Neuve sa propre assemblée législative élue.

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