La pêche et le commerce du poisson en Angleterre au 18e siècle

Au 18e siècle, le nombre de pêcheurs anglais, la productivité et les revenus tirés de la pêche migratoire à Terre-Neuve atteignent leur apogée. L'industrie de la pêche française n'est plus dominante comme au 17e siècle, et ce, pour deux raisons. D'une part, les pêcheurs français sont expulsés de la majorité de l'île après 1713 et, d'autre part, les pêcheurs anglais ont élargi leur zone d'action. Ensuite, d'autres activités marginales ont pris de plus en plus d'ampleur telles la pêche au saumon et, plus tard, la chasse au phoque.

L'essor des activités économiques et l'expansion géographique facilitent l'établissement permanent de colonies, peut-être pour la première fois. Le nombre de résidents permanents est peu élevé, mais non négligeable. Cette situation inquiète ceux qui favorisent essentiellement les bateaux de fort tonnage pour la pêche migratoire. Par contre, les marchands du sud-ouest de l'Angleterre, qui règnent sur l'industrie de la pêche, voient d'un très bon œil l'augmentation des résidents permanents. L'accroissement du territoire de pêche et l'établissement de colonies sont source de prospérité. Quelques marchands s'enrichissent d'ailleurs considérablement et acquièrent énormément d'influence. Ils possèdent des flottes de bateaux et emploient des milliers de pêcheurs. Ils régissent la vie des colons terre-neuviens.

La réussite financière des marchands du sud-ouest leur permet de diversifier leurs activités et d'en tirer des revenus lorsque la pêche migratoire se porte mal. Simultanément, l'appui donné à l'implantation de colonies, l'expansion et la diversification finiront par accorder aux colons la mainmise sur la pêche.

Curieusement, la domination des pêcheurs saisonniers anglais à Terre-Neuve au 18e siècle prépare la disparition de la pêche migratoire. Vingt-cinq ans de turbulence précèdent pourtant cet épisode de prospérité.

Vingt-cinq ans de tourmente

Les bateaux de pêche

À l'aube du 18e siècle, l'Angleterre vit enfin une ère de paix après une dizaine d'années de guerre qui a mis à mal l'industrie de la pêche. L'enrôlement des pêcheurs dans la marine, l'arrêt du commerce, les ravages perpétrés par les Français à Terre-Neuve ont pesé très lourd sur une industrie déjà fragilisée par une dépression économique. Un nombre toujours plus important d'habitants-pêcheurs et de pêcheurs en bye-boat prennent la place des bateaux de pêche de fort tonnage en décroissance.

À l'avènement de la paix, de grands changements secouent l'industrie de la pêche. Les marchands du sud-ouest peinent à réagir à une concurrence qui se fait de plus en plus vive. Novices en matière de pêcheries à Terre-Neuve, de nombreuses villes telles que Cork, Liverpool, Chester et Hull bénéficient du desserrement du crédit après la guerre et de l'abondance de la main-d'œuvre pour se lancer dans le commerce maritime, notamment celui avec Terre-Neuve. La ville de Londres, qui, en 1684, possède 4 navires liés au commerce avec Terre-Neuve, en compte 73 en 1698. L'emprise des marchands du sud-ouest semble mise en péril.

Les marchands de certaines villes tentent de relancer les bateaux de pêche de fort tonnage, entre autres ceux de Dartmouth, Barnstaple et Bideford dans le nord du Devon. Deux raisons nuisent principalement à cette reprise. D'abord, l'obligation pour ces bateaux d'arriver tôt au printemps afin de s'emparer des meilleures installations de pêche (Fishing Rooms). Celles-ci sont désormais occupées à l'année par les habitants-pêcheurs de l'île et les marchands dont les activités sont de plus en plus axées sur le commerce et les bateaux de pêche de moyen tonnage.

Bideford, Angleterre, s.d.
Bideford, Angleterre, s.d.
Artiste inconnu. Tiré de A History of Newfoundland from the English, Colonial, and Foreign Records, D. W. Prowse, Macmillan, Londres, 1895, p. 221.

Ensuite, ces bateaux exigent une main-d'œuvre abondante. Il faut habituellement compter six hommes pour chacune des embarcations de pêche à bord. À ce nombre s'ajoute une importante équipe de transformation du poisson sur le rivage. Les marchands font face à des difficultés d'embauche, car les hommes doivent s'enrôler dans la marine pendant la guerre. D'autres choisissent de rester à Terre-Neuve et de travailler sur des bateaux de pêche de moyen tonnage. Cette option leur offre plusieurs avantages, dont un salaire plutôt qu'une quote-part. Un salaire garanti représente la sécurité contre une expédition de pêche décevante. Les bateaux de pêche de moyen tonnage se multiplient après la guerre et des ports en subissent les contrecoups.

Certains ports du sud-ouest de l'Angleterre renoncent aux bateaux de fort tonnage et optent pour des bateaux se situant entre ceux-ci et les bateaux de moyen tonnage. Les départs se font toujours au printemps, mais l'équipage est limité. Ces bateaux ne sont donc pas en mesure d'avoir une pleine cargaison à la fin de la saison de pêche. Tel n'est pas le but d'ailleurs puisqu'il s'agit de la compléter avec les prises des bateaux de pêche de moyen tonnage. De fait, une bonne partie des revenus des marchands provient du transport de passagers et de marchandises destinées aux bateaux de moyen tonnage.

Cette situation indique que de nombreux marchands du sud-ouest se rallient et s'adaptent au peuplement permanent de Terre-Neuve, et en tirent également profit. La pêche migratoire et la pêche de résidents s'intègrent peu à peu. Au cours du siècle, les marchands s'éloignent de plus en plus des activités de pêche et préfèrent se tourner vers l'approvisionnement en marchandises.

La guerre

La Guerre de la Succession d'Espagne, déclarée en 1702, s'étire jusqu'en 1713. L'industrie anglaise de la pêche à Terre-Neuve s'effondre. Le conflit sur la terre ferme est brutal. Les Français attaquent les colonies de la côte anglaise et les détruisent. Ils capturent deux fois St. John's. Les corsaires, l'enrôlement forcé et les embargos mettent fin au commerce transatlantique. Pendant 10 ans, l'Angleterre n'a plus accès au plus important marché de poisson, car l'Espagne est une nation ennemie. Sous l'autorité espagnole, plusieurs ports d'Italie ferment aussi leurs portes aux Anglais. Seul le Portugal leur achète toujours du poisson salé.

Pourtant, à cette époque, les prises atteignent un pic à Terre-Neuve. En une saison de pêche, un seul bateau pouvait embarquer plus de 400 quintaux. L'interruption du commerce transatlantique et la fermeture des marchés bloquent l'expansion de l'industrie de la pêche. Les activités de pêche migratoire et de pêche des résidents diminuent considérablement. Le nombre de bateaux de pêche, ceux de fort tonnage et les nouveaux de taille intermédiaire, passe de 171 en 1700 à 20 ou 30 en moyenne pendant la guerre. En 1708, seuls sept bateaux marchands sont mentionnés à Terre-Neuve, comparativement à près de 50 en 1700. En moyenne, la totalité des prises des pêcheurs migratoires et résidents entre 1702 et 1709 ne dépasse pas 100 000 quintaux par année alors qu'elle se situait à 300 000 quintaux avant la guerre.

Les déboires de la pêche

La situation ne s'améliore pas après la guerre. Les marchés et le commerce reprennent, mais les activités de pêche n'en fléchissent pas moins. Au cours des 10 années qui suivent, les prises des pêcheurs français et anglais à Terre-Neuve sont particulièrement médiocres. Pour bon nombre de marchands et d'habitants-pêcheurs, c'est la goutte qui fait déborder le vase. Certains sont acculés à la faillite. Le nombre d'habitants à Terre-Neuve diminue, car plusieurs décident de revenir en Angleterre ou d'émigrer en Amérique. Dans le sud-ouest, il y a de moins en moins de ports engagés dans l'industrie de la pêche de Terre-Neuve.

Les problèmes de l'industrie de la pêche qui surgissent après 1715 favorisent les marchands du sud-ouest. Ceux qui en ont la possibilité se réorientent vers d'autres avenues commerciales. Les marchands de Londres, par exemple, se retirent complètement de ce secteur après une participation accrue dans le transport maritime vers la fin des années 1600. La concurrence tant redoutée par les marchands du sud-ouest vers 1700 s'évanouit.

Pour les commerçants et les habitants-pêcheurs qui n'ont pas d'autres options, il leur faut persévérer ou s'avouer vaincus. Effectivement, un grand nombre capitule. Par contre, ceux qui ont persisté se retrouvent, à tout point de vue, dans une bien meilleure situation lors de la relance dans les années 1720. Au cours des 60 années suivantes, les marchands de Dartmouth, de Poole et d'Exeter (par l'entremise de ses avant-ports Topsham et Teignmouth) et, de façon moins importante, ceux de Bristol et de Jersey, exercent une énorme influence sur l'industrie de la pêche de Terre-Neuve.

Bristol, Angleterre, 1787
Bristol, Angleterre, 1787
Vue du port montrant l'église de Redcliff.
Peinture de Nicholas Pocock. Tirée de Bristol and its Famous Associations, Stanley Hutton, J. W. Arrowsmith, Bristol, 1907, p. 21.

L'essor de la pêche sur les bancs

Les années maigres qui s'échelonnent de 1702 jusqu'au milieu des années 1720 amènent d'autres changements substantiels, entre autres la pêche sur les bancs. Les pêcheurs anglais ont, de tout temps, préféré la pêche côtière et le séchage du poisson. Ils laissent la pêche sur les bancs aux autres, plus particulièrement aux pêcheurs français qui maîtrisent le saumurage, un procédé nécessaire avec ce type de pêche. Les Français peuvent aussi compter sur un solide marché intérieur pour la morue verte. Des marchands commencent à se pencher du côté de la pêche sur les bancs lorsque la popularité des bateaux de fort tonnage diminue et que les prises sur les côtes amorcent une baisse. La construction des bateaux affectés à la pêche sur les bancs est plus économique et l'équipage restreint. La productivité par homme est donc supérieure. Ces avantages pondèrent la faiblesse des prix du poisson.

C'est la piètre qualité du saumurage qui est responsable de ces bas prix. Les pêcheurs anglais n'arrivent pas à reproduire la saumure à la française. Ils salent énormément le poisson entassé dans la cale, puis débarquent les prises sur le rivage pour le séchage. La qualité du poisson est inférieure à la qualité du poisson des pêcheurs côtiers. Pourtant, de nombreux pêcheurs poursuivent leurs activités sur les bancs.

L'importance de ces activités à l'époque est difficile à jauger. En effet, avant 1769, les registres publics ne font aucune distinction entre les bateaux de pêche côtiers et les bateaux de pêche sur les bancs. Ils sont simplement désignés sous l'appellation bateaux de pêche britanniques. La pêche sur les bancs connaît un grand essor après 1763, quoiqu'elle occupait déjà une place conséquente.

En général, ce sont les pêcheurs du Devon qui pratiquent la pêche sur les bancs. Ils ont longtemps exercé un monopole sur la côte sud, de St. John's à Trepassey, une section de la côte qui facilite l'exploitation des bancs de pêche. Les pêcheurs au nord de St. John's se concentrent toujours sur la pêche côtière.

Le transport aller-retour de passagers se révèle une autre source de revenus pour les pêcheurs sur les bancs. L'équipage réduit permet facilement d'embarquer plusieurs passagers. Le passage coûte 3 £ par personne à l'aller et 20 shillings par tonne de marchandises et de ravitaillement. Un pêcheur sur les bancs couvre la majorité de ses frais avec les droits de passage. Le transport de 60 ou 70 pêcheurs et leur approvisionnement sépare une expédition lucrative d'une expédition calamiteuse si la saison de la pêche est peu profitable. Il n'est donc pas surprenant que des liens étroits se tissent entre les pêcheurs sur les bancs et les pêcheurs migratoires qui exercent leur activité en bye-boat à Terre-Neuve et qui ont besoin d'un moyen de transport.

La pêche en bye-boat

Si la pauvreté des prises a une incidence sur les pêcheurs en bye-boat en zone côtière après 1715, leur situation est, par contre, moins grave que celle des pêcheurs résidents. En effet, ils n'entretiennent pas d'installations permanentes. Les frais indirects sont donc inférieurs. Ils louent souvent les installations des habitants-pêcheurs et parviennent à produire une quantité supérieure de poisson salé avec moins d'hommes. Il n'est donc pas étonnant que la pêche en bye-boat prenne de l'expansion à cette époque.

Ce type de pêche attire également beaucoup les pêcheurs dans le sud du Devon. À Terre-Neuve, les pêcheurs en bye-boat se retrouvent principalement sur la côte sud où s'installent les pêcheurs sur les bancs lorsqu'ils résident sur l'île. Ces deux secteurs d'activité sont interdépendants. La croissance de l'un stimule la croissance de l'autre.

La pêche de résidents

La pêche de résidents traverse de très mauvaises années au début du siècle. La guerre ruine de nombreux habitants-pêcheurs, et la dépression économique aggrave la situation. L'effondrement des revenus les pousse à se procurer, à crédit, le ravitaillement nécessaire pour passer l'hiver auprès de commerçants anglais et américains. Ils se voient ensuite obligés de vendre leurs prises de la saison au prix que ces commerçants ont fixé. Les habitants-pêcheurs sont ainsi prisonniers d'une spirale d'endettement dont ils ne peuvent s'échapper qu'en émigrant en Amérique.

Un officier de la marine déclare qu'au moins 1500 pêcheurs ont quitté Terre-Neuve pour l'Amérique au cours d'une année notablement difficile. Il reste toutefois ardu d'évaluer l'ampleur de cette émigration, car elle est illégale. Une bonne partie des migrants sont probablement des serviteurs engagés pour la saison de la pêche et non des habitants-pêcheurs. Effectivement, la croissance démographique est pratiquement nulle à cette époque, et un déclin est probable.

C'est peut-être la raison pour laquelle les pêcheurs insulaires ne tirent pas avantage des possibilités de développement qui s'offrent à eux après la fin de la guerre en 1713. Le traité d'Utrecht met un terme à la Guerre de la Succession d'Espagne et assoit la souveraineté de l'Angleterre sur l'île de Terre-Neuve. La France conserve d'importants droits de pêche entre le cap Bonavista et la Pointe Riche (appelé le French Shore ). Elle déplace pourtant le centre de ses activités de pêche à Louisbourg sur l'île du Cap-Breton et abandonne sa colonie de Plaisance.

Après le départ des Français, les pêcheurs anglais n'ont pas investi immédiatement les lieux, principalement en raison des problèmes de pêche qui y sévissent également. La population résidente et les pêcheurs migratoires cherchent avant tout à survivre dans les zones qu'ils occupent déjà. Ils ne tiennent pas vraiment à s'aventurer en territoire inconnu.

La main-d'œuvre irlandaise

La situation de la pêche à Terre-Neuve est si précaire après 1715 que les hommes de la région du sud-ouest de l'Angleterre refusent de s'engager. Ils ne sont pas assurés d'un salaire suffisant pour payer leur retour. Les flottes de pêche recrutent donc, pour la première fois à grande échelle, des travailleurs d'Irlande. Elles font escale depuis longtemps à Cork et à Waterford pour se ravitailler avant de prendre le large vers Terre-Neuve. Ces escales leur permettent maintenant d'embaucher de la main-d'œuvre. Comme les hommes du sud-ouest de l'Angleterre, la plupart d'entre eux sont originaires des zones rurales. La possibilité de trouver du travail à Terre-Neuve exerce un puissant attrait. Leur inexpérience, comme celle des embauchés anglais avant eux, n'est pas vraiment importante. De toute façon, la pêche sur les bancs exige moins de connaissances que la pêche côtière. Dans les années 1720, pratiquement toutes les villes du sud-ouest associées à l'industrie de la pêche engagent des Irlandais.

Cette situation ne change pas avec la reprise des activités à la fin des années 1720. La famine qui sévit en Irlande à cette époque augmente même le nombre de travailleurs vers Terre-Neuve.

La reprise de l'industrie de la pêche après 1725

La pêche et le commerce

Les années entre 1702 et 1725 prouvent sans l'ombre d'un doute que l'industrie de la pêche est des plus hasardeuse. Dès lors qu'un nombre toujours plus élevé de résidents de l'île achètent du ravitaillement à crédit, les marchands se réorientent de plus en plus vers l'approvisionnement.

Qu'ils transportent des Irlandais ou des marchandises provenant de l'Angleterre, les cargaisons des bateaux de pêche indiquent bien que l'approvisionnement est destiné davantage aux résidents de l'île qu'à leurs propres équipages de pêche. Les ports de pêche les plus dynamiques dans le secteur de la pêche insulaire sont naturellement ceux qui se consacrent à l'approvisionnement.

La ville de Poole qui possède d'importants intérêts dans les baies de Trinity et de Bonavista montre le chemin. D'autres suivent son exemple. La ville d'Exeter, qui transporte principalement du sel en 1720, focalise ses efforts sur le ravitaillement et les produits manufacturés 10 ans plus tard. D'abord peu active dans le transport de marchandises, la ville de Dartmouth s'y investit substantiellement avant la fin de cette décennie. Les bateaux de pêche se transforment en bateaux de commerce et leurs bailleurs de fonds sont de plus en plus ouverts à l'idée de colonies permanentes.

La concurrence américaine

Dès les années 1640, il y a des bateaux de commerce américains à Terre-Neuve. Dans les années 1670, ils y font régulièrement la navette. Si, au cours du 17e siècle, leurs activités commerciales sont assez aléatoires, il en va différemment au 18e siècle. Les Américains s'organisent et y installent des entrepôts dont la gestion relève d'agents qui habitent à l'année sur l'île. Ils peuvent donc vendre en tout temps des marchandises en gros et au détail. Les résidents peuvent payer comptant, fait plutôt rare, ou par lettres de change. S'ils ne disposent pas de lettres de change, l'agent peut accepter de la morue de qualité non marchande (c'est-à-dire de la morue séchée et salée de qualité inférieure) qui sera ensuite vendue dans les Caraïbes. Le poisson sert de monnaie d'échange pour l'obtention de lettres de change, le paiement d'une cargaison, ou les deux. Ces activités commerciales, qui sont cruciales pour les Américains, prennent graduellement de l'ampleur à Terre-Neuve. En 1721, on compte 20 bateaux de commerce et en 1748, 95.

Si certains marchands du sud-ouest de l'Angleterre se plaignent d'une concurrence déloyale, la majorité n'y voit aucune objection. Les Américains approvisionnent les pêcheurs en produits céréaliers, bétail, mélasse et surtout en rhum. Ces marchandises ne font nullement concurrence à ceux importés d'Angleterre et d'Irlande. De fait, elles les complètent.

Les objections que soulève le commerce américain touchent au même problème, même si elles sont formulées par deux sources différentes. Il y a d'abord les marchands ayant la mainmise sur une baie ou un district et pour qui l'émigration des pêcheurs vers l'Amérique constitue une menace, car c'est un moyen de fuir ses dettes et ses obligations. Puis, il y a le gouvernement britannique qui s'inquiète de perdre sa pépinière de marins expérimentés avec l'émigration des pêcheurs. Toutefois, tant que la plupart des résidents et des marchands s'accommodent de leur présence, et même leur ouvrent les bras, rien n'entrave la présence des commerçants américains.

Les marchands du sud-ouest de l'Angleterre

Dans les années 1720, les marchands de cette région emboîtent le pas aux commerçants américains. Ils possèdent de vastes propriétés à Terre-Neuve dans le but de soutenir leurs activités de pêche. Les installations du 17e siècle, disponibles aux premiers arrivés, n'existent pratiquement plus. La plupart des équipages et des serviteurs de ces marchands les ont accaparées, en douce et illégalement, de façon permanente. Personne n'en conteste plus la propriété. Ces installations sont maintenant privées et léguées aux héritiers des marchands.

Les caractéristiques qui distinguent les aventuriers de l'Ouest des habitants-pêcheurs s'estompent et n'ont plus d'importance. Les marchands du sud-ouest établissent leurs activités commerciales à Terre-Neuve, à défaut d'y habiter eux-mêmes avec leur famille. Ils prennent une part de plus en plus active dans le commerce du ravitaillement, confirmant ainsi ce nouveau débouché. Les membres plus jeunes de leur famille qu'ils expédient à Terre-Neuve veillent à la gestion de leurs intérêts commerciaux. Plusieurs y restent d'ailleurs fort longtemps. Ces marchands, qui ne se contentent plus du commerce du poisson, s'occupent dorénavant de la fourniture et du transport des marchandises, ainsi que de la vente en gros et au détail. Cette diversification permet aux marchands plus importants de survivre au déclenchement sporadique de guerres. Contrairement au17e siècle où l'ensemble de leurs activités se concentraient exclusivement dans le secteur de la pêche, le volume d'affaires des marchands est maintenant plus stable. Si la guerre ralentit toujours fortement l'industrie de la pêche, les marchands peuvent tout de même commercer avec les habitants-pêcheurs et les pêcheurs en bye-boat.

Les gagnants

Tant en Angleterre qu'à Terre-Neuve, les marchands amassent de grandes fortunes et acquièrent énormément d'influence grâce à cette diversification. À la mort de Joseph White, le patriarche d'une importante famille marchande de Poole, son patrimoine est estimé à 130 000 £. Une famille marchande, dotée d'une telle richesse, maîtrise mieux les ressorts économiques qu'au siècle précédent.

Avec le temps, les marchands deviennent propriétaires de leurs bateaux. L'actionnariat reste en vigueur, mais il n'y a maintenant qu'un seul actionnaire principal avec participation majoritaire et de petits investisseurs qui représentent souvent une source rapide de financement. Quelques marchands détiennent même leur propre flotte de bateaux de transport. Par exemple, l'entreprise Newman et Holdsworth de Dartmouth possède, à une époque, jusqu'à 10 bateaux, et Joseph White, 14 bateaux en 1750. Des marchands possèdent des entrepôts de marchandises, des vignobles, des entrepôts de vin, des séchoirs à poisson et autres propriétés immobilières commerciales en Espagne et au Portugal.

Les marchés

Même si la diversification joue un rôle primordial chez de nombreux marchands, l'industrie de la pêche demeure encore et toujours leur activité fondamentale. Leurs principaux marchés restent l'Espagne et le Portugal. Les accords commerciaux conclus avec ces deux pays, conjugués à la baisse de l'économie espagnole (ce qui en fait une nation tributaire de fournisseurs étrangers), consolident la structure des échanges commerciaux implantée au cours des siècles précédents.

La chance, un capitaine expérimenté et des agents de liaison dignes de confiance dans les plus importants ports commerciaux permettent toujours d'espérer un heureux dénouement commercial. La concurrence est vive sur le très rentable marché ibérique. Les Espagnols consomment chaque année environ 400 000 quintaux de poisson salé et les Portugais, au moins 150 000. Les marchands anglais y contribuent largement. En 1770, plus de 600 000 quintaux partent de Terre-Neuve vers des marchés étrangers, dont ceux de l'Italie, des Caraïbes, de l'Espagne et du Portugal.

Au milieu du siècle, les pêcheurs français parviennent à produire 350 000 quintaux, dont la majorité, soit environ 250 000, est réservée à leur marché intérieur. En Nouvelle-Angleterre, les prises de morue atteignent approximativement 250 000 quintaux par année. La plupart sont expédiés aux Caraïbes comme poisson de qualité non marchande, quoique les marchés du sud de l'Europe en reçoivent une part croissante. Dans les années 1760, les commerçants américains vendent chaque année 60 000 quintaux à Bilbao. Cette concurrence pourrait expliquer l'hostilité de certains marchands du sud-ouest envers les Américains.

Ces marchands se taillent, par contre, toujours la part du lion. Malgré des premiers pas chancelants au début du siècle, les Britanniques règnent sur l'industrie de la pêche dans l'Atlantique Nord dès qu'elle se remet des remous de la guerre vers la fin des années 1720. Tous les types de pêche sont florissants, notamment la pêche en bye-boat. En 1735, les Britanniques expédient vers les marchés étrangers 400 000 quintaux de morue. Ce chiffre surpasse la totalité des prises des pêcheurs français.

Les guerres ne parviennent pas à ébranler les activités commerciales des Anglais. La guerre de la Succession d'Autriche (1739-1748) suscite bien quelques difficultés, mais après ce conflit, l'industrie de la pêche récupère et prend un essor prodigieux. En 1752, les exportations dépassent 500 000 quintaux. Le nombre de bye-boats (581 en 1748), de bateaux détenus par les insulaires (près de 944 en 1752), de passagers (plus de 5900 en 1752), de pêcheurs en bye-boat (près de 5900 en 1750) et d'habitants-pêcheurs (plus de 10 000 avec leurs serviteurs en 1754; environ les deux tiers de ceux-ci occupent des emplois saisonniers) atteint des sommets inégalés.

Entre 1755 et 1763, la guerre de Sept Ans provoque un recul de l'industrie de la pêche. Cependant entre 1763 et 1775, les activités de pêche repartent de plus belle et la productivité est maximale. La prospérité est au rendez-vous. Le volume des prises des pêcheurs anglais entre 1763 et 1773 n'est jamais inférieur à 500 000 quintaux et surpasse deux fois les 700 000 quintaux.

Pour sa part, la France perd l'ensemble de ses possessions en Amérique du Nord, exception faite des îles Saint-Pierre et Miquelon, concédées aux pêcheurs français sur une base saisonnière. C'est, en fait, un pauvre substitut pour toutes les possessions perdues. Ils gardent aussi un droit de pêche exclusif sur le French Shore, reconnu par le traité d'Utrecht. Si leur présence n'en reste pas moins importante à Terre-Neuve, ce sont les Britanniques qui l'emportent. Les pêcheurs français n'offrent plus de véritable concurrence à l'industrie anglaise de la pêche sur les marchés européens.

L'une des clés de ce succès est l'approvisionnement des pêcheurs anglais à Terre-Neuve. Nous savons qu'il provient de l'Irlande et surtout de l'Amérique du Nord. Les pêcheurs français sont ravitaillés à partir de l'Europe. La forte hausse des coûts qui en résulte érode la compétitivité des pêcheurs français. Peu à peu, les marchés méridionaux de l'Europe leur échappent.

La pêche de résidents représente une autre clé du succès. Celle-ci prend le relais et compense la chute des activités de pêche migratoire provoquée par la guerre. La production anglaise ne connaît pas de répit. Du côté des Français par contre, la pêche de résidents ne cesse de régresser pendant le 18e siècle, car la priorité demeure la pêche migratoire. Ainsi, en temps de guerre, le secteur de la pêche française est en suspens et les marchés perdus deviennent plus difficilement récupérables par la suite. Après 1763, la pêche française est essentiellement migratoire et mise en péril à chaque déclaration de guerre. Cette situation avantage considérablement l'industrie de la pêche anglaise dans l'Atlantique Nord.

La fin d'un monopole et du 18e siècle

La conquête britannique du Canada pendant la guerre de Sept Ans bouleverse l'industrie de la pêche à Terre-Neuve. Avant 1763, les nouveaux venus peuvent rarement prendre part à l'industrie de la pêche. Les marchands du sud-ouest en ont le monopole et régentent les activités de pêche des habitants-pêcheurs. Les missions commerciales exploratoires ont peu de chance de générer quelque profit que ce soit. La conquête du Canada change la donne.

Des échanges commerciaux se précisent entre la Grande-Bretagne et le Québec. Des commerçants se rendent à Terre-Neuve pour y évaluer les possibilités de transport de cargaisons. Bon nombre d'entre eux sont des Écossais, désireux d'établir de nouveaux marchés pour soutenir l'industrialisation rapide de leur économie. Ils se concentrent dans le port de Greenock d'où naviguent des bateaux de pêche depuis 1725, avec pour objectif de faire entrer en contrebande dans les colonies anglo-américaines des produits européens comme de la dentelle et des soies. Les Écossais et les Irlandais augmentent leurs activités maritimes. Ces nouveaux joueurs viennent de plus en plus souvent à Terre-Neuve et finissent par y construire des entrepôts. Même si l'importance de leurs activités ne peut rivaliser avec celle des marchands du sud-ouest, ils ont tout de même fait une brèche dans leur monopole.

Dans l'ensemble, les marchands du sud-ouest s'en préoccupent peu. Ils sont toujours dans l'industrie de la pêche et leur emprise est assurée. Entre les années 1760 et le début des années 1770, l'industrie atteint son point culminant. Les exportations augmentent et les prix demeurent stables. Entre 20 000 et 30 000 hommes travaillent dans ce secteur d'activité. La pêche migratoire, plus précisément la pêche sur les bancs, connaît un essor remarquable. Elle éclipse même la pêche de résidents pourtant très importante. Les administrateurs britanniques désireux de mettre un frein à la pêche de résidents qu'ils jugent importune témoignent clairement d'une méconnaissance de la situation. En effet, la pêche migratoire dépend de la pêche de résidents qui, à son tour, est le fondement d'une véritable société terre-neuvienne.

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