Le mode de vie des pêcheurs entre 1600 et 1900

Au tournant du XVIIe siècle, des pêcheurs d'Europe fréquentaient depuis un bon siècle les eaux côtières de Terre-Neuve et du Labrador. Pour la plupart, ils arrivaient en mai ou en juin pour pêcher sur les riches bancs de morue avant de rentrer en Europe à la fin de l'été ou au début de l'automne. Cette forme d'exploitation, appelée pêche migratoire transatlantique, a prospéré jusqu'au début du XIXe siècle, pour être remplacée par une pêche par les habitants de l'île.

St. John's (T.-N.-L.), 1786
St. John's (T.-N.-L.), 1786
« Vue de St. John's et du fort Townsend ».
Reproduit avec la permission de Bibliothèque et Archives Canada (R5434 C-002545).

Avec la croissance de la population de résidents permanents à Terre-Neuve et au Labrador au cours des XVIIIe et XIXe siècles, le style de vie des gens engagés dans la pêche a changé. La maisonnée est devenue une partie importante de l'industrie, les pêcheurs côtiers comptant de plus en plus sur l'aide de leur parenté au lieu d'avoir à embaucher des employés. En même temps, l'émergence de la chasse au phoque et d'autres occupations en hiver a permis aux pêcheurs de se diversifier dans d'autres secteurs et de travailler tout au long de l'année. L'expansion du peuplement a aussi amené des changements sociaux et politiques importants, qui allaient donner aux familles de pêcheurs un accès aux écoles, aux églises, aux hôpitaux, à l'aide sociale et à divers autres services et institutions.

En dépit de ces progrès, les pêcheurs du XIXe siècle avaient encore beaucoup en commun avec leurs ancêtres du XVIIe siècle. Les lignes à main, les petites barques non pontées et les autres engins, de même que les techniques de base du salage et du séchage du poisson, étaient inchangés depuis le temps de la pêche migratoire. Les pêcheurs côtiers, au XVIIe comme au XIXe siècle, habitaient des régions côtières voisines des stocks de morue, et partaient tous les matins à la rame vers leurs lieux de pêche pour rentrer chez eux le soir ou la nuit tombée.

Pêche migratoire

La pêche migratoire était une activité saisonnière qui exigeait de la plupart de ses engagés qu'ils séjournent à Terre-Neuve et au Labrador, d'ordinaire au printemps et en été, lorsque la morue abondait dans les eaux côtières. La France, l'Espagne et le Portugal ont participé aux premières activités de pêche migratoire, mais l'Angleterre en est venue à dominer l'industrie, envoyant chaque année des bateaux emplis de pêcheurs depuis ses ports du sud-ouest.

Bristol (Angleterre), 1787
Bristol (Angleterre), 1787
Le sud-ouest de l'Angleterre en est venu à dominer l'industrie de la pêche migratoire à Terre-Neuve et au Labrador.
Tiré de Bristol and its Famous Associations, de Stanley Hutton (Bristol: J. W. Arrowsmith, 1907), p. 21. Peinture de Nicholas Pocock.

En dépit des risques et des coûts associés à l'envoi chaque année de milliers d'hommes à travers l'Atlantique, les marchands de poisson et les autorités britanniques ont d'abord tenté de décourager l'établissement de colons à l'année longue à Terre-Neuve et au Labrador. Le potentiel agricole limité et le manque de travail hivernal laissaient craindre que leur entretien coûte trop cher à l'État. Les marchands de poisson craignaient aussi qu'une industrie locale ne gruge les profits qu'ils tiraient du commerce lucratif de la morue.

Pour ces raisons, la plupart des pêcheurs actifs à Terre-Neuve et au Labrador aux XVIIe et XVIIIe siècles n'y vivaient pas en permanence, traversant plutôt chaque été l'Atlantique à bord de grands bateaux océaniques pour passer quelques mois seulement en Amérique et rentrer en Europe à la fin de l'été et au début de l'automne. La grande majorité des pêcheurs étaient séparés de leurs familles et de leurs foyers durant ce voyage. Ils étaient pour la plupart à l'emploi de marchands du sud-ouest de l'Angleterre, qui leur fournissaient des denrées et du crédit en retour de leur morue; les marchands revendaient alors ce poisson à des acheteurs locaux et étrangers.

Mode de vie des pêcheurs migratoires

À Terre-Neuve et au Labrador, le mode de vie des pêcheurs migratoires était centré sur leur métier : ils passaient en effet l'essentiel de leurs heures de veille à capturer et à apprêter du poisson, ce qui leur laissait peu de loisirs. Immédiatement après leur arrivée au printemps ou au début de l'été, ils devaient consacrer beaucoup de temps et d'énergie à la coupe de bois et à la construction des structures de la pêcherie : chafauds auxquels ils amarraient leurs chaloupes et déchargeaient leurs prises, vigneaux sur lesquels ils étendaient la morue à sécher, et cabanes, cuisines et autres structures où ils dormaient, mangeaient et se mettaient à l'abri. Les pêcheurs établissaient leurs camps à des endroits de la côte d'où ils avaient un accès facile à des lieux de pêche productifs.

Une fois terminée cette phase de construction, les pêcheurs passaient le reste de leur temps à Terre-Neuve et au Labrador à prendre de la morue et à la préparer pour la vente. Dès l'aube, ils ramaient jusqu'à leurs lieux de pêche à bord de barques non pontées, pour rentrer au port quand elles étaient remplies de morue. Pour pêcher, ils se servaient de longues lignes à main (certaines atteignant 55 mètres) terminées par un hameçon appâté d'encornet ou de capelan, les laissaient filer jusqu'au fond et les tiraient de haut en bas de façon répétée pour attirer la morue. Ils devaient souvent remplacer l'appât sur l'hameçon.

Hameçon, vers 1675
Hameçon, vers 1675
À Terre-Neuve et au Labrador, les pêcheurs migratoires se servaient de longues lignes à main terminées par un petit hameçon de fer (tel qu'illustré ci-dessus) qu'ils appâtaient d'encornet ou de capelan, laissaient filer jusqu'au fond et tiraient de haut en bas de façon répétée pour attirer la morue.
Gracieuseté du département d'Archéologie, Memorial University of Newfoundland, St. John's (T.-N.-L.)

Une fois que les pêcheurs avaient déchargé leurs prises sur le chafaud, l'équipe à terre les préparait au séchage. Les décolleurs étêtaient la morue et la vidaient, les trancheurs la fendaient en deux et les saleurs la couvraient de sel. Ensuite, des engagés étendaient le poisson sur des vigneaux ou sur des grèves pour qu'il sèche au soleil et au vent. Ce séchage pouvait durer des semaines : les travailleurs devaient tourner la morue régulièrement pour qu'elle sèche uniformément, et la couvrir ou la mettre à l'abri dès qu'il pleuvait. Le travail de l'équipe à terre était crucial, la qualité du séchage déterminant souvent la valeur de la morue sur le marché.

Les engagés dans la pêche migratoire travaillaient sans arrêt, souvent de l'aube au crépuscule. Puisqu'ils vivaient pour la plupart loin de leurs familles, ils passaient sans doute leurs rares temps libres avec des compagnons de travail, avec qui ils partageaient des cabanes rudimentaires. Le conte et la musique auront pu être des passe-temps populaires, auxquels pouvaient participer divers membres du groupe. Les pêcheurs se réunissaient aussi tous les soirs à la forge pour boire, fumer et socialiser. Au XVIIe siècle, des forgerons s'étaient installés dans de nombreux ports pour réparer et fabriquer les ferrures de bateaux et divers autres accessoires de métal. On était bien plus au chaud dans les forges que dans la plupart des bâtiments du village, si bien qu'il arrivait souvent qu'elles fassent aussi office de tavernes en soirée. À Ferryland, des archéologues ont découvert quantité de pipes en argile et de gobelets en céramique dans une forge du XVIIe siècle, ce qui donne à croire que celle-ci servait aussi de cuisine et de taverne.

Pêche par des résidents

Le mode de vie des pêcheurs est resté à peu près inchangé jusqu'au remplacement de la pêche migratoire par une pêche locale au début du XIXe siècle. Le nombre de colons permanents à Terre-Neuve et au Labrador s'était accru aux XVIIe et XVIIIe siècles pour diverses raisons. Les planteurs et les marchands payaient des gardiens qui passaient l'hiver dans la colonie pour surveiller leur équipement de pêche; les guerres rendaient parfois la traversée de l'Atlantique trop risquée; et l'émergence des empires coloniaux au XVIIe siècle avait contribué à jeter les bases d'installations permanentes. Venues d'Irlande et d'Angleterre en grand nombre au XVIIIe siècle, souvent pour servir de domestiques aux planteurs de Terre-Neuve et du Labrador, Les femmes ont joué un rôle crucial dans la colonisation; nombre d'entre elles allaient épouser des pêcheurs migratoires ou des engagés et s'installer sur l'île pour y élever leurs familles.

Les guerres napoléoniennes et anglo-américaines du début du XIXe siècle ont aussi beaucoup contribué au passage de la pêche migratoire à une pêche menée par des résidents. Alors que les pêcheries de France et des États-Unis déclinaient entre 1804 et 1815, la morue de Terre-Neuve et du Labrador devenait plus précieuse sur le marché international, ce qui a encouragé nombre d'Anglais et d'Irlandais à s'installer dans la colonie au lieu de venir y pêcher tous les étés.

Contrairement aux opérations de pêche migratoire à grande échelle, dirigées par des marchands et exigeant des investissements considérables en bateaux et en travailleurs à terre, la pêche locale était une entreprise domestique, plus modeste et essentiellement fondée sur une main d'œuvre familiale. Les femmes et les enfants faisaient le plus gros du travail des décolleurs, des trancheurs et des saleurs, tandis que les hommes et les garçons en âge de le faire pêchaient la morue. Ils ont continué de pêcher à la ligne à main tout au long du XIXe siècle, bien que certains aient utilisé des engins plus efficaces, notamment des sennes, des palangres, des filets maillants et des trappes à morue.

Pour le reste, la pêche côtière est restée à peu près identique. Les pêcheurs partaient de leurs maisons tôt le matin pour ramer ou faire voile jusqu'à leurs lieux de pêche, et en rentraient lorsque leurs chaloupes étaient pleines de morue. L'équipe à terre tranchait, salait et séchait la morue. On consacrait un jour par semaine à la capture des appâts, ordinairement de l'encornet ou du capelan. Comme pour la pêche migratoire, les pêcheurs troquaient leurs prises à des marchants contre des aliments ou des fournitures, ou contre du crédit dans leurs magasins. Au lieu de faire affaire avec des compagnies du sud-ouest de l'Angleterre, de nombreux pêcheurs du XIXe siècle étaient au service de marchands basés à Terre-Neuve ou au Labrador.

Certains pêcheurs locaux prenaient aussi part à la pêche au Labrador et sur les bancs. La pêche au Labrador a gagné en popularité après 1815, quand certains stocks de morue côtière de l'île se sont mis à montrer des signes d'épuisement, incitant les pêcheurs à migrer au Labrador pour y passer l'été. Elle était pratiquée de deux façons : les gens de l'île qui bâtissaient des abris sur la côte et pêchaient durant la journée dans de petites barques étaient appelés des stationers; ceux qui passaient la saison à pêcher à bord de navires qui croisaient au large du Labrador, souvent plus au nord que les premiers, étaient appelés des floaters.

Goélettes sur les Grands Bancs, 1894
Goélettes sur les Grands Bancs, 1894
Les résidents de Terre-Neuve et du Labrador ont participé aux campagnes de pêche hauturière sur les Grands Bancs à compter des années 1860.
Dessin au crayon par Henry Ash « Schooners cod fishing on the Great Bank of Newfoundland », gracieuseté de Bibliothèque et Archives Canada (00056).

Durant les années 1860, les résidents permanents ont aussi participé dans la pêche hauturière sur les bancs, en partie pour compenser le déclin des stocks côtiers. Cette activité durait normalement de mars à octobre, bien que la saison ait varié selon les régions. Des goélettes de bois, des vapeurs de chasse au phoque et d'autres navires océaniques faisaient de trois à quatre voyages chaque saison vers les bancs, s'y attardant parfois des semaines avant de rentrer à terre. Les femmes et les enfants ne participaient pas à cette industrie, les pêcheurs apprêtant souvent leur morue en haute mer.

Autres activités

Au XIXe siècle, de nombreux pêcheurs locaux se livraient à une large gamme d'activités pour subvenir aux besoins de leurs familles tout au long de l'année. Ils chassaient et trappaient les animaux pour leur fourrure en automne et en hiver, coupaient du bois en hiver, chassaient le phoque en hiver et au printemps, et pêchaient, cultivaient la terre et cueillaient des baies au printemps, en été et au début de l'automne. De nombreuses familles passaient les mois les plus chauds près de la côte pour pêcher et récolter d'autres ressources du littoral, pour déménager plus loin à l'intérieur des terres en automne et en hiver pour abattre du bois et à chasser du gibier. Les potagers privés étaient aussi communs dans les villages côtiers. La plupart des foyers faisaient pousser des légumes faciles à cultiver et à conserver, compatibles avec le sol peu fertile et le climat froid de Terre-Neuve et du Labrador; les choux étaient populaires, ainsi que divers légumes racines (pommes de terre, navets, carottes, panais, betteraves et oignons).

De meilleures structures sociales et politiques ont aussi commencé à émerger au XIXe siècle afin de soutenir une population grandissante. À la fin du siècle, de nombreuses familles de pêcheurs avaient accès à des écoles, aux soins de médecins et d'infirmières, à des églises et à divers autres services. La colonie, qui imprimait son propre journal depuis 1807, allait acquérir une autonomie politique appréciable avec l'instauration d'un gouvernement partiellement élu en 1832 et un gouvernement responsable en 1855. De meilleurs moyens de transport et de communication, notamment des bateaux à vapeur, des trains et le télégraphe, ont aussi contribué à rapprocher les gens de Terre-Neuve et du Labrador les uns des autres et du reste du monde, à un degré jamais observé auparavant.

English version

Vidéo: La vie au quotidien des pionniers à Terre-Neuve et au Labrador, de 1780 à 1840