Les marchés de la morue salée, de 1793 aux années 1850

Depuis l'arrivée des Européens jusqu'au XXe siècle, Terre-Neuve a surtout été convoitée pour la richesse de ses ressources marines. La plus abondante, la morue, a été l'espèce de prédilection des pêcheurs jusqu'au moratoire imposé sur sa pêche en 1992. Le poisson congelé frais a occupé une place économique majeure dans l'économie de la province depuis les années 1950; auparavant, la production de poisson salé (autrement dit, de morue salée) avait été le principal pivot de l'industrie de la pêche à Terre-Neuve.

La morue salée était produite presque exclusivement pour être exportée; la dépendance de Terre-Neuve à l'endroit des marchés étrangers, tant pour la vente de ses poissons que pour l'importation d'aliments, de fournitures et d'articles manufacturés, a joué un rôle de premier plan dans son économie. Les succès des exportateurs de Terre-Neuve (et par conséquent des pêcheurs qu'ils payaient) fluctuaient selon le prix de la morue dans les marchés étrangers. Ces prix pouvaient être affectés par des ententes tarifaires, la concurrence d'autres pays, la quantité et la qualité des poissons produits, la demande du marché et divers autres facteurs. Entre 1793 et les années 1850, les marchés de la morue salée terre-neuvienne ont vécu de multiples perturbations qui ont influé sur la richesse de l'industrie de la pêche, et l'économie de Terre Neuve en général. Engendrée par les guerres au tournant du siècle, cette prospérité de la première heure a été tempérée par le retour de la paix et la perte du précieux marché de l'Espagne. Ceci dit, vers les années 1850, cette perte sera plus que compensée par l'acquisition de nouveaux marchés.

De 1793 à 1815

La période de 1793 à 1815 a été cruciale pour le développement social et économique de Terre Neuve, en particulier pour la pêche. Les guerres continuelles entre la Grande-Bretagne et la France allaient culminer avec les guerres napoléoniennes (1803-1815). De 1812 à 1814, la Grande-Bretagne a aussi fait la guerre aux États-Unis. Ces conflits allaient perturber les échanges commerciaux et accroître la demande de denrées alimentaires, favorisant le maintien de prix élevés pour le poisson salé. En raison du blocus maritime, de tarifs préférentiels et d'accords commerciaux, les exportateurs de la colonie ont pu profiter pour quelques temps d'un quasi monopole sur le commerce de la morue salée dans l'Atlantique nord.

Ses principaux marchés étaient l'Espagne, le Portugal (deux alliés des Britanniques) et les Antilles britanniques. L'Espagne constituait le marché le plus important : ainsi, en 1814, quelque 400 000 quintaux (1 quintal, ou q, équivaut à 112 livres) de morue salée sont allés à l'Espagne, près de la moitié de la production de Terre-Neuve cette année-là.

Tonneau d'expédition, vers 1905
Tonneau d'expédition, vers 1905
La morue salée était transportée jusqu'aux marchés dans des tonneaux comme celui-ci.

Extrait de la collection de photographies Job des Archives d'histoire maritime. Reproduit avec la permission des Maritime History Archive (PF-315.135), Memorial University of Newfoundland, St. John's (T.-N.-L.). Photographe inconnu.

Les prix étaient élevés. Le quintal, qui se vendait 13 shillings 6 pence en 1807, avait atteint les 32 shillings en 1813. De même, la production avait presque doublé, passant d'environ 625 000 quintaux à 1 100 000 quintaux par saison. L'augmentation des prix du poisson et les risques associés aux voyages en période de conflit ont aussi contribué à instaurer à Terre-Neuve une pêche par des résidents, en lieu et place de la pêche migratoire antérieure. Entre 1805 et 1815, la population permanente de la colonie est passée de 22 000 à près de 41 000 habitants (lire Les guerres napoléoniennes et l'économie, and La pêche de la morue au XIXe siècle.)

De 1815 aux années 1850

Au retour de la paix en 1815, la réapparition des concurrents étrangers et l'imposition de tarifs sur les importations ont commencé à affecter le commerce terre-neuvien de la morue salée.

En 1814, l'Espagne avait retiré ses tarifs préférentiels sur les denrées britanniques (et terre-neuviennes), relevant ainsi rapidement ses tarifs sur le poisson salé de Terre-Neuve pour l'harmoniser avec ceux imposés à d'autres concurrents comme la Norvège et les États-Unis, et provoquant une chute majeure des exportations de la colonie sur le marché espagnol. Dans les années 1820, l'Espagne n'achetait plus que 80 000 quintaux de morue salée de Terre-Neuve par an, nettement moins que les 400 000 quintaux achetés en 1814.

Ces exportations vers l'Espagne allaient rebondir un peu vers la fin des années 1840 (291 000 quintaux en 1848 et 230 611 quintaux en 1849); ceci dit, relativement parlant, ces ventes ne représentaient plus que 32 p. 100 et 20 p. 100, respectivement, du total des exportations de morue salée de Terre-Neuve. En 1814, quelque 50 p. 100 des exportations de Terre-Neuve allaient en Espagne. La perte de ce marché allait être compensée par l'expansion des marchés du Portugal et de l'Italie.

La goélette A. V. Conrad, s.d.
La goélette A. V. Conrad, s.d.
Le A. V. Conrad a transporté du poisson salé de Terre-Neuve vers le sud de l'Europe, le Brésil et les Antilles.

Tiré de la collection de diapositives du Dr Harry Roberts, Archives d'histoire maritime. Reproduit avec la permission des Maritime History Archive (PF-008.020), Memorial University of Newfoundland, St. John's (T.-N.-L.). Peintre inconnu.

La colonie avait toujours vendu sa morue salée au Portugal, mais ce marché a gagné en importance après 1810, lorsqu'un nouvel accord tarifaire avec la Grande-Bretagne a permis l'entrée du poisson terre-neuvien à un tarif de 15 p. 100, comparé à 30 p. 100 pour les pays concurrents. Terre-Neuve a exporté en moyenne 300 000 quintaux de poisson salé par an au Portugal durant les années 1810. Pour les décennies suivantes, les données sont incomplètes, mais l'historien Shannon Ryan estime que ces exportations se sont maintenues à ce niveau jusque dans les années 1830, atteignant même peut-être les 400 000 quintaux ou plus par an. Il y lieu de penser que le Portugal a consommé la moitié des exportations de morue salée de Terre-Neuve en 1837. Cependant, une fois éliminé le tarif préférentiel, le gouvernement portugais a entrepris d'encourager ses propres pêcheurs à exploiter la morue. Malgré une diminution notable des exportations de poisson salé de Terre-Neuve après 1838, le Portugal est demeuré un marché important.

L'Italie d'avant l'unification était une collection de villes-états, où la morue salée a trouvé des marchés importants, notamment à Leghorn (Livourne), à Naples et à Gênes. De 1814 à 1828, ces marchés en ont acheté annuellement autour de 170 000 quintaux. Après un déclin durant les années 1830, le commerce s'était pour l'essentiel rétabli en 1860. Les tarifs étaient favorables à la morue salée exportée par Terre-Neuve, et une ville italienne au moins (Livourne) s'était découvert un goût pour la morue séchée du Labrador.

Le Brésil est aussi devenu un marché important. Les premières cargaisons de morue n'y sont arrivées qu'en 1808, époque où le Brésil était encore une colonie portugaise. Après dix ans de ventes négligeables, les exportations ont augmenté de beaucoup après 1819, d'abord favorisées par un tarif préférentiel du Portugal, puis, après 1825, par une entente tarifaire similaire avec le Brésil indépendant. Entre 1824 et 1833, les expéditions de morue ont oscillé entre 32 000 et 85 000 quintaux. Même si l'accord tarifaire préférentiel est arrivé à échéance en 1844, le Brésil est demeuré un marché vital pour les exportations de Terre-Neuve. Des concurrents comme la Norvège et les États-Unis étaient incapables ou peu désireux d'alimenter le marché brésilien, et Terre-Neuve pouvait produire une morue petite, très sèche, prisée par les Brésiliens.

À cette époque, le dernier marché pour le poisson salé terre-neuvien se trouvait aux Antilles. Bien que les Antilles françaises et espagnoles, ainsi que les possessions hollandaises et danoises dans les Caraïbes, aient toutes été des marchés pour la morue salée de Terre-Neuve, c'étaient les Antilles britanniques qui en consommaient le plus. Naturellement, les colonies françaises dépendaient presque exclusivement des importations de poisson salé de France, tandis que Terre Neuve devait faire face à de nombreux concurrents dans les possessions espagnoles.

Les Antilles britanniques comprenaient la Jamaïque, les Barbades, la Guyane britannique, la Trinité, Grenade, la Dominique, Saint-Vincent et Sainte Lucie. Leurs principaux produits étaient la canne à sucre et ses dérivés (y compris la mélasse et le rhum), et leur économie reposait sur le travail des esclaves jusqu'à l'abolition de l'esclavage en 1833. Pour nourrir leur main-d'œuvre, les planteurs avaient besoin de la morue salée de Terre Neuve, une source de protéines à bon marché et non périssable. En 1810 et en 1811, les exportations vers les Antilles britanniques ont dépassé les 150 000 quintaux. Après d'importantes fluctuations dans les années 1810, dont un sommet de 176 000 quintaux en 1816, les exportations de morue salée ont plafonné à 127 000 quintaux par an en moyenne entre 1817 et 1833. Ces exportations avec les Antilles britanniques sont demeurées importantes pour l'industrie terre-neuvienne tout au long des années 1840 et 1850. Il est difficile de trouver des statistiques exactes pour cette période, mais on estime que ce commerce s'établissait à entre 140 000 et 160 000 quintaux par an.

Port et poste de douane, Port of Spain, Trinité, s. d.
Port et poste de douane, Port of Spain, Trinité, s. d.
Les Antilles britanniques étaient un important marché pour les exportations de morue salée de Terre-Neuve.

Tiré de la collection du capitaine Harry Stone, Archives d'histoire maritime. Reproduit avec la permission des Maritime History Archive (PF-001.1-W13c), Memorial University of Newfoundland, St. John's (T.-N.-L.). Photographe inconnu.

Marchés de la morue salée de Terre-Neuve durant les années 1850

Si l'industrie de la pêche de Terre-Neuve avait joui d'un quasi-monopole sur le commerce du poisson salé durant les guerres napoléoniennes, elle était vers 1850 en concurrence avec les producteurs de morue salée du Canada, des États-Unis, d'Islande, de Norvège, de France et du Portugal. Malgré cela, la colonie a continué de produire de grandes quantités de poisson salé, en exportant durant les années 1820 quelque 920 000 quintaux par an, en moyenne; ce volume avait diminué à environ 800 000 quintaux dans la décennie suivante, mais il allait rebondir à 970 000 quintaux durant les années 1840. La décennie suivante allait être encore plus productive, avec des moyennes annuelles de 959 000 quintaux entre 1851 et 1855, et de 1 237 000 quintaux de 1856 à 1860.

La morue terre-neuvienne était désormais exportée en Espagne, au Portugal, en Italie, au Brésil et dans les Antilles britanniques. La présence de Terre-Neuve dans autant de marchés différents s'expliquait notamment par le fait que sa pêche produisait différentes qualités de morue salée (lire Le commerce au XIXe siècle), étant ainsi en mesure d'alimenter des marchés aux besoins variés. Ainsi, l'Espagne et le Portugal exigeaient de la morue de qualité, tandis que les Antilles britanniques préféraient du poisson de variétés et d'apprêts de qualité (et de prix) inférieurs. Toutes ces régions avaient besoin de sources de protéines à bon marché et non périssables, et produisaient des denrées qui pouvaient financer l'achat de poisson salé, notamment des fruits, du vin, des noix, des huiles et du sucre. Au début de la deuxième moitié du XIXe siècle, le produit vedette de Terre Neuve pouvait compter sur un réseau de marchés bien diversifié.

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