Les guerres napoléoniennes et l'économie

Les guerres napoléoniennes (1803-1815), une période de grands bouleversements sociaux en Europe, ont favorisé la prospérité économique à Terre-Neuve et au Labrador. Les pays en guerre s'étant retirés du commerce du poisson salé, la colonie s'est retrouvée avec un monopole quasi exclusif sur cette lucrative industrie, tandis que des prix plus élevés et des niveaux de prises exceptionnels ont vu les profits monter en flèche. En vertu de leur alliance avec la Grande-Bretagne en 1809, l'Espagne et le Portugal allaient accorder un traitement préférentiel aux importations britanniques, y compris au poisson salé de Terre-Neuve et du Labrador. Et dans la colonie, une population permanente en pleine croissance voyait s'améliorer leurs salaires et leur niveau de vie. Vers la fin des hostilités, des siècles de pratique de la pêche migratoire avaient été supplantés par une pêche locale florissante, tandis qu'une nouvelle industrie printanière de chasse au phoque élargissait la base économique de la colonie et permettait à ses habitants de s'occuper toute l'année.

Entrée du havre de St. John's, vers 1811
Entrée du havre de St. John's, vers 1811
Aquarelle attribué à Nicholas Pocock, « Le havre de St. John's vu de la haute mer ».

Reproduit avec la permission de Bibliothèque et Archives Canada (Acc. No. 1970-188-643).

À la fin des hostilités, en revanche, Terre-Neuve et le Labrador ont plongé dans une dépression économique. La France, les États-Unis et plusieurs autres pays, en reprenant leur commerce du poisson salé, mettaient fin au monopole de la colonie. En outre, certains pays allaient taxer les importations de lourds tarifs douaniers et verser des primes à leurs pêcheries nationales pour mieux concurrencer celles de Terre-Neuve et du Labrador. Une succession d'hivers rigoureux et de maigres saisons de pêche est venue aggraver la misère des habitants, répandant pauvreté et dénuement à grande échelle. Éventuellement, l'industrie de la chasse au phoque et une nouvelle pêcherie au large du Labrador aideraient à stabiliser l'économie locale.

Les guerres

Disputées durant 12 ans, les guerres napoléoniennes ont été une série de conflits entre l'Empire français de Napoléon et divers pays d'Europe, surtout la Grande-Bretagne. Parmi ces batailles, on note les guerres d'Espagne (1807-1814), qui ont aligné les Espagnols, les Portugais et les Britanniques contre les Français. Bien qu'elles se soient surtout déroulées en Europe, les guerres napoléoniennes ont créé entre la Grande-Bretagne et les États-Unis des tensions qui ont mené à la guerre anglo-américaine (1812-1814). En effet, durant les guerres napoléoniennes, la Grande-Bretagne avait voulu limiter les échanges commerciaux entre les États-Unis et la France et avait multiplié les fouilles de navires marchands américains, en quête de déserteurs de la Royal Navy.

Même si les combats des guerres napoléoniennes et anglo-américaines ont été épargnés à Terre-Neuve et le Labrador, ils n'en ont pas moins révolutionné son économie et sa société. Durant les trois siècles précédents, Terre-Neuve et le Labrador servaient de résidences temporaires aux pêcheurs européens engagés dans la pêche migratoire transatlantique. Les pêcheurs arrivaient à pleins bateaux au printemps, passaient quelques mois à pêcher la morue et, l'automne venu, s'en retournaient vers l'Europe. Dominée par la France aux XVIe et XVIIe siècles, cette industrie était devenue surtout britannique au XVIIIe siècle. Au fil de ce siècle, la population permanente de l'île a lentement augmenté; elle aussi faisait la pêche, mais son activité était loin d'avoir l'envergure de celle des pêcheurs itinérants.

Napoléon Bonaparte, s.d.
Napoléon Bonaparte, s.d.
Disputées durant 12 ans, les guerres napoléoniennes ont été une série de conflits entre l'Empire français de Napoléon et divers pays d'Europe.

Illustration du frontispice de The Life of Napoleon I, vol. I, de John Holland Rose (London, George Bell and Sons, 1983). Peinture par Isabey.

Cette situation allait s'inverser durant les guerres napoléoniennes. La population connaissait une expansion sans précédent tandis que la pêche migratoire accusait une contraction marquée. Ces changements s'expliquent par la nature dangereuse et volatile du commerce maritime en temps de guerre, ainsi que par l'intense pression exercée par les hostilités sur les forces maritimes britanniques. Reconnaissant la vulnérabilité de ses pêcheurs aux attaques ennemies durant leur traversée de l'Atlantique, l'Angleterre, avait réduit le nombre d'hommes et de navires qu'elle envoyait annuellement à Terre-Neuve et au Labrador. Elle s'efforçait aussi de renforcer sa Marine en recrutant les marins expérimentés de la pêche migratoire : de 20 000 hommes avant les guerres, l'effectif de la Royal Navy atteignait quelque 140 000 hommes en 1810! à l'inverse, le nombre de navires britanniques engagés dans la pêche transatlantique est passé de 300 en 1792 à moins de 50 en 1817, puis à 15 en 1823.

Durant cette période d'hostilités, la population permanente de Terre-Neuve et du Labrador a connu une expansion constante, grâce à la nouvelle immigration composée de marins fuyant la conscription et attirés par la pêche florissante des résidents de la colonie. En temps de guerre, la Grande-Bretagne pratiquait une forme de recrutement forcé des membres de sa Marine. Les pêcheurs qui travaillaient à Terre-Neuve et au Labrador étaient exemptés de conscription, à la différence de ceux des autres pays de l'Empire britannique. La colonie aura ainsi servi de refuge à ceux qui voulaient échapper au service militaire et aux dangers de la pêche migratoire transatlantique.

Prospérité en temps de guerre

L'expansion et le succès des campagnes de pêche par les résidents n'ont pas manqué d'attirer d'autres immigrants à Terre-Neuve et au Labrador. Négligeable auparavant, la pêche locale est devenue florissante durant les années de guerre, les nations concurrentes s'étant retirées du commerce du poisson. La France et la Grande-Bretagne ont mutuellement cherché à s'affaiblir en perturbant leurs échanges et leur commerce avec les nations étrangères. En novembre 1806, Napoléon interdisait tout commerce avec la Grande-Bretagne aux alliés de la France et à ses conquêtes. En représailles, la Royal Navy a commencé à s'en prendre à tous les navires de commerce avec la France et à confisquer leurs cargaisons. À la suite d'attaques contre des navires américains, les États-Unis, un pays neutre, décidaient en 1807 de suspendre toutes leurs activités commerciales avec l'étranger, notamment leurs exportations considérables de morue salée vers divers ports d'Europe.

Tandis que ses principaux concurrents délaissaient le commerce du poisson salé pour renforcer leur Marine ou éviter de s'exposer à des attaques, la pêche menée par des résidents de Terre-Neuve et du Labrador était florissante. La colonie allait se doter d'un monopole quasi exclusif sur la vente de poisson salé aux grands ports du monde entier, notamment à ceux d'Espagne, du Portugal et des Antilles britanniques; ses exportations de morue salée, de 625 519 quintaux en 1805, avaient atteint 1 182 661 quintaux en 1815. Cette année-là, des pêcheurs locaux ont produit presque tout le poisson exporté outremer par Terre-Neuve et le Labrador. En outre, la demande de poisson salé durant la guerre a amené les prix à presque tripler entre 1805 et 1813, ce qui a entraîné une augmentation des gages des pêcheurs locaux; ainsi, les trancheurs ont vu leurs revenus exploser : payés 30 livres sterling par saison avant la guerre, ils pouvaient recevoir 140 livres en 1814. La mise en place d'une campagne de chasse au phoque à la fin de l'hiver et au printemps viendrait aussi apporter aux résidents une bonne source de revenus complémentaires.

Chasse au phoque, vers 1883
Chasse au phoque, vers 1883

Tiré de Newfoundland, the Oldest British Colony, de Joseph Hatton et M. Harvey (London, Chapman and Hall, 1883), p. 304. Illustration de Percival Skelton.

La prospérité et les gages élevés ont amené un nombre croissant d'immigrants à Terre-Neuve et au Labrador, si bien que leur population a presque doublé entre 1805 et 1815, passant de 21 975 à 40 568 habitants. Bien que les importations d'aliments de la colonie n'aient pas toujours suffi à nourrir cette nouvelle population, les bons salaires et la pêche florissante y ont favorisé l'avènement d'une qualité de vie inégalée dans le passé. En nombre croissant, les marchands ont élu domicile à Terre-Neuve et au Labrador plutôt que dans le sud-ouest de l'Angleterre, ce qui a aidé à garder dans la colonie les recettes de la pêche.

La prospérité économique et la croissance démographique ont nourri divers progrès sociaux et politiques. La colonie avait son premier journal en 1807, son premier corps de pompiers en 1811, et une force constabulaire en 1812. Les promoteurs de réforme politique, de plus en plus actifs après 1811, ont fini par voir leurs efforts récompensés avec l'instauration d'un gouvernement représentatif (élu) en 1832. La ville de St. John's s'est imposée comme un centre administratif et militaire, où les artisans, les commerçants et divers autres travailleurs venaient saisir de nouvelles occasions d'emploi. En outre, l'activité commerciale marquait une solide croissance dans le grand havre abrité de St. John's, dont la population allait passer, entre 1805 et 1813, d'environ 5 000 personnes à 10 000.

La dépression de l'après-guerre

Malgré l'extraordinaire prospérité économique apportée par les guerres, le retour de la paix en 1815 a précipité Terre-Neuve et le Labrador dans une grave dépression. La France, les États-Unis et la Norvège, entre autres pays, reprenaient le commerce du poisson salé, disputant marchés et ressources à la colonie. Le prix de la morue salée avait retrouvé son niveau d'avant la guerre et plusieurs pays se sont mis à imposer des taxes sur les importations de poisson et d'autres produits, grugeant encore les profits de la colonie. Incapables de suivre le rythme, certaines compagnies locales ont dû fermer leurs portes, provoquant une rapide hausse du chômage.

Les hivers de 1815 à 1817, particulièrement rigoureux, sont venus aggraver les conditions de vie des résidents, tandis que de grands incendies à St. John's durant l'hiver 1817 jetaient à la rue des milliers de personnes. Le printemps venu, la flotte de bateaux de chasse au phoque, source de revenus dont les familles déjà indigentes auraient eu bien besoin, était immobilisée à quai en raison des conditions de glace dangereuses. La pauvreté, la famine et les privations généralisées allaient susciter la colère du public et le pillage de certains magasins.

Heureusement, l'année suivante est venue remettre Terre-Neuve et le Labrador sur une base économique plus sûre. La campagne de chasse au phoque a été fructueuse, la pêche locale s'est mise à exploiter les eaux côtières du Labrador et les marchés internationaux se sont consolidés. Même si la colonie n'allait jamais revoir le niveau de profits qu'elle récoltait durant les guerres, elle a trouvé des marchés raisonnablement stables pour sa morue salée au Brésil, aux Antilles et dans les ports du sud de l'Europe (Espagne, Portugal et Italie). Au terme des guerres napoléoniennes, la pêche par des résidents était fermement ancrée et allait servir de locomotive à l'économie de la colonie pour le reste du XIXe siècle.

English version