Profils de la colonisation irlandaise

L'industrie de la pêche à la morue exerce une énorme influence sur le peuplement de Terre-Neuve et du Labrador par les Irlandais. Avant que cette industrie n'abandonne son caractère saisonnier et s'implante durablement sur l'île au début du 19e siècle, le séjour des travailleurs irlandais dans la colonie y est bref. La plupart y vivent pendant une ou deux saisons de pêche, puis repartent à l'automne. Toutefois, l'émergence d'une industrie prospère de la pêche de résidents au commencement du 19e siècle oriente la nature même de la migration irlandaise vers Terre-Neuve et le Labrador. Le nombre d'immigrants augmente. La majorité d'entre eux s'y installe pour de bon plutôt que d'y venir de façon saisonnière pour la pêche. En 1840, environ la moitié de la population de la colonie est d'origine irlandaise.

Placentia, avant 1896
Placentia, avant 1896
La plupart des nouveaux arrivants s'installent à St. John's, Placentia et le long de la côte entre ces deux collectivités.
Photographe inconnu. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 137 08.01.020), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

C'est dans la péninsule d'Avalon que s'installent les nouveaux arrivants irlandais aux 18e et 19e siècles. Ils s'établissent en majeure partie à St. John's et Placentia, et le long de la côte entre ces deux collectivités. Ces emplacements correspondent aux routes maritimes reliant Terre-Neuve aux ports irlandais et sont également situés près des zones de pêche et des grands axes de commerce. La majorité des travailleurs irlandais évolue au moins plusieurs mois par années dans l'industrie de la pêche, mais un petit nombre pratique aussi d'autres métiers tels ceux d'artisans, de commerçants, de négociants, de fermiers, de menuisiers, de boulangers et d'ouvriers.

Migrations temporaires et saisonnières

De la fin du 17e siècle au début du 19e siècle, l'industrie de la pêche à la morue à Terre-Neuve et au Labrador agit comme un puissant aimant sur les Irlandais, car elle représente une bonne source d'emplois pour les travailleurs peu qualifiés. Chaque printemps, des bateaux anglais font escale dans les ports d'Irlande avant de traverser l'Atlantique. Ils font le plein de ravitaillement et de travailleurs recrutés pour la pêche. Ces derniers sont généralement jeunes, célibataires et pauvres. Ils sont prêts à travailler outre-mer pour des colons propriétaires (habitants-pêcheurs) ou des marchands. La plupart consentent à passer un été ou deux dans l'île avant de retourner au pays. Ceux qui restent deux étés hivernent dans la colonie. Ils coupent du bois et assurent la protection des installations et du matériel de pêche après le départ en octobre des pêcheurs et des autres travailleurs vers l'Europe.

St. John's et d'autres ports sont les lieux de débarquement de ces travailleurs engagés dans l'industrie de la pêche anglaise dans la péninsule d'Avalon. Les pêcheurs français, eux, occupent les côtes septentrionale et méridionale de l'île; plusieurs s'installent dans la collectivité de Plaisance (Placentia, de nos jours). Ces lieux sont donc fermés aux travailleurs britanniques. Le traité d'Utrecht de 1713 bouleverse cette situation. Il accorde en effet à l'Angleterre l'entière souveraineté de l'île, mais permet à la France de conserver ses droits de pêche sur la rive nord entre Pointe Riche et le cap de Bonavista.

Les Anglais se déploient alors jusqu'à Placentia et d'autres régions du sud de la péninsule d'Avalon. Ils s'appuient pourtant beaucoup sur les travailleurs irlandais pour la pêche et la transformation du poisson. Cette situation découle d'une pénurie de travailleurs anglais pendant les 30 premières années du 18e siècle. La France et l'Angleterre sont en guerre de 1702 à 1713, et la conscription soustrait de nombreux jeunes travailleurs anglais de l'industrie de la pêche. À la fin des hostilités, la pêche migratoire marque déjà le pas et ne se rétablira pas avant 1728. Toute la région du sud-ouest de l'Angleterre est au courant de cette situation désastreuse qui dissuade bien des travailleurs de s'engager auprès des colons propriétaires. Ce n'est pas le cas en Irlande où les capitaines de bateaux et les agents commerciaux recrutent plus facilement de la main-d'œuvre dans l'ignorance de ce problème.

Placentia, vers 1780
Placentia, vers 1780
Tiré du journal de bord du H. M. S. Pegasus, 1786. Dessin de J. S. Meres. Avec la permission des Archives nationales du Canada (NAC/C 2521).

Les Irlandais constituent rapidement un maillon vital de l'industrie de la pêche. Ils sont toujours plus nombreux à venir à Terre-Neuve et au Labrador au cours du 18e siècle. La majorité travaille à St. John's, Placentia et la zone entre ces deux collectivités. Les travailleurs anglais se retrouvent principalement dans la péninsule d'Avalon, au nord de St. John's. Les Français concentrent leurs efforts sur la côte septentrionale de l'île. Placentia s'impose comme un foyer d'activités irlandaises. De fait, en 1729, 80 p. 100 de ses habitants ont des racines irlandaises.

Les nouveaux arrivants sont essentiellement des hommes, mais durant le 18e siècle, un nombre croissant de femmes se joignent à eux. Elles travaillent surtout comme servantes chez les colons propriétaires et les marchands. Certaines épousent des travailleurs qui hivernent sur l'île, et prennent pays. Les colons propriétaires et les marchands originaires d'Irlande, toujours plus nombreux dans la péninsule d'Avalon, privilégient évidemment des travailleurs venus des ports de leur région du sud-est. Cette préférence stimule la migration vers l'île. Vers la fin des années 1770, environ 5000 Irlandais traversent chaque printemps. Ils sont de plus en plus nombreux à s'enraciner dans la nouvelle colonie.

La permanence de la colonisation

C'est au cours des 20 premières années du 19e siècle que la vague de migration irlandaise atteint un sommet. En effet, entre 30 000 et 35 000 nouveaux arrivants débarquent sur l'île. Ils viennent eux aussi des ports du sud-est de l'Irlande comme au siècle précédent. Ces ports entretiennent des liens commerciaux avec la colonie depuis le 17e siècle. Après 1780, par contre, ils sont davantage portés à s'installer pour de bon, car l'industrie de la pêche, en mutation au tournant du siècle, offre dorénavant de multiples emplois aux résidents permanents.

Au début du 19e siècle, les guerres napoléoniennes (1803 à 1815) et la guerre entre l'Angleterre et les États-Unis (1812 à 1814) accordent à Terre-Neuve et au Labrador un quasi-monopole international sur le poisson salé. Cette situation assure sa prospérité et participe à la transformation de la pêche migratoire (saisonnière) en pêche de résidents. Les industries de la pêche française et américaine chutent entre 1804 et 1815. La morue de Terre-Neuve devient donc beaucoup plus intéressante sur les marchés internationaux. Des marchands européens ouvrent des bureaux de commerce sur l'île. Les salaires des travailleurs augmentent et les emplois se multiplient.

À cette époque, la Grande-Bretagne réduit sa flotte de pêche saisonnière dans le but d'échapper aux dangers associés au commerce transatlantique. Elle entend ainsi enrôler les pêcheurs dans la marine. Le nombre de bateaux vers Terre-Neuve passe d'environ 300 en 1792 à moins de 50 en 1817. Il n'en reste plus que 15 en 1823. La croissance démographique de la colonie ne ralentit pourtant pas lors de ces conflits. Les migrants cherchent à la fois à esquiver l'engagement dans les forces britanniques et à participer activement à l'expansion de l'industrie de la pêche. L'économie de l'île se diversifie grâce à l'émergence d'une industrie de construction navale locale, de la chasse au phoque et du trappage d'hiver. Ces facteurs facilitent un peuplement à l'année.

Pour la plupart, le point d'entrée dans la colonie est le port de St. John's. D'ailleurs, la population d'origine irlandaise passe d'environ 2000 en 1794 à 14 000 en 1836. Toutefois, Placentia, Trepassey et d'autres ports de pêche de la côte orientale en accueillent un certain nombre. Plusieurs nouveaux arrivants s'éloignent de leur port d'arrivée pour s'installer ailleurs dans l'île. Pourtant, la majorité opte massivement pour la péninsule d'Avalon et s'établit à St. John's, à Placentia, et dans la région entre ces deux localités. Un nombre substantiel préfère s'établir dans la baie de la Conception et le territoire longeant la côte nord-est de l'île.

La ville et le port de St. John's, 1831
La ville et le port de St. John's, 1831
À St. John's, les habitants d'origine irlandaise passent d'environ 2000 en 1794 à 14 000 en 1836.
Aquarelle de William H. Eagar. Avec la permission de Bibliothèque et Archives Canada (Acc. No 1989-520-6) Ottawa, Ontario.

Il n'est pas rare que les nouveaux arrivants obtiennent du travail auprès de membres de leur famille ou d'autres Irlandais déjà bien implantés sur l'île. La pêche et la transformation du poisson en absorbent un grand nombre. D'autres encore se font marchands ou agents commerciaux. Un petit groupe trouve de l'emploi comme commerçants, tenanciers de bar, tailleurs, artisans, maçons, boulangers, domestiques et ouvriers, ou se fait agriculteurs.

De 19 000 au début du siècle, la population résidente de Terre-Neuve et du Labrador atteint environ 73 000 en 1836. Plus de la moitié sont des natifs de l'Irlande. Après les années 1830, le flot migratoire faiblit. Les problèmes que vit l'industrie de la pêche et les possibilités d'emplois qui prolifèrent ailleurs en Amérique du Nord en sont les causes. Néanmoins, cette immigration irlandaise aux 18e et 19e siècles a façonné la culture et la société terre-neuviennes et labradoriennes. Une bonne partie de la population actuelle a pour ancêtres des colons irlandais.

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