Croyances et culture, 1784-1830

Entre 1750 et 1830, et plus précisément entre 1793 et 1815, un nombre fort substantiel d'immigrants irlandais arrive sur l'île de Terre-Neuve. Ce flux migratoire atteint son apogée pendant les guerres napoléoniennes, puis chute fortement peu après la fin des hostilités. Un certain nombre immigre vers d'autres régions d'Amérique du Nord. Il y a en a qui s'installent pour de bon, mais de nombreux autres font annuellement la navette entre l'Irlande et Terre-Neuve pour la pêche migratoire (saisonnière) et le commerce. Les Irlandais de l'île de Terre-Neuve ont donc la possibilité de suivre de près les joutes politiques et les mouvements culturels de leur pays natal.

La majorité des Irlandais débarque dans les ports de St. John's et d'Harbour Grace. Un bon nombre choisit d'habiter de grandes collectivités. D'autres préfèrent mettre le cap sur les petits villages côtiers bordant le littoral de la péninsule d'Avalon pour y trouver de l'emploi. Vers les années 1780, les Irlandais constituent le plus gros contingent à St. John's et sa périphérie. La population de la ville compte alors 3200 habitants. Quelques-uns sont des gens de métier et des boutiquiers; les marchands y sont en minorité. La plupart des immigrants appartiennent à la classe ouvrière et sont des pêcheurs peu instruits. Si plusieurs travailleurs irlandais sont venus seuls à Terre-Neuve, d'autres sont accompagnés de leur famille. D'ailleurs, le travail des femmes et des enfants revêt une importance capitale dans la survie économique de la famille. La plupart des familles disposent d'une modeste parcelle de terre ou d'un jardin potager de subsistance pour y faire pousser des légumes qui enrichissent leur alimentation, notamment des pommes de terre, des carottes, des navets et du chou.

Religion

La foi religieuse réside au cœur même de la vie et de la culture des immigrants irlandais. La religion institutionnelle domine plusieurs pans de la société irlandaise à Terre-Neuve. Même si des marchands et propriétaires terriens irlandais de premier plan sont protestants, la plupart des Irlandais sont catholiques. Ils entendent reproduire dans ce Nouveau Monde l'institution religieuse qui a forgé leur culture, leur identité et leur pensée politique en Irlande. Au cours des 50 années qui suivent, l'institution qui s'impose donc véritablement comme le pilier identitaire et socio-culturel des Irlandais à Terre-Neuve est l'Église catholique. Les différents membres de la hiérarchie ecclésiastique s'affirment comme les dirigeants de la communauté.

Patrick Lambert (1755-1816), s.d.
Patrick Lambert (1755-1816), s.d.
Le deuxième évêque catholique de St. John's. Au cours de la première moitié du 19e siècle, l'Église catholique devient la principale institution identitaire et socio-culturelle des Irlandais à Terre-Neuve.
Artiste inconnu. Tiré de Centenary volume, Benevolent Irish Society of St. John's, NL, 1806-1906, Guy & Co., Cork, Ireland, 1906, p. 34.

Politique

À cette époque, les Irlandais sont écartés de la vie politique. Ils possèdent toutefois une riche tradition culturelle, particulièrement en ce qui concerne les jours de fête, les festivals, Noël et le carême. Les croyances populaires et les coutumes sont à l'honneur. Cette culture se nourrit de contes folkloriques sur les fées et autres récits (transmis d'une génération à l'autre par des conteurs), de veillées mortuaires, d'habitudes alimentaires, de coutumes associées aux saisons, comme le mummering et les wren boys pendant le temps des fêtes. Elle se manifeste également dans la vie quotidienne, les croyances religieuses, les vêtements, l'ameublement et les bâtiments de construction typiquement irlandaise. L'attachement aux comtés d'origine est chose normale pour les immigrants provenant de la province de Leinster, et plus encore pour ceux natifs de la province de Munster qui s'expriment surtout en gaélique irlandais. Il y a aussi les clans des Yellowbellies du comté de Wexford, des Wheybellies du comté de Waterford, des Clear-Airs du comté de Tipperary, des Doones du comté de Kilkenny et des Dadyeens du comté de Cork. Des prêtres irlandais itinérants tirent parfois profit de ce clanisme. Ces prêtres ne relèvent aucunement du premier évêque catholique Mgr James O'Donel, et de ses successeurs. Situé au coin des rues Water et George, un des premiers quartiers à voir le jour au début du 19e siècle à St. John's est toujours connu aujourd'hui sous le nom de Yellowbelly Corner. Des boutiquiers et des familles originaires du comté de Wexford y habitaient. Les Irlandais n'ont pas manqué d'apporter une première mouture d'un sport parfois violent appelé hurling. On y joue, à cette époque, à St. John's dans un lieu très prisé des Irlandais, le secteur des Barrens situé à l'est de Fort Townshend un peu au-dessus de la ville, un endroit qui accueille maintenant la basilique.

Édifice du Yellowbelly Corner
Édifice du Yellowbelly Corner
L'édifice situé au coin du Yellowbelly Corner remplissait deux fonctions pour son propriétaire, une boutique au rez-de-chaussée et un logement à l'étage supérieur pour lui.
Dessin de Jean Ball vers 1974. Reproduit avec la permission du Newfoundland Historic Trust, © 1974.

En 1800, une cellule de la Society of United Irishmen [la Société des Irlandais unis] est découverte au sein de la garnison de St. John's. L'île de Terre-Neuve est, en fait, l'un des rares endroits à l'extérieur de l'Irlande où se propagent les répercussions politiques de la rébellion irlandaise. Même lors des guerres napoléoniennes, Terre-Neuve n'est pas à l'abri du militantisme politique ancré dans les mouvements de réforme agraire de l'Irlande. À la fin du 19e siècle, le juge Prowse remarque à cet effet que celui-ci prend la forme d'associations, entre autres celles des Caravats (dont les membres portent la cravate à la française) et des Shanavests (littéralement, vieux gilets). Effectivement, aucune autre collectivité d'expatriés en dehors de l'Irlande ne peut se vanter d'avoir conservé de si puissantes traditions de nature identitaire, culturelle, politique et religieuse rattachées au pays.

L'organisme Benevolent Irish Society

Dans les premières années du 19e siècle, plusieurs habitants de St. John's sont Irlandais. Certains d'entre eux sont même financièrement à l'aise. La ville, dont l'influence continue de croître, vit une effervescence sur les plans politique et culturel. Plusieurs Irlandais de confession protestante exploitent des domaines agricoles en région périphérique, par exemple le colonel William Haly après sa retraite de l'armée britannique. Nombre d'entre eux constatent que le gouvernement ne répond pas à tous les besoins. Ils désirent donc faire partie d'un organisme fraternel. En 1806, ils forment une société caritative non confessionnelle et à but non lucratif parrainé par Mgr O'Donel, la Benevolent Irish Society (BIS). Cette société est réservée aux hommes irlandais, et sa devise est « Qui donne aux pauvres, prête au Seigneur. » En 1823, après le versement de cotisations, elle ouvre un établissement non confessionnel à St. John's destiné à scolariser les enfants irlandais défavorisés, l'Orphan Asylum.

L'Orphan Asylum, s.d.
L'Orphan Asylum, s.d.
Cet établissement appartenait à la Benevolent Irish Society , une société fraternelle responsable de son exploitation.
Artiste inconnu. Tiré de Centenary volume, Benevolent Irish Society of St. John's, NL, 1806-1906, Guy & Co., Cork, 1906, p. 108.

Vers la fin des années 1820, cet organisme est devenu une société catholique. Elle est, à cette époque, la plus importante association fraternelle et celle qui exerce la plus grande influence sur l'île de Terre-Neuve.

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