Les collectivités agricoles

Contrairement au reste de l'Amérique du Nord, les collectivités agricoles sont peu nombreuses à Terre-Neuve et au Labrador. La période de croissance y est courte et le sol assez pauvre. Dès le départ, les autres colonies britanniques d'Amérique du Nord, aux terres fertiles, se fondent sur l'agriculture. Les colons de Terre-Neuve, eux, comprennent rapidement qu'ils amélioreront leur niveau de vie s'ils concentrent leurs efforts sur la pêche et l'importation de produits alimentaires. Jusqu'en 1813, le gouvernement interdisait d'enclore les terres agricoles, car cette pratique menaçait la disponibilité des terres réservées aux installations de pêche. Mais en fait, aucune véritable mesure ne freinait les faibles tentatives de production agricole. De nombreux colons anglais et irlandais étaient originaires de régions rurales. Les Terre-Neuviens ont d'ailleurs toujours cultivé une partie des terres qu'ils habitaient. Aux 18e et 19e siècles, la plupart des ménages possédaient un potager pour suppléer à leur alimentation, ainsi que du bétail pour le lait, la viande et la laine mais ils gagnaient leur vie avant tout avec la pêche et ne faisaient pas le commerce de produits maraîchers. À moins d'habiter près d'une ville, ils ne pouvaient pas écouler sur le marché l'excédent de leurs récoltes, faute de moyens de transport efficaces.

Un appui à l'agriculture

Au début du 19e siècle, le gouvernement s'efforce de promouvoir l'agriculture pour substituer les produits locaux aux produits d'importation. Ainsi, les familles de pêcheurs n'auraient plus à recourir au secours public, une habitude qui résultait des creux que traversait régulièrement le secteur de la pêche. À St. John's, la demande de plus en plus forte pour des produits frais tels du lait, des œufs, de la viande et des légumes, auxquels s'ajoutait le fourrage, a favorisé l'agriculture en périphérie de la ville. Plusieurs hommes politiques influents étaient propriétaires d'exploitations agricoles, notamment William Carson, libéral réformiste et président de l'Assemblée. Ils poussaient naturellement le gouvernement à soutenir l'agriculture. Celui-ci se livre donc à la construction d'un réseau routier aux alentours de St. John's, avec pour objectif principal de faciliter la production agricole. Le chemin Topsail en constitue un exemple. Au 19e siècle, une partie du territoire de la baie de la Conception et la côte ouest de l'île se transforment en zones agricoles. Les terres y sont plus fertiles et le nombre d'habitants suffisant. La surface cultivée s'accroît, mais les fermes sont éparpillées aux abords des ports de pêche. Les collectivités agricoles se font rares.

Deux exceptions à la règle, Goulds et Kilbride. Ces collectivités bordent la route reliant St. John's à Bay Bulls. Au milieu du 19e siècle commence le défrichage de terres arables maintenant accessibles par la route. Les agriculteurs de cette région transportaient en charrette leurs légumes frais et le lait à St. John's. Ils les vendaient à un commerçant ou de porte en porte. Même dans ces collectivités, l'agriculture n'offrait pas un revenu décent à de nombreuses familles. À certaines périodes de l'année, plusieurs d'entre elles se rendaient à Petty Harbour pour y pêcher. Au 19e siècle, Goulds faisait partie du petit nombre d'établissements agricoles qui n'étaient pas situés dans les régions côtières. La croissance démographique a amené ses citoyens à construire une église et une école. Peu à peu, ils ont développé un sentiment d'appartenance à leur collectivité.

Le gouvernement a aussi apporté son soutien au démarrage d'autres collectivités agricoles. Il offrait des primes au défrichage et des subventions à l'élevage du bétail pour stimuler la fondation de collectivités agricoles. Dans les années 1860, des agriculteurs s'installent à Eastport, Happy Adventure et Musgravetown. Dans les années 1880, un programme similaire permet l'implantation de la collectivité agricole de Blaketown, près de la baie de la Conception. Au début du 20e siècle, le gouvernement de Robert Bond désire établir une exploitation agricole à Whitbourne. Chacune de ces collectivités a réussi à agrandir la superficie cultivée, mais la distance à parcourir vers les marchés représentait toujours un obstacle à leur prospérité. C'est la crise économique des années 1930 qui a donné un nouvel élan à l'instauration de collectivités agricoles.

Le peuplement agricole

La Grande Crise incite les gouvernements de nombreux pays à métamorphoser des citadins au chômage en agriculteurs capables de subvenir à leurs besoins. C'est aussi le cas de Terre-Neuve. Des associations bénévoles dressent les plans de collectivités agricoles dans l'arrière-pays. Leur but est de créer des emplois pour une partie des démunis de St. John's. La Commission de gouvernement fonde énormément d'espoir dans ce programme. Le commissaire aux services publics, Thomas Lodge aussi, qui en reprend les rênes. Entre 1934 et 1942, le programme d'aide à l'établissement sur une terre de la Commission de gouvernement finance la formation de huit collectivités agricoles. Pendant la durée de ce programme, environ 365 familles quittent St. John's et des villages de pêche économiquement déprimés pour s'installer dans des régions offrant un potentiel agricole. Ces colons défrichent les terres, construisent des maisons, des écoles et des édifices gouvernementaux. Le gouvernement, pour sa part, les approvisionne en vivres, en outils et en matériaux de construction. Thomas Lodge espère que la mise en route du premier établissement, Markland, encouragera les administrateurs à poursuivre et à fonder d'autres collectivités.

Une fermette de Markland, vers 1935
Une fermette de Markland, vers 1935
L'enseignante Claire Cochius devant l'une des fermettes de Markland.

Avec la permission de M. John Gosse.

Par l'entremise de son programme, Thomas Lodge voulait non seulement que les chômeurs urbains et les familles de pêcheurs atteignent l'autosuffisance alimentaire, mais il espérait avant tout enclencher un mouvement de fond dans la société. Selon la commission, les habitants de Terre-Neuve s'appuyaient trop lourdement sur leur gouvernement. Le travail de la terre devait en faire des êtres autonomes et responsables. Markland était à la fois une expérimentation sociale et une collectivité agricole. Ses membres cultivaient des lopins de terre communautaires. Le revenu qu'il en retirait était réparti entre eux. Des exploitations agricoles sont plus tard mises sur pied, mais la commission aspire à ce que ce premier établissement agricole s'érige en modèle. Elle ambitionne que tous les habitants de Terre-Neuve et du Labrador travaillent pour le bien commun de toute leur collectivité et cessent de faire appel au gouvernement pour la construction de routes, de quais et d'installations collectives.

La collectivité de Markland

Un autre volet s'est greffé à l'expérimentation sociale qu'était Markland. La Commission de gouvernement entendait mettre fin à la confessionnalité des écoles. Celle-ci entraînait un dédoublement des établissements d'enseignement, et donc des coûts supplémentaires. Elle n'a pas réussi pas dans les collectivités bien enracinées, mais elle a offert une option de remplacement dans cette collectivité modèle. Les enfants de Markland fréquentaient ainsi une école non confessionnelle d'éducation populaire. Le programme scolaire prévoyait des cours de menuiserie et d'élevage, ainsi que des matières scolaires, comme la géographie et la citoyenneté, choisies en fonction de leur utilité dans l'élaboration d'une nouvelle culture. Les autres collectivités n'ont pas suivi. Cette école a fini par s'assimiler au système scolaire confessionnel.

Écoliers de Markland, vers 1935
Écoliers de Markland, vers 1935
Garçons et filles sont membres d'un club appelé les Béothuks, qui ressemble à un regroupement des guides et des scouts.

Avec la permission de M. John Gosse.

Markland a coûté cher au gouvernement. Les agriculteurs tardaient à atteindre l'autonomie financière, car les récoltes n'étaient pas assez abondantes. Les points faibles de cette expérimentation n'ont pas empêché la commission de lancer d'autres collectivités agricoles telles Haricot, Lourdes, Brown's Arm, Midland, Sanderingham, Winterland et Point au Mal. Le programme se révèla une tentative futile et onéreuse de remplacer la pêche. Un bon nombre de fermiers ont dû reprendre leurs activités de pêche ou ont dû de demander l'aide financière du gouvernement. Lorsque l'armée américaine a proposé des emplois salariés, de nombreux agriculteurs n'ont pas hésité à aller travailler sur les bases.

Le programme n'avait pas répondu pas aux attentes utopiques du gouvernement. Le gouvernement a dû maintenir son appui aux agriculteurs beaucoup plus longtemps que prévu. La production agricole n'était pas satisfaisante. Le comportement autoritaire des administrateurs, couplé à l'obligation de travailler à une ferme collective, ne faisait qu'alimenter la dissidence. Le géographe Gordon Handcock indique que l'individualisme présent des résidents de Markland a duré plus longtemps que la commission, dont l'intention avait été justement d'éteindre cette volonté d'indépendance. Il affirme que les colons n'ont jamais formé une véritable collectivité. Ce n'était tout au plus qu'un regroupement de maisons. (Gordon Handcock, p. 148.) La commission a renoncé au programme en 1942. Elle avait tout de même mis en branle une dernière collectivité agricole à Cormack, près de la côte ouest de l'île. C'était une façon de fournir des emplois aux soldats qui rentraient de la guerre. La culture des terres s'est poursuivi dans plusieurs collectivités jusqu'à nos jours, mais le programme, très couteux, n'a jamais atteint ses objectifs économiques et n'est jamais parvenu à modifier la nature profonde de l'île de Terre-Neuve.

Grange communautaire de Markland, vers 1935
Grange communautaire de Markland, vers 1935
Claire Cochius devant la grange communautaire de Markland.

Avec la permission de M. John Gosse.

La fin des collectivités agricoles

Après l'union avec le Canada, la superficie cultivée a diminué, et peu de nouvelles régions agricoles apparurent. Lethbridge dans la baie de Bonavista constituait l'exception. La culture des terres fut amorcée après la construction de routes dans cette région. De nos jours, plusieurs fermes sont rentables, et le secteur agricole occupe une place importante dans l'économie de la province. Pourtant, les collectivités agricoles appartiennent bel et bien au passé. Les promoteurs immobiliers ont jugé plus attrayant de subdiviser en parcelles des terres agricoles et d'y construire des maisons dont la vente était profitable. À la fin du 20e siècle, l'étalement urbain au pourtour de St. John's avait englouti un grand nombre de terres cultivables. Il existe encore des fermes près de St. John's, mais ce ne sont pas de réelles collectivités agricoles. Même dans la collectivité de Goulds, dont les terres arables sont protégées et soustraites à la promotion immobilière, les agriculteurs se retrouvent minoritaires devant l'essor de la construction résidentielle qui attire de nombreux travailleurs de St. John's.

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