Transformations sociales, 1730-1815

La colonie de Terre-Neuve et du Labrador vit de profondes transformations sociales sous le règne de l'administration de la marine. Un élan démographique puissant diversifie la nature de sa population. Ce changement entraîne l'ouverture d'établissements scolaires, de théâtres, d'un hôpital public, ainsi que la publication de journaux et l'offre de services postaux. Les lieux de culte se multiplient, et les politiques du gouvernement vise à mettre fin à la persécution des catholiques. Les activités économiques de la colonie s'élargissent avec la chasse au phoque qui offre un revenu supplémentaire au printemps et en hiver aux pêcheurs de morue. Attirés par la possibilité d'un emploi à l'année et le boom économique suscité dans la colonie par les guerres napoléoniennes (1803-1815), de nouveaux arrivants, plus nombreux que jamais, viennent s'installer et participer à la conversion de la pêche migratoire (saisonnière) en pêche insulaire.

St. John''s et Fort Townsend, 1786
St. John's et Fort Townsend, 1786
La colonie de Terre-Neuve et du Labrador vit de nombreuses transformations sociales pendant l'administration de la marine (1730-1815).
Tiré du journal de bord du H.M.S. Pegasus, 1786. Aquarelle de James S. Meres. Avec la permission de Bibliothèque et Archives Canada (C-002545), Ottawa, Ontario.

Les modifications apportées au système judiciaire favorisent aussi le peuplement de la colonie. Au cours du 18e siècle, les gouverneurs de la marine veillent à l'instauration de tribunaux, à la construction de prisons, et à l'usage du pilori. Ils nomment les premiers agents de police, coroners et juges de paix qui ont pour tâche de faire respecter la loi après le départ, à l'automne, de la flotte de pêche et de l'escadron naval. La Loi sur les tribunaux judiciaires de 1792 octroie à la colonie une cour suprême ayant compétence en matière pénale et civile. Elle pose les premiers jalons du système judiciaire actuellement en vigueur dans la province. La mise en place d'un gouvernement civil permanent pousse des citoyens à réclamer l'élection d'une assemblée législative. La Grande-Bretagne concède donc officiellement le statut de colonie à Terre-Neuve et au Labrador en 1825 et consent à un gouvernement représentatif en 1832.

Croissance démographique

Une importante croissance démographique caractérise l'époque de l'administration de la marine. Environ 6000 personnes habitent en permanence sur l'île en 1741. Elles vivent principalement dans les environs de la baie de la Conception, à St. John's et d'autres régions de la péninsule d'Avalon. C'est vers la fin du 18e siècle et le début du 19e siècle que se produit la plus forte poussée démographique. Le nombre d'habitants passe de 11 382 en 1797 à 40 568 en 1815. L'immigration y joue un rôle de premier plan, mais la montée du taux de natalité n'y est pas non plus étrangère.

Tout comme les pêcheurs saisonniers, la majorité des immigrants sont issus du sud-ouest de l'Angleterre et du sud-est de l'Irlande. Des voies commerciales relient ces pays à Terre-Neuve et au Labrador, facilitant la traversée de l'Atlantique. Les premiers colons sont effectivement des pêcheurs associés à la pêche migratoire qui décident de s'installer sur l'île pour diverses raisons. Au 18e siècle, des marchands anglais ouvrent des établissements de commerce du poisson à St. John's, Harbour Grace, Placentia, Trinity, et autres ports importants de l'île de Terre-Neuve. À leur tour, ces établissements attirent des colons en quête d'un emploi comme serviteur, représentant de marchand, commis, menuisier ou voilier.

Au cours de la Révolution française (1789-1799) et des guerres napoléoniennes (1803-1815), la population de Terre-Neuve-et-Labrador augmente mais la pêche migratoire fléchit. Les pays en guerre délaissent le commerce du poisson salé. La colonie obtient alors pratiquement l'exclusivité de cette activité très profitable. Son économie florissante attire des milliers d'immigrants. À la fin des hostilités, il y a trois fois plus d'habitants. La pêche insulaire des résidents détrône la pêche migratoire maintenant en déclin. Les marchands locaux supplantent les marchands du sud-ouest de l'Angleterre. La presque totalité des exportations de morue à l'étranger a pour source la colonie.

La croissance démographique amène une diversification de la population, plus particulièrement celles de St. John's et d'autres grandes collectivités. Il y a maintenant des menuisiers, des boulangers, des forgerons, des maçons, des tonneliers, des tailleurs, des cordonniers, des commerçants et autres gens de métiers qui s'y installent dès le début du 19e siècle. La présence d'un contingent militaire et l'instauration d'un gouvernement local et d'un système judiciaire stimulent la création d'emplois. Les officiers de marine, les représentants du gouvernement et les membres de l'élite locale ont à leur service des serviteurs, des médecins, des enseignants et autres travailleurs, leur permettant de maintenir le même mode de vie dont ils jouissaient en Europe.

Fort Frederick, Placentia, 1786
Fort Frederick, Placentia, 1786
La présence militaire à Terre-Neuve crée des emplois. Des serviteurs, des médecins, des enseignants et bien d'autres travaillent pour l'élite locale.
Tiré du journal de bord du H.M.S. Pegasus, 1786. Aquarelle de James S. Meres. Avec la permission de Bibliothèque et Archives Canada (C-002532), Ottawa, Ontario.

À l'époque de l'administration de la marine, de nouveaux secteurs d'activité économique offrent des emplois aux travailleurs lorsque la saison de la pêche à la morue est terminée. La chasse au phoque au printemps et en hiver représente un substantiel revenu d'appoint. La chasse aux animaux à fourrure et la construction de bateaux en hiver fournissent également des emplois indispensables.

Santé, éducation et religion

La croissance de la population alimente l'évolution sociale au 18e siècle et à l'aube du 19e siècle. L'éducation progresse au 18e siècle et un premier établissement scolaire ouvre ses portes à Bonavista en 1730, puis d'autres à St. John's (1744), Harbour Grace (1766), Old Perlican (1774) et Burin (1793). La première école secondaire voit le jour en 1799 à St. John's. Le gouverneur James Gambier participe à la mise sur pied de la St. John's Charity School Society pendant son mandat de 1802 à 1804. Cet organisme ouvre une école primaire (charity school) en 1804 pour enseigner aux enfants pauvres la lecture et d'autres matières.

Au début du 19e siècle, les services de santé se généralisent et s'améliorent. La colonie accueille un nombre croissant de chirurgiens et de médecins. Pourtant, jusqu'en 1814, les seuls hôpitaux de Terre-Neuve et du Labrador en activité appartiennent à l'armée. Ils acceptent des patients de l'extérieur si le temps et l'espace le permettent, mais les militaires ont toujours priorité. L'accroissement démographique oblige la prestation de meilleurs services de santé. L'hôpital Riverhead entre en service le 7 mai 1814 à l'emplacement actuel du parc Victoria au centre-ville de St. John's.

D'autres localités bénéficient de services médicaux plus modestes. La plupart des villages côtiers d'importance comme Bonavista, Carbonear, Bay Roberts et Twillingate peuvent déjà compter sur les services de médecins au 19e siècle. La majorité de ces médecins, d'origine britannique ou irlandaise, a choisi la colonie vers la fin du 18e siècle et le début du 19e siècle. Toutefois, le Labrador est moins bien pourvu en ressources médicales. Mises à part les sages-femmes, les missionnaires moraves sont les seuls à offrir des soins de santé.

Un missionnaire morave, vers 1819
Un missionnaire morave, vers 1819
Le gouverneur Hugh Palliser espérait que la présence des missionnaires moraves atténuerait les tensions entre les Inuit et les Européens.
Aquarelle de Maria Spilsbury, « Moravian Missionary Conversing with the Eskimos at Nain, Labrador. » Avec la permission de Bibliothèque et Archives Canada (C-124432).

Les lieux de culte et la pratique religieuse se répandent dans la colonie. Soutenue par tous les représentants de l'administration de la marine, l'Église anglicane est bien présente dans l'île. Dans les années 1760, des membres du clergé se retrouvent à St. John's, Bonavista, Placentia, Trinity et d'autres villages côtiers. Même si le gouverneur Henry Osborn n'accorde pas la liberté de religion aux catholiques, l'arrivée d'immigrants irlandais consolide la présence de l'Église catholique durant la seconde moitié du 18e siècle. En 1784, le gouverneur John Campbell gratifie enfin les catholiques de la liberté religieuse. Ils peuvent dès lors célébrer ouvertement leur culte.

C'est au 18e siècle que l'église morave s'installe dans la colonie, suite aux démarches du gouverneur Hugh Palliser. Celui-ci désire voir l'implantation de missions au Labrador afin d'interagir avec les Inuit. Il souhaite réduire les tensions entre les Inuit et les Européens. Les missionnaires moraves s'établissent d'abord à Nain en 1771, puis à Okak (1776), Hopedale (1782), Hebron (1830), Makkovik (1896), et dans d'autres régions.

D'autres changements

Puisque les importations de denrées fléchissent considérablement au cours de la guerre d'Indépendance américaine (1775-1783) et des guerres napoléoniennes, l'agriculture s'impose peu à peu après 1775. Dans la baie de la Conception, St. John's et d'autres collectivités, les colons défrichent des terres et s'adonnent à la culture maraîchère. Les officiers de l'armée exploitent des terres à St. John's et ses environs. Ils en vendent des parcelles à des citadins. La majorité des gens font pousser des légumes faciles à cultiver et à conserver, car il leur faut tenir compte de la pauvreté du sol et de la rigueur du climat. La culture de la pomme de terre, de légumes racines, tels que le navet, les carottes, le panais et la betterave, et des oignons est courante chez les colons. De nombreuses familles cultivent leur propre potager pour arrondir le revenu tiré de la pêche. L'agriculture commerciale, par contre, est peu développée pendant le 18e siècle et au début du 19e siècle.

La poussée démographique entraîne, entre autres, l'éclosion d'organismes philanthropiques et politiques, susceptibles de répondre aux besoins et aux divers intérêts de cette population. Un bon nombre prend racine dans la capitale à St. John's, noyau administratif et commercial de la colonie. Parmi ces organismes, la Society of Merchants, la Benevolent Irish Society et la Society for the Improvement of the Poor. Le journal Royal Gazette est publié pour la première fois en 1807 et le suivant est le Newfoundland Mercantile Journal en 1815.

Le sceau de l'organisme philanthropique Benevolent Irish Society
Le sceau de l'organisme philanthropique Benevolent Irish Society
L'organisme philanthropique Benevolent Irish Society est fondé en 1806 à St. John's.
Tiré de Centenary volume, Benevolent Irish Society of St. John's, NL, 1806-1906, Benevolent Irish Society (St. John's, T.-N-L.), Guy & Co., Cork, Ireland, 1906, p. 3.

La mise sur pied d'une presse régionale et l'établissement d'associations politiques conscientisent la population à l'importance des enjeux politiques au pays et à l'étranger. Les gens peuvent alors mettre en parallèle leur propre gouvernement et ceux d'autres colonies comme celui de la Nouvelle-Écosse. Cette situation nourrit au début du 19e siècle l'émergence d'un mouvement politique dans l'île. Insatisfaits de l'administration de la marine nommée par le gouvernement britannique, d'éminents citoyens demandent une assemblée élue et représentative. Ce mouvement s'accélère dans les années suivantes et aboutit à l'abolition de l'administration de la marine en 1825 et l'instauration d'un gouvernement représentatif en 1832.

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