Le système judiciaire

À Terre-Neuve, avant 1815, le droit coutumier local s'inspirait de l'administration exemplaire du gouverneur George Brydges Rodney. En 1749, Terre-Neuve a subi les réformes juridiques les plus importantes jamais effectuées avant la mise en place d'un gouvernement représentatif. En prônant ce qui semblait être une véritable révolution au sein du gouvernement, le gouverneur Rodney a introduit une série de mesures qui a eu pour effet de réorienter les divers modèles de gouvernance. Parmi celles-ci, l'administration Rodney a officialisé deux tribunaux qui sont devenus les piliers du gouvernement de la marine : les tribunaux auxiliaires institués dans les villages isolés le long des côtes de l'île ainsi que le tribunal du gouverneur créé dans la ville de St. John's.

George Rodney, vers 1756
George Rodney, vers 1756
Gouverneur de Terre-Neuve, 1749. Portrait peint par sir Joshua Reynolds, vers 1756 à la suite de la nomination de Rodney à titre de contre-amiral.
Avec la permission de Bibliothèque et Archives Canada (Numéro de compte R9266-3161) Ottawa, Ontario.

Le capitaine Rodney est arrivé au poste de gouverneur avec le zèle d'un officier ambitieux et impatient de faire ses preuves. En cette période de paix, il lui était difficile de démontrer à ses supérieurs qu'il était capable de se démarquer au cœur de l'action. Sa nomination à la station de Terre-Neuve était donc une opportunité favorable pour les impressionner. Moins d'une semaine après son arrivée dans le port de St. John's, en août 1749, Rodney a donné l'ordre à ses officiers de patrouiller le long de la côte et de s'arrêter dans tous les villages les plus importants. Le gouverneur Rodney a décidé de profiter de l'occasion en créant deux autres tribunaux auxiliaires qui se déplaçaient d'une baie à l'autre par la mer. Il a informé l'Amirauté qu'il avait reçu un flot incessant de plaintes provenant de presque toutes les régions de l'île qui dénonçaient des pratiques illégales dans le domaine des pêches et de sérieuses lacunes en matière de loi et d'ordre. Rodney a déclaré : « J'ai été obligé d'affréter deux petits vaisseaux et j'ai fourni à chacun un lieutenant et un nombre suffisant d'hommes à qui j'ai donné un ordre de mission : l'un devant aller administrer la justice dans les parties septentrionales de l'île, l'autre dans les parties méridionales » (cité dans Bannister, 1999, p. 172). [Traduction libre].

Considérée à l'époque comme une mesure temporaire, cette décision a pourtant marqué un point tournant dans l'histoire du système judiciaire de Terre-Neuve. Grâce à l'affrètement de sloops locaux – les gouverneurs suivants ont plutôt fait construire de navires spécialement conçus pour ce type de mission communément appelés « goélettes du roi » –, la marine a permis au gouvernement d'avoir accès plus facilement aux petits ports et anses où les grosses frégates étaient incapables de naviguer. Rodney a aussi centralisé le travail de rassemblement de l'information en affrétant un autre sloop pour envoyer une équipe autour de l'île afin de compiler les données sur les pêcheries requises par le gouvernement britannique.

Le capitaine Rodney a ensuite entrepris la tâche d'établir un tribunal du gouverneur. Cette réforme, qui témoignait de son envie de centraliser le pouvoir, a fini par faire partie intégrante de la constitution de l'île. Comme les procédures des tribunaux, ce tribunal n'avait pas d'autre fondement juridique que les instructions du gouverneur et la juridiction en matière d'appel reconnue par la King William's Act (ou Loi sur Terre-Neuve). Il a créé son propre tribunal à St. John's pour instruire et juger différentes causes, y compris les requêtes écrites (dont plusieurs auraient pu être instruites légalement en appel) et les plaintes présentées de façon similaire lors des sessions présidées par les juges dans les districts de villages isolés. Contrairement aux tribunaux ordinaires instaurés par les commodores au début du 18e siècle, les gouverneurs de la marine ne siégeaient jamais aux côtés des amiraux de la pêche, mais les juges de St. John's étaient présents à titre d'assistants.

Dans un traité sur le système judiciaire de Terre-Neuve, Archibald Buchanan, un juge de paix résidant, a rédigé le meilleur rapport encore existant à propos du tribunal du gouverneur. Buchanan note d'abord que les gouverneurs utilisaient les compétences en appel dont ils disposaient en vertu de la Loi sur Terre-Neuve pour instruire différentes causes, notamment dans le domaine du recouvrement des créances. Il compare cette prérogative aux pouvoirs exercés par les gouverneurs des autres colonies britanniques : tandis que les gouverneurs des Indes occidentales avaient la mission de présider les cours de la chancellerie, les gouverneurs de Terre-Neuve n'étaient pas investis de tels pouvoirs judiciaires; contrairement aux colonies américaines, l'île n'avait pas de tribunal responsable des affaires civiles. Buchanan déclare que certains gouverneurs de Terre-Neuve présidaient des sessions très semblables aux cours de la chancellerie, mais que d'autres refusaient d'outrepasser leurs compétences; mais que la coutume de créer des tribunaux du gouverneur n'avait jamais été légalement sanctionnée. Comme Buchanan l'a déclaré sans détours : « Certains gouverneurs de Terre-Neuve ont créé des tribunaux (connus sous le nom de tribunaux du gouverneur) pour instruire des causes dans les domaines du recouvrement des créances et de conflits en matière de propriété qui ne relevaient pas de la compétence des juges de paix. » « En vérité, poursuit-il, à Terre-Neuve il n'y a pas de tribunal instauré légalement pour résoudre les questions de common law qui ne sont pas du ressort des juges de paix » (Buchanan, p. 386). [Traduction libre]

Néanmoins, à Terre-Neuve, le tribunal du gouverneur a joué un rôle de premier plan au cœur du système judiciaire jusqu'en 1781, alors qu'un pourvoi en cassation présenté devant un tribunal de Londres a contesté sa légitimité. Les successeurs de Rodney n'ont pas osé prendre le risque d'être poursuivis pour avoir rendu des jugements illégaux. Buchanan a proposé que le gouvernement britannique donne aux gouverneurs de la marine l'autorité de créer des tribunaux de common law ne relevant pas de la compétence des juges de paix. Selon lui, l'argument le plus convaincant pour démontrer que le gouverneur devait être investi d'un tel pouvoir était le fait que « les gens de Terre-Neuve étaient disposés à croire que les gouverneurs avaient le pouvoir de créer de tels tribunaux, si ces derniers choisissaient de l'exercer » (Buchanan, p. 386). [Traduction libre] Le tribunal du gouverneur est devenu une partie intégrante de la culture judiciaire de l'île, notamment parce que le gouverneur Rodney avait instauré cette tradition avec une grande fermeté.

La présence des officiers de la marine a eu des répercussions qui ont duré beaucoup plus longtemps que la période où leurs navires de guerre étaient accostés dans le port. John Reeves, qui n'avait pas l'habitude de se faire ardent défenseur de la marine, décrivait pourtant ses officiers comme des champions de la suprématie du droit. Reeves disait que les tribunaux auxiliaires étaient une institution bien connue et grandement respectée. « Les audiences des tribunaux auxiliaires étaient vues comme le temps de l'année où tous les torts des oppresseurs allaient enfin être redressés, disait-il, et cette magistrature navale étaient perçue par les pauvres résidants et habitants-pêcheurs comme leur seul refuge contre les marchands du sud-ouest de l'Angleterre (le West Country), qui étaient toujours leurs principaux créanciers et qui étaient généralement considérés comme leurs oppresseurs » (Reeves, p. 154-155). [Traduction libre] Reeves exagérait la situation, mais il a tout de même saisi le rôle essentiel des tribunaux auxiliaires : l'intégrité et le souci de justice de ces tribunaux annuels était au fond moins important que le fait qu'ils soient perçus par la population comme les garants de la loi et l'ordre. Les juges de paix des villages isolés dépendaient des tribunaux auxiliaires, où ils siégeaient aux côtés des officiers de marine, pour régler les conflits graves et certaines affaires judiciaires. L'arrivée annuelle de la goélette royale faisait désormais partie des traditions que les magistrats locaux considéraient comme inhérentes au mandat de la gouvernance.

La goélette du roi dans le port de Placentia (Plaisance)
La goélette du roi dans le port de Placentia (Plaisance)
Un vaisseau de la Royal Navy, probablement le Pégase, dans le port de Placentia en 1786.
Extrait du journal de bord du H.M.S. Pégase, 1786. Détail d'un dessin de J.S. Meres. Avec la permission de Bibliothèque et Archives Canada (C-002525).

Les tribunaux auxiliaires étaient sans doute la solution la plus pratique pour administrer la loi au début de la colonisation de Terre-Neuve. Même si le gouvernement britannique avait voulu et pu construire des chemins menant vers les villages côtiers, les voiliers seraient toujours demeurés le moyen de transport le plus efficace. La plupart des peuplements étaient installés directement sur la côte et les Européens avaient peu exploré l'intérieur de l'île. Par ailleurs, les conditions météorologiques provoquaient de nombreux retards et rendaient certains voyages en mer plutôt périlleux. Le juge Reeves voyait cela comme un sérieux obstacle aux tribunaux auxiliaires même s'il considérait ces derniers essentiels à l'administration des villages isolés. Mais la situation était la même pour tous les bateaux de pêche et les voyages effectués par la route. Les bateaux qui amenaient les responsables de tribunaux auxiliaires dans les différents villages côtiers ne naviguaient qu'entre le milieu de l'été et le début de l'automne, mais les bateaux circulaient librement autour de l'île que lorsque les glaces disparaissent en mai, et tout le trafic maritime ralentissait considérablement dès que les premières tempêtes de neige commençaient à frapper la côte à la fin de novembre. En dépit des politiques impériales, les officiers de la marine auraient été incapables de naviguer sur les bateaux consacrés au personnel des tribunaux auxiliaires près de six mois par année.

Les tribunaux annuels mis sur pied par le gouverneur et ses auxiliaires témoignaient de la nature saisonnière de l'industrie de la pêche au 18e siècle. Les besoins juridiques étaient présents à longueur d'année et les magistrats du droit civil y pourvoyaient, mais ces besoins étaient encore plus grands en été alors que la population augmentait considérablement. Les tribunaux auxiliaires et le tribunal du gouverneur étaient créés expressément pour répondre aux besoins de l'économie locale. Par exemple, non seulement le tribunal du gouverneur arbitrait les litiges civils chaque automne, mais il imposait aussi des amendes à ceux qui contrevenaient à la loi concernant les prix fixés pour les diverses provisions. À l'automne, alors que l'escadron de la marine s'apprêtait à reprendre la mer pour accompagner la flotte de pêche jusqu'en Angleterre, la plupart des causes avaient été instruites. Et, peut-être plus important encore, la Couronne britannique prenait en charge toutes les dépenses engagées par les tribunaux auxiliaires. Dans les archives, aucun document n'indique qu'un officier de marine aurait perçu des cachets spéciaux ou des honoraires additionnels pour avoir travaillé comme juge auxiliaire.

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