Le système judiciaire, 1815-1832

Le système judiciaire à Terre-Neuve et au Labrador subit de profondes modifications dans la foulée d'un mouvement de réforme. Il devient permanent et conforme au droit britannique. En 1824, une nouvelle loi remplace les tribunaux subrogés (auxiliaires) par des cours de circuit. Elle exige des juges une véritable formation en droit, établit une cour de juridiction civile au Labrador, et élargit la compétence de la Cour suprême aux affaires judiciaires en matière de pêche et de crimes en mer.

Société en évolution et réforme judiciaire

La réforme judiciaire tire son origine des transformations socio-économiques et politiques qui surviennent dans la colonie à la fin du 18e siècle et au début du 19e siècle. À cette époque, la pêche insulaire supplante la pêche migratoire (saisonnière). La colonie connaît un grand essor économique et sa population est en pleine expansion. Dès le début du 19e siècle, ce ne sont plus seulement les travailleurs de la pêche qui habitent les grandes collectivités de l'île, mais également des médecins, des commerçants, des journalistes, des agriculteurs, des artisans, des représentants de divers cultes religieux, des enseignants et une multitude d'autres personnes de divers horizons.

La colonie se compose maintenant de différentes strates sociales. La population, dorénavant bien enracinée, est prospère. Selon certains citoyens, le mode d'administration de l'île ne correspond plus à cette société. Depuis 1729, la Grande-Bretagne nomme les gouverneurs qui sont chargés de l'administration de la colonie. Ceux-ci choisissent ensuite les juges, les agents de la paix et les autres agents publics. Au fil des ans, les gouverneurs modifient ici et là le système judiciaire pour l'adapter aux besoins des habitants de la colonie. Ainsi, en 1729, le gouverneur Henry Osborn nomme pour la première fois des juges qui resteront sur l'île pendant l'hiver. Pour sa part, le gouverneur George Rodney officialise la formation de tribunaux subrogés en 1749 pour les villages côtiers. Les gouverneurs nomment habituellement des officiers de marine aux postes de juge.

Le gouverneur Henry Osborn, s.d.
Le gouverneur Henry Osborn, s.d.
Henry Osborn nomme en 1729 les premiers juges qui passeront l'hiver à Terre-Neuve.
Détail d'une peinture de Claude Arnulphy. Autorisé sous licence dans le domaine public par Wikimedia Commons.

À la fin du 18e siècle, le système judiciaire comprend les tribunaux subrogés, une cour suprême, installée à St. John's et responsables des affaires civiles, un tribunal de vice-amirauté ayant compétence sur toutes les affaires navales et maritimes, des cours de session pour résoudre les conflits salariaux, et une Cour d'oyer et terminer pour instruire les causes d'ordre pénal, sauf les cas de trahison.

Au début du 19e siècle, la composition démographique de la colonie se diversifie rapidement. Des citoyens remettent en question la capacité de l'administration et du système judiciaire à y faire face. Ils lancent donc un mouvement de réforme qui exercera des pressions pour l'instauration d'un gouvernement représentatif. Les citoyens pourraient alors élire les représentants d'une Chambre d'assemblée locale.

Le cas Lundrigan-Butler

Le mouvement mise d'abord sur une réforme politique. Toutefois, deux décisions judiciaires discutables contre deux pêcheurs locaux, et le vif mécontentement qu'elles déclenchent dans la population, pousse en 1820 le mouvement à demander également une réforme du système judiciaire. Les pêcheurs James Lundrigan et Philip Butler, assignés à comparaître pour dettes envers des marchands, ne se sont pas présentés en cour. Chacun de leur côté, les juges subrogés John Leigh et David Buchan les accusent d'outrage au tribunal et les condamnent à être fouettés en public et expulsés de leur résidence avec femmes et enfants. De tels délits ne sont pas rares dans la colonie au début du 19e siècle, mais n'ont jamais donné lieu à des châtiments corporels. Ces deux causes sont en soi exceptionnelles. En effet, les femmes de ces pêcheurs décident de tenir tête aux fonctionnaires de justice qui tentent de saisir leur propriété. Ainsi, la femme de James Lundrigan, Sarah Morgan, menace de tuer l'agent de la paix qui veut lui remettre une ordonnance judiciaire.

De nombreux citoyens jugent ces peines excessives et demandent une révision du système judiciaire. La population n'approuve pas la nomination par le gouverneur de juges n'ayant aucune formation en droit. La plupart d'entre eux sont des officiers de la marine royale, des marchands et des citoyens instruits. Par exemple, le juge Leigh est un membre du clergé, et le juge Buchan, un commandant dans la marine. En 1820, de plus en plus d'habitants s'interrogent sur l'impartialité des juges subrogés. Ils craignent que ces derniers ne puissent pas rendre adéquatement justice puisque leur connaissance du droit est fort limitée.

Le juge subrogé David Buchan, s.d.
Le juge subrogé David Buchan, s.d.
Les juges subrogés David Buchan et John Leigh sont la source de décisions judiciaires discutables contre les pêcheurs James Lundrigan et Philip Butler.
Tiré de The Beothucks or Red Indians: The Aboriginal Inhabitants of Newfoundland, de James P. Howley, Cambridge University Press, Cambridge, 1915. Plaque VIII. Tirage.

Les partisans de la réforme s'appuient sur le cas Lundrigan-Butler pour bien mettre en évidence les lacunes d'un système judiciaire qui ne suit plus l'évolution de la société. Il n'est donc plus en mesure de dispenser la justice. Ils réclament des tribunaux civils, des juges dûment formés et une assemblée législative locale. Ils affirment qu'une réforme politique et judiciaire éliminerait des lois obsolètes, harmoniserait peines et délits mineurs et offrirait aux citoyens les moyens de mieux se gouverner.

Soutenus par les adeptes de la réforme, James Lundrigan et Philip Butler déposent une contre-plainte contre les juges Leigh et Buchan à la Cour suprême de la colonie en novembre 1820. Le juge en chef Francis Forbes reconnaît que ces juges n'ont pas outrepassé leur mandat, mais ils les blâment d'avoir prononcé des peines exagérément lourdes. Il désapprouve la nomination de personnes non compétentes en matière de droit à des postes de juge. La réprobation du juge en chef Forbes se fait l'écho de l'insatisfaction générale de la population et fournit des arguments au mouvement de réforme.

La Loi sur les tribunaux judiciaires de 1824

Les partisans de la réforme expédient une pétition au parlement britannique en 1821. Ils y dénoncent les tribunaux subrogés et exigent une réforme du système judiciaire. En 1824, la Grande-Bretagne adopte donc la Loi sur les tribunaux judiciaires. En plus d'une modification en profondeur de l'organisation de la justice, elle assure la permanence d'une cour suprême dotée de compétences en matière civile et pénale (touchant également le secteur de la pêche et les crimes en mer). Elle met fin aux tribunaux subrogés et y substitue des cours de circuit. Le tribunal de vice-amirauté demeure et maintient ses compétences sur les affaires navales.

Cette loi rend obligatoire une formation en droit pour le juge en chef et les juges auxiliaires. Ils doivent de plus avoir exercé le droit à titre d'avocat pendant au moins trois ans dans l'Empire britannique. Elle subdivise l'île de Terre-Neuve en trois districts. La Cour suprême exécutera ses fonctions dans le district central. Les cours de circuit, sous la responsabilité des juges auxiliaires, se répartiront entre les districts nord et sud.

La Loi de 1824 établit un tribunal de compétence civile sur la côte du Labrador. Auparavant, les missionnaires moraves et les commerçants étaient les seuls représentants administratifs de la colonie. Pourtant en 1834, le gouvernement, situé à St. John's, supprime ce tribunal en prenant pour prétexte les coûts élevés de son maintien.

Les adeptes de la réforme, les marchands et de nombreux autres citoyens se réjouissent de l'adoption de la Loi sur les tribunaux judiciaires. C'est pour eux un signe de progrès. Cette nouvelle loi met un terme à près d'un siècle d'administration de la marine et jette les bases du système judiciaire actuellement en fonction dans la province de Terre-Neuve-et-Labrador.

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