Le statut de colonie

Malgré son recours à la Palliser's Act (1775) [loi soutenant la pêche à Terre-Neuve et le retour obligatoire des pêcheurs vers l'Europe], dans le but de freiner le peuplement permanent de Terre-Neuve, le gouvernement britannique lui confère en 1825, à peine 50 ans plus tard, le statut de colonie. Ce sont les changements socio-économiques, politiques et démographiques survenus à la suite de la Révolution française et des guerres napoléoniennes qui l'y poussent. Au tournant du 19e siècle, Terre-Neuve n'est plus une simple zone de pêche. L'établissement permanent de ses habitants et la diversité des activités de pêche ont converti St. John's en centre commercial d'envergure. Cette évolution concorde avec la nouvelle politique impériale. Celle-ci permet au gouvernement britannique d'alléger ses responsabilités financières envers les colonies en consentant à des réformes.

Le port de St. John's vers la fin du 18e siècle
Le port de St. John's vers la fin du 18e siècle
Le peuplement permanent de Terre-Neuve, la diversité des activités de pêche et le développement de St. John's en centre commercial dès le début du 19e siècle amorcent la fin de la pêche migratoire transatlantique.
Artiste inconnu. Aquarelle intitulée View of Upper end of the Harbour from a Little below Fort William (St. John's). Tiré de la collection de Bibliothèque et Archives Canada (no co. 1996-381).

Un établissement permanent

La Révolution française et les guerres napoléoniennes accélèrent le peuplement permanent de l'île de Terre-Neuve. Les bateaux anglais courent constamment le risque d'être attaqués par la marine française et les corsaires. Les marchands, les commerçants et les pêcheurs comprennent rapidement qu'il vaut mieux s'installer à l'année sur l'île. C'est à la fois plus sûr et plus pratique. Cette décision, prise en temps de guerre, se prolonge par la suite. Dans les années 1790, le nombre d'habitants permanents va donc en croissant. Au milieu du 19e siècle, cet élan démographique se poursuit avec l'arrivée d'immigrants d'origines anglaise et irlandaise.

La chasse au phoque encourage le peuplement permanent, car elle se déroule au début du printemps avant l'arrivée de la flottille de pêche. Elle exige des chasseurs qu'ils restent sur place pendant l'hiver. Les habitants peuvent également s'adonner au piégeage des animaux à fourrure et à la pêche au saumon. Dès le début du 19e siècle, la chasse au phoque représente une entreprise commerciale à grande échelle. Les marchands investissent substantiellement dans ce secteur d'activité qui emploie nécessairement une plus grande main-d'œuvre locale. À la même époque, les insulaires commencent à pêcher la morue le long des côtes du sud-est de l'île. La croissance démographique et l'expansion de la chasse au phoque au printemps rendent inutile la pêche transatlantique. L'élargissement de son assise économique garantit donc à Terre-Neuve sa survie.

Bateau à vapeur pour la chasse au phoque, avant 1895
Bateau à vapeur pour la chasse au phoque, avant 1895
La chasse au phoque a lieu au début du printemps avant l'arrivée de la flottille de pêche. Elle exige des chasseurs qu'ils restent sur place pendant l'hiver. Ceux-ci naviguent d'abord entre les glaces flottantes sur des goélettes puis, au milieu du 19e siècle, sur des bateaux à vapeur avec coque en bois.
Tiré de A History of Newfoundland, from the English, Colonial and Foreign Records, de D.W. Prowse, Macmillan, London, 1895, p. 492. Tirage.

En 1815, la population de l'île de Terre-Neuve compte 70 000 personnes. Pourtant, le gouvernement britannique est peu enclin à lui accorder des pouvoirs coloniaux, car il est persuadé que la pêche migratoire transatlantique se rétablira après la guerre. Elle échoue durant la récession qui suit la fin des hostilités en 1815. Les résidents insulaires sont désormais propriétaires de la quasi-totalité des bateaux de pêche et deviennent les uniques producteurs de poisson salé. L'augmentation constante des activités de pêche insulaires constitue le facteur clé de sa transformation en colonie.

La législation sur les biens et le mariage

L'essor démographique amène une réforme juridique. Au cours des 10 premières années du 19e siècle, St. John's n'est plus seulement un port de pêche. La ville devient, pour l'île entière, la plaque tournante d'échanges commerciaux. La rentabilité de la pêche et la progression du nombre d'habitants incitent le gouverneur à louer des terres de la Couronne à des fins agricoles pour nourrir les pauvres.

En 1803, le gouverneur James Gambier offre 80 acres en location. Il sollicite auprès du gouvernement anglais un amendement de ses politiques en matière de propriété foncière. Les pêcheurs ont dès lors la possibilité de louer et cultiver des parcelles de terre pour subvenir aux besoins de leur famille. Le gouverneur suivant, sir Erasmus Gower, prolonge cette mesure. Les habitants peuvent cultiver la terre, vendre une partie de leurs récoltes et disposer du reste pour se nourrir pendant l'hiver. Durant le mandat de ces deux gouverneurs, la location de terres permet la culture maraîchère et la construction de bâtiments. Rapidement, des édifices publics et des habitations surgissent dans le port. En 1811, le parlement britannique adopte une législation qui rompt avec ses politiques précédentes, politiques qui empêchaient le peuplement permanent de l'île et réservaient les terres aux seules activités de pêche. La privatisation des installations de pêche est maintenant autorisée.

De plus, tous les mariages contractés avant le 5 janvier 1818 deviennent légitimes. Ceux célébrés dans les années subséquentes le seront par un membre du clergé. Les modifications apportées à la législation sur les biens et le mariage exigent la présence continue d'un gouverneur et d'administrateurs coloniaux. À partir de 1818, le gouverneur doit résider de façon permanente à Terre-Neuve.

Le développement social et la réforme

Si le peuplement et une réforme judiciaire garantissent la permanence de l'administration, les intérêts des résidents sont tout de même loin d'être satisfaits, particulièrement à St. John's, centre administratif et principal port de l'île. Des marchands, des représentants commerciaux et d'autres corps de métiers et professions s'y implantent et viennent grossir la population.

William Carson (1770-1843), s.d.
William Carson (1770-1843), s.d.
William Carson est l'un des principaux partisans d'une réforme de l'administration de l'île de Terre-Neuve au début du 19e siècle.
Artiste inconnu. Avec la permission des archives (A 23-91), The Rooms, St. John's, T.-N.-L.

En 1811, l'Espagne rouvre ses marchés à la morue salée. L'économie terre-neuvienne en tire grandement parti. Le prix du poisson et le salaire des serviteurs sont à la hausse. Les immigrants irlandais, des fermiers, artisans, commis, commerçants et ouvriers, se pressent vers l'île. À St. John's et ses environs, le nombre d'habitants augmente et se compose maintenant de diverses couches sociales. Les immigrants instruits exerçant une profession comme William Carson et Patrick Morris remettent en question les pratiques administratives établies. Ils exigent une participation active au gouvernement. Une campagne pour la représentation politique voit le jour.

D'autres personnes bien en vue forment des organismes politiques à St. John's, entre autres, la Society of Merchants et la Benevolent Irish Society. La publication des premiers journaux, dont la Royal Gazette, le Mercantile Journal et le Newfoundland Sentinel, sert de porte-voix au mouvement.

La récession qui suit la fin des conflits amplifie les revendications pour une réforme et une réflexion sur l'avenir de Terre-Neuve. Entre 1816 et 1818, les maigres prises des pêcheurs et le mauvais temps qui empêche le séchage aggravent les difficultés commerciales liées à une baisse du prix du poisson. De nombreux marchands et habitants-pêcheurs font faillite. Des hivers rigoureux et des incendies contribuent également à la misère des résidents. Les partisans d'une réforme examinent les causes qui sous-tendent cette crise et étudient de possibles solutions. William Carson soutient que les conditions économiques difficiles que traverse la colonie ne découlent pas de sa dépendance aux marchés extérieurs. Il blâme plutôt l'administration locale et les lois en vigueur.

James Lundrigan et Philip Butler, deux pêcheurs de la baie de la Conception, sont condamnés à être fouettés publiquement. Ce verdict discutable motive William Carson et Patrick Morris à tenir une assemblée publique le 14 novembre 1820. Les participants y adoptent plusieurs résolutions contre les tribunaux subrogés.

Au début de 1821, les adeptes de la réforme font parvenir une pétition au parlement britannique. Ils réclament une refonte du système judiciaire. Ils invoquent la nécessité d'une assemblée législative locale, un privilège dont bénéficient déjà d'autres colonies. Le gouverneur Hamilton et le sous-secrétaire aux colonies n'approuvent pas le contenu de cette pétition.

Un groupe parlementaire s'intéresse justement aux problèmes des droits sociaux dans les colonies. La pétition reçoit donc son appui. Le moment est bien choisi. Les factions libérale et radicale discutent justement du bien-fondé d'activer l'accélération du développement constitutionnel des colonies. Ainsi, pour la première fois en 30 ans, le gouvernement britannique débat de la gouvernance de l'île.

La réforme n'est pas le fruit des revendications des résidents, mais bien d'une révision de la politique fondamentale de l'Empire. L'avènement de la paix permet au parlement de se pencher sur la question du développement et de l'administration des colonies alors qu'un renouveau politique et économique se déploie au pays. L'émancipation des colonies est débattue, de même que les dépenses et coûts qu'implique l'administration des divers territoires de l'Empire. Dans les années 1820, le gouvernement britannique préconise donc un désengagement militaire, financier et administratif progressif résultant de la concession d'institutions représentatives aux colonies dont les habitants sont d'origine européenne.

La Loi sur les tribunaux judiciaires de 1824

Les nouvelles perspectives du gouvernement britannique et les changements apportés sur l'île ne parviennent pas à convaincre lord Bathurst, ministre aux colonies, que Terre-Neuve peut assumer son autonomie gouvernementale. Il opte pour la prudence. L'adoption d'une Loi sur les tribunaux judiciaires en 1824 précède l'amendement au statut de l'île l'année suivante.

Cette loi aborde cinq enjeux associés au personnel, au champ de compétence, à la procédure, à la propriété et à toute nouvelle initiative en matière politique. Elle établit un système judiciaire fonctionnel et met en relief la question des institutions politiques, d'un gouvernement représentatif et du statut de colonie. Elle abolit aussi les tribunaux subrogés et le rôle judiciaire des officiers de marine.

La loi réforme aussi l'administration de St. John's. Elle permet l'instauration d'une personne morale habilitée à imposer taxes et droits sur les ménages et les habitants. La colonie est donc assurée pour la première fois d'une sécurité juridique, même si la Grande-Bretagne conserve le droit de négocier les questions internes d'ordre administratif et les affaires externes. Elle garde également la mainmise sur la majeure partie des autres aspects.

La loi de 1824 confère à Terre-Neuve le statut de colonie, mais le nouvel appareil administratif n'entre en activité que deux ans plus tard, car lord Bathurst ne sait toujours pas ce qui conviendrait le mieux à la colonie. On s'inspire finalement de la Nouvelle-Galles-du-Sud qui a privilégié un conseil formé d'un gouverneur et des cinq principaux représentants de la Couronne. À son arrivée en poste à St. John's le 25 octobre 1825, le nouveau gouverneur, sir Thomas Cochrane, choisit comme conseillers le juge en chef R. A. Tucker, deux nouveaux juges auxiliaires, et le lieutenant-colonel T. K. Burke, commandant des forces armées de Terre-Neuve.

Sir Thomas Cochrane (1789-1872)
Sir Thomas Cochrane (1789-1872)
Sir Thomas Cochrane devient le premier gouverneur de la colonie en 1825. Il occupe ses fonctions jusqu'en 1834.
Artiste inconnu. Autorisé sous licence dans le domaine public par Wikimedia Commons

La formation du conseil représente un certain progrès dans l'administration de la colonie. Elle la met sur le même pied que les autres colonies. Toutefois, le rôle du conseil est purement consultatif et il ne se réunit que pour discuter des enjeux que soulève le gouverneur. La charte royale de 1825 stipule que la loi de 1824 n'entrera en vigueur que le 2 janvier 1826.

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