Les Partis libéral et conservateur et le sectarisme

Le mouvement de réforme, ou Parti libéral, devient très populaire dans la colonie de Terre-Neuve à l'époque du gouvernement représentatif (1832-1855). Il s'adresse aux groupes sociaux qui se sentent négligés par les classes dirigeantes de la colonie. Les partisans de la réforme plaident aussi bien pour les intérêts des pêcheurs que ceux des professionnels et commerçants locaux. Ils prennent la défense des catholiques, des méthodistes, des Irlandais et des Écossais contre l'élite gouvernante que sont les Anglais de confession anglicane. Ils s'érigent également contre les riches marchands associés à l'Angleterre, qui ont la mainmise sur le seul grand secteur économique de la colonie, le commerce du poisson. L'attention qu'ils portent à ces groupes de citoyens mécontents leur permet d'obtenir un nombre assez considérable de votes et leur assure souvent la majorité à la Chambre d'assemblée.

Leur opposant est le Parti conservateur ou tory, le porte-parole habituel de l'Église anglicane et de la classe marchande. Les conservateurs s'efforcent de préserver le favoritisme politique de l'Église anglicane dans l'appareil gouvernemental. Ils se font également les protecteurs des intérêts des marchands locaux. Les Partis conservateur et libéral tirent souvent avantage des tensions sociales pour gagner l'appui de l'électorat des couches de population dont ils se déclarent les représentants. En fait, ils accentuent le fractionnement de la société de l'île de Terre-Neuve en catégories sociales, religieuses et ethniques.

Les antagonismes sociaux

En novembre 1832 se tient la première élection générale de la colonie. Précédemment, la Grande-Bretagne se chargeait de nommer les gouverneurs qui, à leur tour, choisissaient les membres du conseil exécutif, les juges et autres fonctionnaires. La plupart d'entre eux sont financièrement à l'aise, d'origine anglaise, et appartiennent à l'Église anglicane. C'est d'ailleurs l'institution religieuse la plus choyée parmi toutes celles représentées dans la colonie. Elle bénéficie du favoritisme du gouvernement et d'une grande partie des subventions publiques. Plusieurs des représentants désignés sont aussi des marchands, sinon des personnes favorables aux intérêts des marchands.

Contrairement à l'élite au pouvoir, la majeure partie de la population se compose de pêcheurs de différentes confessions provenant de diverses régions des îles britanniques. En1832, environ 52 % des citoyens de la colonie sont des catholiques irlandais. Les Écossais et les méthodistes y sont aussi mais en nombre moindre. La tension est déjà palpable entre les groupes socio-économiques dès le début de la campagne électorale à l'automne 1832.

Les représentants des groupes catholiques et méthodistes jugent inéquitable la partialité du gouvernement envers l'Église anglicane, ainsi que l'octroi de la majorité des subventions à cette institution. Bon nombre de pêcheurs se disent exploités par les marchands de l'île. Pour des Irlandais issus des classes populaires, les fonctionnaires et leurs concitoyens d'origine anglaise font preuve de discrimination envers eux. Les conflits politiques qui surviennent en Grande-Bretagne se répercutent aussi dans la colonie. L'homme politique irlandais Daniel O'Connell mène auprès du gouvernement britannique une campagne pour les droits des Irlandais et des catholiques. De nombreux résidents de la colonie entretiennent encore des liens étroits avec la mère patrie et réagissent à la situation outre-Atlantique.

L'élection de 1832

L'élection de 1832 permet aux électeurs de choisir les députés qui sauront le mieux représenter les différences confessionnelles et ethniques de la population. La proportion assez importante d'électeurs catholiques irlandais, couplée à un nombre non négligeable d'électeurs méthodistes, annonce aux Anglais protestants la perte d'une partie de leur pouvoir politique en faveur de candidats d'autres confessions et d'autres origines ethniques.

La campagne se déroule assez paisiblement dans la plupart des villages côtiers en raison des nombreuses élections par acclamation. Par contre, la lutte est vive dans la circonscription de St. John's. Cinq hommes se disputent les trois sièges. Le programme électoral de John Kent se concentre sur les droits des catholiques irlandais, programme qui a d'ailleurs reçu l'approbation de Mgr Michael Fleming, l'évêque catholique. Les deux hommes sont en guerre ouverte contre Henry Winton, le rédacteur en chef du journal local le Public Ledger, pour ses commentaires désobligeants à leur égard. Henry Winton affirme que la religion n'a pas sa place en politique alors que John Kent l'accuse d'alimenter le ressentiment anti-irlandais pour permettre aux Anglais protestants de conserver leur emprise sur le pouvoir.

John Kent, s.d.
John Kent, s.d.
Partisan d'une réforme politique, John Kent est élu à la Chambre d'assemblée à l'élection de 1832 avec le plus grand nombre de votes.

Tiré de A History of Newfoundland from the English, Colonial, and Foreign Records, de D. W. Prowse. Eyre and Spottiswoode, Londres, 1896, 2e édition, p. 486.

Finalement, John Kent est élu à la Chambre d'assemblée avec le nombre le plus élevé de votes dans sa circonscription. Les autres députés élus sont William Thomas, un marchand, et Patrick Kough, un entrepreneur auprès du gouvernement. La campagne électorale dans St. John's résonne dans toute l'île. Elle contribue à fragmenter la société et les enjeux politiques en fonction de la classe sociale, de l'ethnie et de la religion.

Le sectarisme prédomine l'arène politique dans les années qui suivent et amplifie les tensions entre les classes sociales. L'attitude sectaire déclenche un antagonisme féroce entre les membres des deux partis politiques rivaux nés de l'élection de 1832, le Parti libéral (ou partisans de la réforme), et le Parti conservateur (ou tory).

Le Parti libéral et le Parti conservateur

Le Parti libéral défend les droits des Irlandais, des catholiques et des méthodistes, ainsi que ceux des pêcheurs, des serviteurs et d'autres citoyens des classes populaires. Il entend répartir le financement et les nominations politiques du gouvernement entre les membres des Églises anglicane et catholique de façon plus égalitaire. Il veut également permettre aux habitants d'origine irlandaise de faire partie d'un jury et de bénéficier des privilèges dont jouissent les citoyens d'origine anglaise. Le parti espère aussi augmenter les recettes de la colonie. Il compte donc imposer une taxe sur le secteur de la pêche. Les montants perçus seront consacrés à des travaux de construction routière, à la rémunération des fonctionnaires de la justice et au règlement d'autres dépenses.

Le Parti conservateur offre une autre vision. Il parle au nom de la classe marchande et des intérêts des membres de l'Église anglicane. Il rejette l'imposition d'une taxe sur le commerce du poisson et toute mesure susceptible de diluer le pouvoir politique qu'exerce l'élite anglicane. Les conservateurs règnent nombreux au conseil exécutif (nommé), mais les libéraux dominent souvent la Chambre d'assemblée (élue).

La renommée du Parti libéral découle de l'attrait qu'il exerce auprès des différents groupes sociaux insatisfaits du gouvernement. Le vote catholique joue un rôle primordial dans la montée du parti et reste le fondement de cette popularité soutenue. L'appui des méthodistes s'affermit et grandit au fil des ans. De nombreux électeurs méthodistes se tournent vers le Parti libéral lorsqu'en 1833 John Kent soutient un projet de loi accordant au clergé méthodiste les mêmes droits que ceux des Églises anglicane et catholique. Comme il fallait s'y attendre, l'Église anglicane s'y oppose.

Les divisions internes

Les membres de chacune des strates sociales habituellement associées à ces deux partis ne votent pas toujours pour autant en fonction de leur intérêt socio-économique ou leur préférence confessionnelle. Ils ne partagent pas automatiquement l'opinion de leurs voisins. Par exemple, la population catholique est fortement divisée. Les paroissiens ne suivent pas toujours les recommandations du clergé qui les appelle à voter pour les candidats du Parti libéral ou de l'autre parti.

De nombreux catholiques riches et bien en vue ont tissé des liens d'affaires très étroits avec les marchands protestants. Ils ne ressentent aucune affinité pour les buts poursuivis par Mgr Fleming et les partisans de la réforme. Parmi eux, Eliza Boulton, la femme du juge en chef conservateur de la colonie, Henry Boulton, et le député conservateur Patrick Kough. Son élection en 1832 segmente le vote catholique. Des libéraux catholiques tels que l'homme politique Ambrose Shea penche plutôt du côté de Mgr Edward Feild, l'évêque anglican. Peu importe qu'ils soient anglicans, méthodistes, Anglais ou Irlandais, les électeurs ne votent pas tous pour les mêmes candidats. De nombreux travailleurs des classes populaires de confession anglicane approuvent le programme du Parti libéral. Pour diverses raisons, certains électeurs irlandais et méthodistes préfèrent accorder leur vote à des candidats conservateurs.

Les années 1840 et 1850

En 1842, l'office des colonies et le gouverneur sir John Harvey cherchent à améliorer le fonctionnement de l'appareil gouvernemental en fusionnant le conseil nommé et la Chambre d'assemblée. Le secrétaire aux colonies, lord Stanley, joue un rôle déterminant dans cette fusion qui durera six ans. Il veut ainsi mettre fin aux querelles entre les députés de la Chambre d'assemblée et les membres du conseil qui minent les travaux du gouvernement. En mai 1842, il dépose un projet de loi constituant cette nouvelle entité. Celle-ci reçoit deux mois plus tard la sanction royale.

Cette assemblée fusionnée fonctionne relativement bien pendant le mandat du gouverneur Harvey. À sa dissolution en 1848 cependant, les conflits ne tardent pas à ressurgir avec le retour du système bicaméral à l'initiative du parlement britannique. À cette époque, le nouvel évêque anglican de la colonie est Mgr Feild et le nouveau gouverneur, sir John LeMarchant. Monseigneur Feild enflamme davantage la discorde religieuse en rejetant le versement de subventions aux écoles méthodistes et catholiques. Il ne veut pas davantage que les méthodistes puissent célébrer des mariages et des baptêmes. Il est appuyé dans sa démarche par le nouveau gouverneur et différents hommes politiques du Parti conservateur. Le Parti libéral, de son côté, défend les droits des catholiques et des méthodistes.

Église anglicane, St. John's, 1871
Église anglicane, St. John's, 1871
Au cours des années 1850, l'évêque anglican Mgr Feild veut une redistribution du financement public destiné aux écoles protestantes entre les branches anglicane et méthodiste.
Tiré de Newfoundland: A Pictorial Record, de Charles de Volpi. Longman Canada Limited, Sherbrooke, Québec, © 1972, p. 117.

Dans les années 1850, Mgr Feild tente de répartir le financement public des écoles protestantes en fonction du nombre d'élèves anglicans et méthodistes. Les méthodistes protestent, car selon eux, cette redistribution des fonds avantagerait la population anglicane, plus nombreuse. Une baisse du financement ne peut qu'affaiblir gravement le système scolaire méthodiste. Les députés libéraux courtisent les méthodistes. Pour se faire, ils entravent toutes les propositions de réattribution des fonds mises de l'avant par les députés conservateurs pendant les sessions législatives de 1850, 1851 et 1852. Ils réussissent donc à obtenir le soutien très important des électeurs méthodistes à l'élection de 1852.

Au cours des années 1850, le Parti libéral déploie de grands efforts pour l'obtention d'un gouvernement responsable, à laquelle se refuse le Parti conservateur. Le nouveau chef du Parti libéral, Philip Little, s'efforce de présenter cette campagne de réforme politique comme un affrontement entre la diversité et l'ouverture à toutes les confessions et un Parti conservateur élitiste et en décalage avec la population. L'évêque catholique Mgr John Mullock, qui prend la relève de Mgr Fleming en 1850, lui accorde son soutien. Philip Little parvient à conserver de bons appuis chez les méthodistes. Le Parti libéral remporte l'élection de 1852. En 1855, les efforts du parti libéral portent des fruits, et la colonie est enfin dotée d'un gouvernement responsable.

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