Les répercussions sociales de la Deuxième Guerre mondiale

La Deuxième Guerre mondiale enclenche des changements sociaux rapides et profonds à Terre-Neuve et au Labrador. La Commission de gouvernement retire des ressources financières inespérées des bases militaires étrangères installées sur le territoire. Elle peut donc, entre autres, améliorer les services de santé, d'éducation, de transport et de communication. La venue de milliers de militaires canadiens et américains transforme également des valeurs et des comportements sociaux bien enracinés. Le niveau de vie est en hausse. Les gens s'habillent autrement. Ils nouent des relations amicales ou romantiques avec les militaires. La radio américaine et d'autres formes de divertissement facilitent l'intégration des gens dans la culture nord-américaine, et les détournent de celle de la Grande-Bretagne. Les changements sociaux survenus dans les années 1940 façonnent en partie l'avenir constitutionnel du dominion de Terre-Neuve qui deviendra une province de la fédération canadienne.

Réformes sociales

Le dominion traverse de graves difficultés financières alors qu'éclate la guerre en 1939. Le chômage est endémique, et le déficit budgétaire cette année-là atteint plus de 4 millions de dollars. La pauvreté et la misère règnent partout. Cette situation provoque une augmentation des taux de tuberculose, de malnutrition et de mortalité infantile. Un système de santé sous-financé n'est pas en mesure d'y faire face. La Commission de gouvernement n'a pas les moyens de construire des routes ou d'implanter un réseau de communication. En conséquence, les habitants des régions rurales sont pour la plupart isolés et vivent encore comme leurs ancêtres.

L'aménagement de bases canadiennes et américaines au début des années 1940 relance l'économie de Terre-Neuve et du Labrador. Des millions de dollars sont versés dans les coffres de l'économie locale. En 1941, et pour la première fois depuis plusieurs années, la Commission de gouvernement déclare un excédent budgétaire. Elle dispose subitement de recettes suffisantes pour lui permettre d'entreprendre les réformes sociales nécessaires. En août 1942, elle rend obligatoire et gratuite la fréquentation scolaire pour les enfants âgés de 7 à 14 ans. Elle met également sur pied un bureau des relations de travail afin de défendre les intérêts des travailleurs contractuels embauchés par des employeurs nord-américains.

Si la Commission de gouvernement augmente ses investissements en matière de santé, de communication et de transport, ce sont vraiment les forces armées américaines et canadiennes qui financent majoritairement ces secteurs d'activité. Les Américains contribuent ainsi à moderniser le système de communications de l'île avec la pose de câbles aériens de St. John's à Stephenville. Ils reconstruisent les 87 kilomètres de route qui relient Holyrood et Argentia. Ils rénovent la voie ferrée de la compagnie Newfoundland Railway entre Whitbourne et Argentia. Ils offrent aussi à la population de nombreux services de santé pendant la guerre. Après le conflit, ils cèdent ensuite au gouvernement les hôpitaux de l'île Fogo, de Goose Bay, de Pleasantville et d'autres régions.

La contribution des Canadiens se concentre surtout sur la construction de biens destinés à la collectivité dont des aéroports à Torbay, Gander et Botwood, et des hôpitaux à St. John's et Gander. De plus, la construction d'un aérodrome à Goose Bay au Labrador métamorphose le mode de vie des habitants. Presque du jour au lendemain, cette région, sous-développée et lointaine, se rapproche du reste du monde grâce à la radio, au transport aérien et aux motoneiges.

Répercussions socio-culturelles

Plusieurs gens, vivant dans des milieux isolés, sont soudain confrontés au mode de vie nord-américain de milliers de soldats canadiens et américains postés sur leur territoire. Les répercussions socio-culturelles, même si elles sont difficiles à quantifier, n'en sont pas moins importantes. Certains établissements, tels le Caribou Hut et le Red Triangle Club à St. John's, organisent souvent des soirées dansantes et d'autres activités sociales qui favorisent les relations entre la population et les militaires. Les mariages sont fréquents entre les soldats et les femmes qui les fréquentent. D'ailleurs, George Hopper, le Consul général américain, évalue à 350 le nombre de mariages contractés entre janvier 1942 et avril 1944. Il désapprouve ces unions, car il est persuadé que ces femmes, désireuses d'acquérir la nationalité américaine, manipulent ces jeunes soldats naïfs. La vérité veut cependant que ces nouvelles mariées respectent toutes les formalités d'immigration avant de pénétrer aux États-Unis.

Les rencontres sportives présentent aussi d'autres occasions d'échanges culturels et de mixité sociale. Les civils et les militaires s'affrontent lors de matchs de boxe, de parties de hockey et de baseball, ainsi que pendant la tenue des régates annuelles de St. John's. Les Américains aménagent le premier terrain de softball à Fort Pepperrell. Ils font connaître le handball. Les Canadiens, eux, enseignent aux habitants la danse sur glace sans patins.

L'état-major ne s'oppose pas à ces rencontres et invite souvent des civils sur les bases pour la projection de films ou d'autres réunions sociales. La culture populaire américaine entre dans les foyers par l'intermédiaire de la station de radio Voice of the United States. La prolifération des formes de divertissement et des produits de consommation nord-américains modifie les comportements et les valeurs culturelles locales. En 1944, le gouverneur de Terre-Neuve et du Labrador, sir Humphrey Walwyn, commente par écrit cette généralisation du matérialisme en remarquant que l'installation de bases américaines sur l'île pousse les classes sociales plus défavorisées à demander, en plus des produits de base, des produits jugés moins essentiels, par exemple des appareils radio, et des denrées de meilleure qualité et plus coûteuses.

Sources de friction

Les relations sont généralement bonnes entre le personnel militaire et les habitants. Il existe pourtant quelques sources de friction. Les forces armées canadiennes et américaines doivent souvent acquérir des terres avant de pouvoir construire leurs bases. À Argentia, l'armée américaine déplace trois cimetières et exproprie 201 propriétés, dont certaines avaient été transmises de génération en génération. Bien que les gouvernements canadien et américain indemnisent les propriétaires, les montants, pour ceux-ci, n'effacent pas la douleur de quitter son foyer. À St. John's, l'arrivée soudaine de milliers de militaires produit un sentiment de surpeuplement. En 1944, le gouvernement canadien limite donc le nombre de personnes à charge qui peuvent les accompagner.

Certaines collectivités situées près des bases militaires comptent de nombreux cas de maladies transmises sexuellement. Le nombre de cas s'élève davantage dans les collectivités où des centaines, et parfois des milliers, de militaires célibataires sont en poste. L'état-major américain accuse rapidement les femmes de ces localités d'en être responsables, et ce, même si ce problème était fort peu courant à Terre-Neuve et au Labrador avant la guerre. Par exemple, à Stephenville, le commandement de la base américaine donne l'ordre à la police militaire de distribuer des trousses prophylactiques aux soldats qui sortent avec des femmes qu'elle soupçonne être infectées.

Après la guerre

Après la guerre, les forces armées américaines et canadiennes cèdent la plupart de leurs installations pour utilisation civile à la Commission de gouvernement. Le dominion hérite donc, entre autres, d'hôpitaux et d'aéroports modernes, de systèmes de communication, de routes pavées, de réseaux d'égouts et de centres récréatifs qu'il n'aurait pu se permettre financièrement. Plusieurs sont encore en service de nos jours, notamment les aéroports de Stephenville et de Torbay (qui porte maintenant le nom d'Aéroport international de St. John's).

Le plus grand bouleversement reste toutefois l'incursion de la culture nord-américaine dans le dominion pendant la guerre. Les habitants de Terre-Neuve et du Labrador passent alors d'une culture axée vers la Grande-Bretagne à une ouverture vers leurs voisins immédiats à l'Ouest. Surtout, cette situation prépare le terrain à l'entrée dans la Confédération, une décision qui, de nos jours, donne encore lieu à des débats vifs et passionnés.

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