La réception du droit

En 1729, à la suite de l'affectation d'un gouverneur et de magistrats, la réception du droit anglais est devenue une question litigieuse. Pour résoudre les conflits de compétence entre les juges de paix et les amiraux de la pêche, un avis juridique a été demandé au solliciteur général. Ce dernier a conclu ceci : « Je comprends que tous les textes de loi promulgués ici avant que les sujets de Sa Majesté ne s'installent à Terre-Neuve sont en vigueur ici, celle-ci étant une colonie établie dans un pays infidèle. Mais quant aux lois adoptées ici après la colonisation, poursuit-il, je suppose qu'elles ne seront pas appliquées à ce pays à moins que cela soit expressément mentionné » (cité dans Bannister 1999, p. 114). [Traduction libre] En principe, la date du peuplement semble avoir marqué un tournant décisif dans la réception du droit législatif. En pratique, toutefois, les magistrats ont continué à puiser dans tous les statuts et ordonnances qu'ils jugeaient nécessaires pour exécuter leurs commissions. Comme l'a souligné Christopher English, l'instauration d'un gouvernement représentatif en 1832 a marqué le moment où les statuts impériaux ont cessé de s'appliquer d'eux-mêmes ex proprio vigore à Terre-Neuve (English 1996, p. 71).

Il n'est pas facile de délimiter le degré d'acceptation du droit anglais à cause de la différence entre le droit du travail (law of master and servant) et le droit des biens et de la propriété, d'une part, et le droit pénal, d'autre part. Dans le premier cas, la réception du droit s'est produite de façon relativement claire. Avant 1775, le droit du travail tirait son origine de la loi anglaise, des usages locaux (p. ex. : loi sur les gages et privilèges, promulguée en 1749), et des textes de loi concernant les personnes accusées de vagabondage et de trouble à l'ordre public auxquels les magistrats se référaient pour condamner les employés indisciplinés aux châtiments corporels.

L'apprenti paresseux
L'apprenti paresseux
Gravure de H. Allard réalisée à partir d'une œuvre de William Hogarth (1697-1764), vers 1735, intitulée L'apprenti paresseux refoulé en pleine mer. [Traduction libre]
Tirée de J. Trusler, E. F. Roberts, et James Hannay, éd., The Complete Works of William Hogarth: in a series of one hundred and fifty steel engravings on steel, from the original pictures / Introduit par un essai de James Hannay et lithographies de J. Trusler et E. F. Roberts, Londres, London Printing and Pub. Co., 18--, p. 58.

En 1775, la Palliser's Act a réglementé le droit du travail (law of master and servant) dans le domaine de la pêche à Terre-Neuve. Avant 1792, les règles régissant les conflits étaient celles qui étaient les mieux définies par la constitution de l'île. Cela n'est pas étonnant puisque l'industrie de la pêche était fondée sur le salariat – et que les marchands exprimaient constamment leurs préoccupations au sujet de la nécessité d'isoler les employés.

Le droit concernant les biens immobiliers détenus à Terre-Neuve s'inspirait du droit anglais avec quelques modifications. En 1793, le juge en chef Reeves a affirmé de façon convaincante que le droit de propriété sur l'île se divisait en trois statuts : les actes de concession, l'occupation et les privilèges statutaires. Le deuxième statut, l'occupation, était entièrement conforme à la loi anglaise. Selon Reeves, les trois quarts des terres détenues à Terre-Neuve relevaient simplement du statut d'occupation, sans acte de concession notarié de quelque nature que ce soit.

Le troisième statut découle des statuts régissant l'industrie de la pêche. La King William's Act (loi sur Terre-Neuve de 1699) et la Palliser's Act (1775) ont toutes deux réglementé la possession des biens immobiliers. Le principe fondamental voulait que les droits soient subordonnés à l'usage : le titre de bien-fonds devenait précaire lorsque la propriété n'était plus utilisée dans le cadre de l'industrie de la pêche. Le texte législatif reflétait la politique impériale : en principe, Terre-Neuve était un simple poste de pêche où toute forme de propriété devait être réservée exclusivement à l'exploitation de la pêche migratoire. En pratique, les tribunaux locaux entendaient inévitablement des causes très variées concernant les droits de propriété. Archibald Buchanan, agent de la douane à Terre-Neuve et conseiller juridique, a bien résumé l'essentiel de la situation : « Le titre de propriété foncière, ayant été établi, peut être transmis aux héritiers, légué par testament, cédé par vente, louée à des locataires, adjugé aux créanciers en paiement d'une dette – mais il doit servir, dans tous les cas, comme le dicte la loi, dans le domaine des pêches » (Buchanan p. 381). [Traduction libre] La clause stipulant que les biens immobiliers devaient servir dans le cadre des exploitations liées à l'industrie de la pêche – sans interférer avec celle-ci – n'a jamais été appliquée intégralement ni systématiquement.

Les gouverneurs faisaient respecter les restrictions légales de temps à autre conformément à la loi. En 1779, le gouverneur Richard Edwards a ordonné aux magistrats civils de faire un rapport complet sur les maisons de St. John's et de s'assurer qu'aucun nouveau bâtiment ne soit construit sans permission. Edwards a ensuite demandé aux hauts shérifs et aux juges de paix de veiller à ce que soient démolies quatre maisons considérées comme une nuisance pour les pêches migratoires. Sept ans plus tard, lors d'une autre vague de mesures administratives, le gouverneur John Elliot a publié une proclamation interdisant que de nouveaux bâtiments soient érigés le long du Upper Path (sentier du haut), aujourd'hui Duckworth Street, sans autorisation écrite. En 1787, le gouverneur Elliot a ordonné au haut shérif d'inspecter les bâtiments avant d'autoriser des travaux de rénovation. On a toutefois tendance à surestimer l'application des mesures de restriction concernant les biens immobiliers. En réalité, pas plus de 20 habitations ont été détruites par ordre du gouverneur : la plupart des résidants de St. John's avaient pleine jouissance de leur propriété sans qu'on vienne les importuner, et ce, même si celle-ci n'était aucunement liée à l'industrie de la pêche. Quant aux personnes vivant dans les villages côtiers, elles étaient soumises à moins de règles encore, les usages respectant la primauté de la common law. En réalité, les colons bénéficiaient de la possession vaut titre, sauf dans certains cas particuliers où les tribunaux faisaient la preuve qu'une propriété était une nuisance pour l'industrie de la pêche.

St. John's, vers 1780
St. John's, vers 1780
Détail d'une peinture de la fin du 18e siècle intitulée Vue de l'extrémité supérieure du port de St. John's à partir des environs de Fort William. {Traduction libre] Elle montre une zone entre le front de mer et la moitié orientale du port vers Fort Townshend, au sommet de la colline. Le Upper Path (sentier du haut) est parallèle au littoral et s'arrête quelque part où se trouvent les maisons dans la partie supérieure du tableau.
Aquarelle probablement exécutée par Nicholas Pocock. Avec la permission de Bibliothèque et Archives Canada, Numéro de compte 1996-381.

Certains faits laissent croire que le droit pénal de l'île était quasiment conforme à la jurisprudence anglaise. Il y avait principalement quatre sources de droit local : la King William's Act (loi sur Terre-Neuve), la commission du gouverneur, les instructions autorisant le gouverneur à constituer un tribunal de oyer et termineret la commission de juge de paix. La loi sur Terre-Neuve ne mentionnait aucune peine pour ceux qui transgressaient ses clauses. Les instructions et la commission du gouverneur fournissaient quelques règles de base (p. ex. : aucun officier d'un navire marchand ne pouvait être exécuté par ordre de la cour d'assises de l'île), mais elles contenaient peu de règles juridiques de fond. Quant à la commission de juge de paix, elle conférait à ces derniers une autorité moins grande que celle accordée aux magistrats anglais puisqu'ils devaient travailler à l'intérieur du cadre de la loi de 1699. La cour d'assises était donc réservée à l'application des lois qui semblaient compatibles avec leur commission d'oyer et terminer, qui exigeait uniquement de leur part qu'ils suivent «la loi et la justice». Cela référait vraisemblablement au droit anglais et les procès-verbaux indiquent que les juges suivaient en fait les pratiques anglaises. Mais on ignore toutefois jusqu'à quel point les magistrats se sentaient liés par le droit législatif. Par exemple, aucune mention n'a jamais été faite aux assises de Terre-Neuve relativement au privilège du clergé. On ne trouve aucune mention d'un accusé ayant eu recours à ce privilège dans les archives des tribunaux, mais des accusés ont effectivement été marqués au fer pour certains crimes (p. ex. : homicide involontaire), ce qui laisse croire qu'il pourrait s'agir de membres du clergé ayant été remis en liberté. L'ensemble des documents qui sont parvenus jusqu'à nous semble indiquer que le droit pénal anglais était celui qui était en vigueur in toto dans tous les tribunaux de Terre-Neuve.

Le fait que Terre-Neuve n'avait pas de législature lui permettant de voter des lois ou d'avoir des débats politiques a nui à la réception du droit. En l'absence d'assemblée élue et de corporation municipale, seuls le gouverneur et la magistrature avaient un certain pouvoir sur le droit local. Ils adoptaient généralement des mesures efficaces peu susceptibles de causer des problèmes. La tâche de refaçonner le droit anglais à partir des principes de la législation coloniale, qui était d'une importance cruciale dans la politique de la plupart des colonies britanniques, ne s'est avérée nécessaire qu'après 1832 à Terre-Neuve. La question de la réception du droit est intéressante, non pas parce qu'elle a été contestée, mais parce qu'elle n'a fait l'objet d'aucune observation du public notable avant le 19e siècle. En l'absence d'une presse indépendante pour surveiller le système judiciaire, les tribunaux de l'île interprétaient les diverses sources de droit en fonction des impératifs locaux.

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