La raffinerie de pétrole de Come By Chance

Au milieu des années 1960, l'entrepreneur américain John Shaheen, propriétaire de Shaheen Natural Resources Company et de diverses autres entreprises du secteur de la pétrochimie, a convenu avec Joseph Smallwood, premier ministre de Terre-Neuve et du Labrador, de construire une raffinerie de pétrole à Come By Chance, qui était alors un petit hameau de la côte est de l'île. Voué à l'échec, ce projet allait causer en 1976 l'une des plus grandes faillites de l'histoire du Canada jusqu'alors. Il a aussi alourdi considérablement le fardeau de la dette provinciale.

Pourtant, en 1967, la proposition de Shaheen paraissait défendable : construire la raffinerie, importer du brut du Moyen-Orient et le transformer en une gamme diversifiée de produits, notamment du gaz naturel, du naphta (liquide volatil, ingrédient de l'essence à haut indice d'octane), du kérosène et du carburant diesel. Des manufacturiers allaient ensuite transformer ces produits en essence au plomb et sans plomb, en carburant aviation (très lucratif), en mazout et en asphalte. La raffinerie traiterait quelque 100 000 barils de brut par jour, emploierait jusqu'à un millier de travailleurs et écoulerait sa production en Amérique du Nord. Shaheen et Smallwood étaient tous deux convaincus que Come By Chance était l'emplacement idéal pour l'usine, compte tenu de la profondeur de son port libre de glaces et de son accessibilité par le chemin de fer, la route et les couloirs internationaux de navigation.

Remise en question du financement

Constructeur en 1960 de la raffinerie de Holyrood, Shaheen paraissait le candidat idéal pour le projet de Come By Chance et s'est vite mérité le soutien empressé de Smallwood. Cependant, à la différence du projet de Holyrood, que Shaheen avait mené sans prêt ni garantie de la province, la raffinerie de Come By Chance aurait besoin de l'aide gouvernementale.

Le 20 avril 1967, Smallwood annonçait que la province contribuerait à la construction en contractant un emprunt de 30 millions de dollars. Lorsque le premier ministre a voulu remettre à Shaheen un prêt non garanti de cinq millions de dollars pour le début des travaux, deux membres de son Cabinet, John Crosbie et Clyde Wells, ont manifesté leur désaccord en désertant le parti pour aller siéger comme Libéraux indépendants.

Smallwood essuierait plus tard les critiques du gouvernement du Canada pour avoir manigancé la prise de contrôle de la raffinerie en constituant trois sociétés d'état : la Provincial Building Company, la Provincial Refining Company et la Provincial Holding Company. Cette stratégie donnait à Come By Chance un avantage économique exceptionnel sur les raffineries concurrentes, les sociétés d'état étant exemptées d'impôts fédéraux et provinciaux. En 1968, ayant réalisé qu'il risquait de perdre beaucoup de recettes fiscales, le gouvernement fédéral a adopté une loi interdisant de tels procédés dans le futur.

Début de la construction

Malgré tout, Ottawa a accepté en 1970 de fournir 20 millions de dollars, remboursables sur une période de 25 ans par la Provincial Refining Company, pour la construction à Come By Chance d'un quai et d'installations portuaires capables d'accommoder des pétroliers de 320 000 tonneaux. La même année, la compagnie britannique Procon Limited paraphait un contrat de 155 millions de dollars pour construire la raffinerie. À l'été 1972, une équipe de 2000 travailleurs avait construit 8470 m2 de locaux à bureaux, 27 900 m2 de locaux d'entreposage et deux gigantesques réservoirs de stockage capables de contenir 600 000 barils de brut. Ils avaient aussi posé les rails d'un embranchement au réseau ferroviaire et aménagé un chemin d'accès à la route transcanadienne.

Entre-temps, Shaheen cherchait un fournisseur de brut pour la raffinerie. Il allait signer en 1968 un contrat de 480 millions de dollars avec le géant British Petroleum Trading Limited, prévoyant l'achat sur dix ans de 100 000 barils de pétrole brut. Pour honorer cet engagement colossal, Shaheen a demandé et obtenu du crédit d'Ataka America Incorporated, filiale d'une société commerciale japonaise, qui a convenu de financer les achats de pétrole brut par la raffinerie contre une redevance de deux cents le baril.

Lorsque la raffinerie a produit son premier baril de pétrole en décembre 1973, le taux d'emploi à Come By Chance avait atteint un impressionnant 100 p. 100, et nombre de ses employés se sont installés dans les petits villages des environs. Shaheen avait prédit que l'usine rentrerait dans ses frais en six ans… À moins de la moitié de cette échéance, elle allait faire faillite.

Une histoire agitée

Dès le départ, la raffinerie a été submergée de problèmes : une série de grèves sauvages a interrompu les travaux; des pannes de machines et d'équipement ont gravement réduit la production durant les trois premières années; et la présence d'autres raffineries dans l'est du Canada a provoqué une chute du prix du pétrole. Pour compléter le tableau, en octobre 1973, les pays arabes producteurs de pétrole ont décrété un embargo sur leurs exportations de pétrole aux États-Unis, provoquant une montée en flèche des prix du brut.

Dans la seule année 1974, la raffinerie a essuyé des pertes de 58 millions de dollars. En 1976, alors qu'elle n'était plus exploitée qu'à une fraction de ses capacités, les entreprises qui avaient prêté à Shaheen ont exigé d'être remboursées; l'une d'elles, Ataka, a obtenu de la Cour suprême de Terre-Neuve la mise sous séquestre de la raffinerie de Come By Chance. En quelques jours, l'usine fermait ses portes, accablée d'environ 500 millions de dollars de dettes; de ce montant, Shaheen devait 42 millions à la province et 40 millions à Ottawa.

Au lendemain de sa faillite à Come By Chance, Shaheen s'est trouvé enfoui dans une série complexe de procès, certains contre lui, d'autres engagés par lui. En juillet 1980, la Cour suprême des États-Unis a rendu une décision à l'effet que Shaheen, quatre de ses administrateurs et trois de ses entreprises devaient une somme considérable au liquidateur de la raffinerie, la société torontoise Clarkson, Gordon and Company, déterminant aussi que les emprunts contractés par Shaheen en 1974 et 1975 étaient frauduleux et violaient le droit commercial canadien. Un Shaheen ébranlé a aussi été réprimandé par un juge de la Cour suprême pour avoir tenté d'intimider un juré et un jeune cadre de banque.

En réponse, Shaheen a intenté deux poursuites, l'une de 189 millions de dollars contre Procon, pour défauts de construction et d'ingénierie, et l'autre de plusieurs milliards de dollars contre diverses compagnies pétrolières, les accusant d'avoir conspiré pour mettre en faillite la raffinerie de Come By Chance. Ainsi, Shaheen a accusé Mobil Oil d'avoir boycotté délibérément la raffinerie et d'avoir incité d'autres pétrolières à faire de même. Éventuellement, ces poursuites seront abandonnées.

Réouverture de la raffinerie

En 1980, après quatre ans d'inactivité, la raffinerie est rachetée pour dix millions de dollars par la société d'État Petro Canada Exploration Inc. Au moment de la vente, Shaheen aura commenté que Petro Canada s'était payé « le plus gros citron au monde. » Déclinant l'aventure d'un redémarrage, la société a plutôt revendu la raffinerie en 1986, contre un versement symbolique d'un dollar, à la société bermudienne Newfoundland Energy Limited, qui allait la moderniser et la rouvrir l'année suivante.

Toutefois, en revendant la raffinerie, Petro Canada a stipulé que ni Newfoundland Energy, ni un quelconque acheteur subséquent, ne pourrait vendre les produits raffinés à Come By Chance sur le marché canadien, sauf à Terre-Neuve et au Labrador. Pour cette raison, la raffinerie exporte jusqu'à 90 p. 100 de sa production, surtout aux États-Unis, et en vend les 10 p. 100 restants dans la province.

En dépit de ses débuts difficiles, la raffinerie de Come By Chance a été rentable dès sa réouverture en 1987 et a contribué pour beaucoup à la diversification de l'économie de la province. Ceci dit, les changements ont persisté : ainsi, en 2006, la société Harvest Energy Trust, de Calgary, a acheté les installations pour 1,6 milliard de dollars. En 2007, la raffinerie transformait quelque 115 000 barils de brut par jour, et ses exportations pour l'année dépassaient les deux milliards de dollars. En 2014, la raffinerie a été vendue à la société North Atlantic Refinery Limited, mais moins de trois ans plus tard, celle-ci était selon certains reportages à la recherche d'un nouvel acheteur, étant donne les couts de production élevés.

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