Le récit de Lundrigan

(Avant-propos) Le récit suivant a été écrit par un survivant du traversier à passagers SS Cariboureliant Sydney à Port aux Basques, qui a coulé aux premières heures du 14 octobre 1942 après avoir été frappé par une torpille allemande. Ce texte a été publié originellement dans H. Thornhill, It Happened in October: The Tragic Sinking of the SS Caribou., Terre-Neuve, 1945.

UN RÉCIT TRISTE ET PÉNIBLE RELATÉ PAR M. J. LUNDRIGAN - UN SURVIVANT [Traduction libre]

Peu de temps après avoir quitté le port, un grand vent du sud-ouest s'est levé. J'étais assis dans le bar-salon principal des passagers avec d'autres voyageurs et la préposée aux passagers, Mademoiselle Fitzpatrick, qui nous a fait la remarque qu'elle ne s'attendait à pouvoir vraiment se reposer ce soir-là puisqu'il y avait plusieurs jeunes enfants à bord.

Comme les passagers étaient assez nombreux, des hommes ont volontiers cédé leur couchette aux passagères pour aller coucher sur un fauteuil du bar-salon, s'asseoir et discuter ou encore, comme moi, aller faire un tour de temps en temps sur le pont.

Ayant du mal à dormir, mon compagnon de voyage Wilfred Pool, du voisinage de Humber Mouth Road, et moi marchions sur le pont en bavardant. Nous ne savions pas encore qu'il s'agissait de notre dernière conversation amicale et Wilfred se doutait encore moins que d'ici le lever du jour il serait appelé vers le grand inconnu.

Vers trois heures du matin, le bateau semblait enveloppé d'un profond silence. J'ai enlevé mon manteau et, harassé de fatigue, je me suis étendu sur l'un des fauteuils du bar-salon. Un bon nombre d'autres hommes se trouvaient déjà dans la pièce, dont M. Patrick Walsh de Corner Brook et Wilfred Pool, dont j'ai parlé précédemment. C'est avec ces deux hommes que j'ai eu ma dernière conversation avant que le bateau ne soit torpillé.

Je dormais d'un profond sommeil depuis environ une demi-heure lorsque j'ai été réveillé par un bruit terrible. Le bateau était pratiquement en train de tomber en morceaux, du verre éclatait partout et toutes sortes d'objets frôlaient nos têtes. Les lumières se sont éteintes, l'eau a commencé à envahir les escaliers, le bruit des échappements et les dégagements de vapeur ont rendu les lieux encore plus sombres. Les passagers ignoraient où se trouvaient les bateaux de sauvetage et certains d'entre eux étaient incapables de se rendre jusqu'au pont. Ils se heurtaient les uns les autres, trébuchaient sur les meubles, les valises et l'équipement des soldats.

Malgré ce chaos, certains sont parvenus à se rendre jusqu'au pont. Les pleurs de ceux qui affrontaient la mort dans le noir provenaient de toutes les parties du bateau, lequel penchait maintenant dangereusement du côté bâbord.

Les bateaux de sauvetage situés à tribord avaient volé en éclats à la suite de l'explosion. Je me suis précipité hors du bar-salon et je me suis frayé un chemin du côté bâbord vers l'escalier et le pont. Une fois dehors, j'ai remarqué que les espars du bateau étaient toujours debout mais qu'ils penchaient beaucoup du côté tribord.

Je pouvais entendre les vagues frapper la partie submergée du pont. Comme j'avais repéré ma ceinture de sauvetage un peu plus tôt dans la soirée, j'ai tenté d'aller la chercher. Avec grande difficulté, trébuchant sur les objets éparpillés au sol, je l'ai attrapée juste à temps tandis que des gens réclamaient l'aide des membres de l'équipage affectés au bateau de sauvetage. Ces derniers étaient probablement morts avec d'autres membres du personnel. Soudainement, quelqu'un a coupé les cordes qui retenaient le bateau de sauvetage muni de systèmes de bossoirs et ce dernier est tombé à l'eau en commençant par la proue. Les amarres de bout étaient aussi coupées et le bateau est tombé à plat dans l'océan.

Des hommes ont commencé à sauter par-dessus la balustrade pour atteindre le bateau de sauvetage. J'ai trouvé un genre de perche que j'ai saisie avec mes deux mains. J'y ai grimpé en m'aidant de mes mains et de mes pieds jusqu'à ce j'atteigne la balustrade et j'ai sauté à l'endroit où je pouvais entendre des voix juste en dessous.

J'ai été le dernier à quitter le bateau de ce côté. Je pouvais entendre des voix dans un autre bateau devant nous. Un homme, dont j'ai appris plus tard qu'il était médecin, donnait des instructions aux gens pour qu'ils sortent les rames et qu'ils s'enfuient tous rapidement de ce côté du bateau pour éviter d'être aspirés par la succion du bateau. Ses instructions ont été suivies et le bateau a pu s'éloigner.

À ce moment-là, nous entendions un brouhaha épouvantable devant nous et des gens criaient que leur bateau était en train de couler. Avant même qu'on puisse avancer de plusieurs verges, on a vu des gens dans l'eau partout autour de nous. Nous avons aidé les personnes en détresse en leur lançant un cordage pour qu'elles puissent s'agripper, car notre bateau était déjà rempli et commençait à prendre beaucoup d'eau.

On a entendu un homme demander qu'on vienne le chercher et un autre qui nous suppliait de l'embarquer. Nous avons accepté de le prendre à bord même si nous ignorions s'il était trop lourd et cet homme s'est révélé être un véritable ange gardien. C'est lui qui a découvert que le bateau prenait l'eau rapidement à cause de fuites dans les bouchons de vidanges. Après les avoir localisés et resserrés, les hommes se sont relayés deux par deux pour écoper le bateau à tour de rôle à l'aide de seaux.

Ce fut un soulagement de savoir que notre bateau était solide même s'il avait été soumis à un froid intense. Plusieurs avaient perdu une bonne partie des vêtements qu'ils avaient réussi à prendre avec eux avant de quitter le navire condamné.

L'homme qui nous a sauvé la vie est Alex Bateman de Port aux Basques. Après une courte consultation tôt ce matin-là, nous avions décidé de confier la responsabilité du bateau à M. Bateman. Quiconque désobéirait aux ordres serait traité sévèrement puisque nous avions tous convenu que M. Bateman était en mesure de nous ramener à bon port étant donné qu'il connaissait l'endroit exact du naufrage du Caribou et avait une bonne expérience de la côte. Le bateau filait rapidement dans le grand vent, mais M. Bateman ne renonçait pas à mettre le cap sur Terre-Neuve.

Quand l'aube s'est levée, nous avons fait un drapeau à l'aide d'un morceau de voile, puis nous avons déchiré les quatre couvertures que nous avions à bord pour faire des semblants de vêtements afin de protéger les hommes du froid glacial. À ce moment-là, nous avions dérivé loin de la scène du naufrage et étions encore loin d'être sauvés et Bateman a rationné l'eau, les biscuits et le chocolat.

Un peu après le lever du jour, un de nos hommes a aperçu un point minuscule sur l'eau et a conclu qu'il s'agissait d'un bateau.

Nous avons également vu un avion, mais ce dernier ne s'est pas approché. Puis nous l'avons revu deux heures plus tard et cette fois ses occupants ont vu le bateau et entrepris de tourner autour. En descendant, les occupants ont lancé des fusées fumigènes en ligne droite.

Loin de tout, nous avons été rescapés à neuf heures trente par un bateau de sauvetage.

Des survivants ont raconté que le sous-marin était remonté à la surface au moment où le Caribou était en train de couler et qu'il avait été vu près de notre bateau pour replonger environ une minute plus tard. Une terrible explosion a eu lieu à bord du Caribou et il y a eu aussi plusieurs explosions mineures pendant que le bateau était en feu, mais quelques minutes avant de sombrer pour de bon, le Caribou s'est brisé en deux.

Je suis certain que le bateau n'a pas changé de cap après l'attaque, mais il était impossible d'éperonner le sous-marin puisque les moteurs ne fonctionnaient pas. Le bateau s'est pratiquement brisé en deux à partir du moment où la torpille a traversé d'un côté à l'autre. Les ponts supérieurs ont tous volé en éclats et les débris sont tombés autour du bateau. J'estime qu'il n'a fallu que trois à cinq minutes avant que le Caribou ne coule. Les gens s'accrochaient aux débris et aux radeaux et des appels à l'aide provenaient de partout.

Je crois que seuls deux bateaux de sauvetage ont été épargnés par l'explosion : celui qui était devant nous et le nôtre. Certains canots de sauvetage ont été renversés, d'autres ont été détruits.

L'escorteur est arrivé rapidement sur les lieux. Il a lancé un certain nombre de grenades sous-marines, puis il nous a rescapés vers 9 h 30 du matin. On demandera peut-être aux survivants du désastre « Pourquoi n'avez-vous pas fait ceci ? » ou « Pourquoi n'avez-vous pas fait cela ? », mais je veux rappeler au lecteur que nous étions dans la confusion la plus totale. Le brusque réveil du sommeil en pleine noirceur fut bouleversant. De plus, le choc de nous nous retrouver dans l'océan agité ne nous a pas donné le temps de réfléchir au cours des quelques minutes qui ont précédé la disparition du bateau dans les eaux. Il faudra tenir compte du choc que nous avons subi et du manque de temps dont nous avons disposé avant de prendre une décision quelconque à la suite des conclusions de l'enquête.

Voilà la description exacte, au meilleur de ma connaissance, de ce qui s'est produit lors de cette expérience éprouvante et douloureuse du naufrage du Caribou le matin du 14 octobre 1942.

WILLIAM J. LUNDRIGAN,
Corner Brook.

English version