Le mouvement féministe moderne

Le mouvement féministe s'efforce de mettre fin à la discrimination et à la violence envers les femmes en provoquant des changements légaux, politiques et sociaux. Il s'agit de l'un des mouvements sociaux les plus influents dans le monde occidental moderne, qui peut être divisé en deux vagues. La première vague a pris naissance à Terre-Neuve dans les années 1890 et a abouti au droit de vote pour les femmes. La deuxième vague met l'accent sur l'élimination des inégalités entre les sexes dans les textes de loi, la politique, le milieu de travail et la société en général. Le mouvement a gagné de la vigueur après 1970, lorsque la Commission royale d'enquête sur la situation de la femme au Canada (instaurée par le gouvernement canadien en 1967) a publié son rapport.

Depuis sa formation, le mouvement féministe moderne milite en faveur d'un éventail de réformes sociales, dont plusieurs ont vu le jour. Les enjeux qu'il défend comprennent l'équité salariale, les régimes de pension, l'action positive, les garderies, les droits liés à la procréation, la violence conjugale et sexuelle, le sexisme et les stéréotypes sexuels, les droits relatifs aux biens matrimoniaux, et la représentation des femmes au sein du gouvernement. Le mouvement réunit plusieurs groupes actifs au niveau communautaire et bureaucratique, notamment les conseils sur le statut de la femme, les groupes syndicaux pour les femmes, les associations de femmes autochtones, les associations de femmes des régions rurales, et le Provincial Advisory Council on the Status of Women (conseil consultatif provincial de la condition féminine).

La Commission royale d'enquête sur la situation de la femme

En 1967, une campagne nationale lancée par une coalition de 32 associations de femmes a amené le gouvernement canadien à mettre sur pied une commission royale d'enquête sur la situation de la femme. Pour la première fois dans l'histoire du Canada, une commission était présidée par une femme, la journaliste de la CBC Florence Bird. La commission avait pour mandat « de faire enquête et rapport sur le statut des femmes au Canada, et de présenter des recommandations quant aux mesures pouvant être adoptées par le gouvernement fédéral afin d'assurer aux femmes des chances égales à celles des hommes dans toutes les sphères de la société canadienne » (rapport vii).

La commission a tenu des audiences publiques à l'échelle du pays et reçu les mémoires de 468 personnes et organisations, dont six provenaient de Terre-Neuve et du Labrador et portaient essentiellement sur la discrimination envers les femmes dans le milieu de travail. En guise d'exemple, le salaire minimum provincial pour les femmes était de 50 cents l'heure, comparativement à 70 cents pour les hommes. Les femmes mariées se heurtaient également à d'autres obstacles. Le St. John's Club, membre de la Fédération canadienne des femmes diplômées des universités, dénonçait le fait que les conditions d'emploi de Memorial University exigeaient que « l'emploi d'une enseignante prenne fin lorsqu'elle se marie » (cité dans Pope, 168). Les services de garderie déficients, de même que l'accès difficile à l'éducation pour les femmes, particulièrement en région rurale, étaient également montrés du doigt. Il était également recommandé que la loi provinciale sur l'organisation judiciaire, la Judicature Act, soit révisée afin de permettre aux femmes de siéger à un jury.

La commission, constatant que les femmes de partout au pays relataient des histoires similaires, a conclu qu'elles étaient victimes de discrimination systémique et d'injustice sociale du fait de leur sexe. Son rapport publié en 1970 comportait 167 recommandations visant à donner aux femmes canadiennes les mêmes droits et avantages dont jouissent les hommes. Il abordait différents sujets allant du droit familial et fiscal aux garderies, en passant par le salaire égal pour un travail égal, la discrimination fondée sur le sexe dans les pratiques d'embauche et l'accès des femmes à l'éducation, aux régimes de pension, au congé de maternité et à la contraception.

Grâce aux travaux de la commission, les préoccupations des femmes se sont frayé un chemin dans la conscience collective. Plus qu'une tribune importante permettant aux femmes de se faire entendre, la commission a agi comme catalyseur du mouvement féministe moderne, qui est devenu une véritable force sociale dans les années qui ont suivi. Dans chaque province, des associations de femmes ont vu le jour pour veiller à ce que les recommandations de la commission soient mises en œuvre et, de manière plus générale, pour lutter pour l'égalité entre les sexes.

Le mouvement féministe moderne à Terre-Neuve et au Labrador

Le rapport de la commission a motivé nombre de femmes de la province à redéfinir leur rôle dans la société. Trois événements en particulier ont contribué à lancer le mouvement local.

Le premier de ces événements a été le rassemblement national réunissant approximativement 800 Canadiennes, dont un groupe originaire de Terre-Neuve, pour la conférence sur la stratégie du changement tenue à Toronto du 7 au 9 avril 1972. La conférence, organisée par le National Ad Hoc Action Committee on the Status of Women (comité d'action spécial national sur la situation de la femme), avait pour but de susciter une réponse rapide du gouvernement aux recommandations de la commission. Cet événement a encouragé des femmes à mettre sur pied des groupes de pression pour plaider en faveur de changements positifs dans leurs provinces d'origine et a abouti à la fondation du Comité canadien d'action sur le statut de la femme (CCA).

Plus tard ce mois-là, un rassemblement provincial a eu lieu à St. John's, lors duquel la juge Doris Ogilvie, l'une des membres de la commission royale d'enquête, a prononcé un discours devant le St. John's Business and Professional Women's Club (association des femmes d'affaires et des professionnelles de St. John's) auquel ont assisté plus de 200 femmes et qui a incité certaines d'entre elles à former le Newfoundland Status of Women's Council (NSWC) (conseil sur le statut de la femme de Terre-Neuve). Le conseil a tenu sa première assemblée générale le 18 septembre 1972 et a élu un comité exécutif. Son mandat consistait à exercer des pressions sur le gouvernement provincial afin qu'il donne suite aux recommandations de la commission.

Un troisième événement a eu lieu en juin 1972, lorsque le comité d'action sociale de la Young Women's Christian Association (YWCA) a invité à St. John's la cinéaste et militante féministe canadienne Bonnie Kreps, une championne du mouvement féministe qui a introduit le concept des groupes de sensibilisation à Terre-Neuve. Ces groupes connaissaient déjà une belle popularité à l'échelle de l'Amérique du Nord et réunissaient des femmes de tous les âges et de tous les milieux afin qu'elles discutent de leurs vies, les analysent et mettent au jour des problèmes communs à toutes les femmes dans la société.

Organisations

Pendant les années 1970 et 1980, les associations de femmes se sont multipliées partout dans la province. Aucune d'entre elles ne militait pour le mouvement féministe à proprement parler, qui était en somme un regroupement peu structuré de groupes communautaires, mais le NSWC a réalisé d'importantes avancées dès le début et a contribué à ouvrir la voie à d'autres groupes similaires dans les années suivantes. Peu après sa formation, le NSWC a mis sur pied des groupes dynamiques chargés d'examiner des sujets de préoccupation précis cernés par la commission et de proposer des pistes de solution. Le groupe responsable de l'éducation, par exemple, a rédigé un exposé sur l'éducation sexuelle à l'intention du Provincial Task Force on Curriculum (groupe de travail provincial responsable des programmes scolaires) et un autre exposé sur les stéréotypes sexuels dans les écoles à l'intention du Committee on Teacher Education (comité sur la formation des enseignants) de Memorial University.

En février 1973, le NSWC a reçu une subvention de 3 000 $ du Secrétariat d'État fédéral pour ouvrir le premier centre pour femmes de la province, initialement situé au centre-ville de St. John's, puis déménagé définitivement sur Military Road en 1977 grâce à la contribution de 20 membres du NSWC qui ont déboursé 100 $ chacune pour le paiement initial. Les centres pour femmes offrent de nombreux services, notamment des services d'éducation communautaires, des bibliothèques de prêt, un lieu de rencontre, des conseils sur l'emploi, des renvois à des organismes de services sociaux et à des programmes de soins de santé, et des services de soutien confidentiels et exempts de jugement aux femmes en situation de crise. Dans les années qui ont suivi, le NSWC a étendu sa gamme de services pour offrir une ligne d'entraide ouverte 24 heures sur 24 et un centre pour les femmes victimes d'agression sexuelle, des services de consultation aux femmes victimes de violence conjugale, et un refuge à court et à long terme pour les femmes et les enfants victimes de violence.

Au fil des ans, des conseils sur le statut de la femme, inspirés du NSWC, mais indépendants de celui-ci, ont vu le jour dans d'autres communautés, soit Corner Brook (1973), Grand Falls (1975), Labrador West (1977), Happy Valley-Goose Bay (1979), Port-aux-Basques (1982), Gander (1983) et Bay St. George (1985). En 1984, le NSWC a changé son nom pour le St. John's Status of Women Council, reconnaissant la nature régionale des conseils. En 2012, les huit conseils étaient toujours opérationnels, en dépit de certaines difficultés. En 1986, par exemple, le conseil de Grand Falls (appelé le Central Newfoundland Status of Women Council) a été dissout par manque de bénévoles, pour être rétabli en 1999.

Les conseils régionaux permettaient aux femmes de présenter un front uni sur les enjeux locaux. En 1978, par exemple, le conseil de Corner Brook a aidé les femmes qui travaillaient sur les turluttes à encornet à se syndiquer et à demander des prestations d'assurance-chômage. Bien que celles-ci cotisaient au programme d'assurance, seules deux femmes – prénommées Georgie et Frankie – sur les 250 femmes ayant demandé des prestations cette année-là avaient vu leur demande être approuvée. À la suite des manifestations, le gouvernement a légitimé toutes les demandes.

En mars 1978, les femmes autochtones de la province ont tenu pour la première fois une rencontre officielle à Nain à l'occasion de la conférence des femmes du nord du Labrador. Elles y ont abordé les problèmes avec lesquels les femmes autochtones étaient aux prises dans la société et proposé des manières d'améliorer leurs conditions sociales. Le Nain Women's Group a vu le jour en juin de cette année-là et est devenu un acteur social influent au sein de la communauté grâce aux services qu'il offre, notamment une garderie, un refuge pour les femmes battues et un magasin de marchandises d'occasions.

D'autres associations de femmes autochtones ont vu le jour par la suite à Sheshatshiu, Hopedale, North West River, Happy Valley-Goose Bay, Port Hope Simpson et Davis Inlet. En 1983, la Labrador Native Women's Association (association des femmes autochtones du Labrador) a été fondée et faisait office de groupe de coordination pour les femmes innues, inuites et métisses du nord et du centre du Labrador; les femmes non autochtones pouvaient en faire partie à titre de membres associées. Cette association était toujours active en 2012.

Les femmes se sont investies davantage dans le mouvement syndical pendant les années 1970 et 1980. Voyant que leurs membres comprenaient de plus en plus de femmes, les syndicats ont commencé à lutter pour des réformes comme l'action positive, la parité salariale, les garderies et des régimes de pension égaux pour les travailleuses. En 1976, le plus gros syndicat de la province, la Newfoundland Association of Public Employees (NAPE) (association des fonctionnaires de Terre-Neuve), a formé un comité de la condition féminine qui a commencé à tenir des conférences annuelles en 1977. En 1988, les femmes comptaient pour la moitié des membres de la NAPE. Cette année-là, la province a convenu que les fonctionnaires féminines devraient recevoir un salaire égal à celui des hommes pour un travail égal. Des avancées similaires ont été réalisées par d'autres syndicats.

En 1981, le Women's Resource Centre (centre de ressources pour les femmes) a ouvert ses portes sur le campus de Memorial University afin de fournir de l'information sur une gamme de sujets, comme les soins de santé, la contraception, les agressions sexuelles, la grossesse, la dépression, la toxicomanie et la planification de la carrière. Deux ans plus tard, les étudiants pouvaient obtenir une mineure dans un nouveau programme d'études féminines interdisciplinaire, un domaine d'études qui a vu le jour en Amérique du Nord dans les années 1970 dans la foulée du mouvement féministe. Le programme visait à faire mieux comprendre aux étudiants les questions touchant les femmes et les sexes dans tous les aspects de la société, y compris la politique, les médias de masse, les arts, la religion, les sciences, le sport, le travail et les interactions quotidiennes. Les programmes de premier et de deuxième cycle ont suivi.

Les répercussions du mouvement féministe se sont également fait sentir au niveau bureaucratique. En 1980, le gouvernement de Terre-Neuve et du Labrador créait le Provincial Advisory Council on the Status of Women (PACSW), un organisme indépendant ayant pour mandat de conseiller le gouvernement sur les enjeux liés à la condition féminine et, de façon plus générale, de sensibiliser la population à ces enjeux. Cet organisme travaille avec huit conseils régionaux sur le statut de la femme et d'autres groupes pour conseiller le gouvernement sur les incidences des politiques et des lois sur les femmes. En 1985, le gouvernement a mis sur pied un organe interne appelé le Women's Policy Office (bureau des politiques destinées aux femmes) afin de coordonner ses efforts visant à faire progresser la condition féminine à Terre-Neuve et au Labrador.

Action politique

Les pressions exercées par les associations de femmes ont permis d'apporter des changements politiques profonds dans la province. En 1972, par exemple, la province a réformé sa loi sur la fonction de juré, la Jury Duty Reform Act, afin de permettre aux femmes d'exercer cette fonction. Bien qu'il s'agisse d'une avancée importante, les femmes avaient toujours la possibilité de se retirer de la fonction de juré si elles le souhaitaient. Les associations de femmes croyaient cependant que les femmes, pour pouvoir jouer un rôle égal à celui des hommes dans le système de justice, devaient avoir les mêmes obligations qu'eux. Cette réforme a mis des années à être instaurée, grâce à la loi sur le jury de 1991, la 1991 Jury Act.

En 1979, la Chambre d'assemblée a adopté une loi sur les droits de la personne et la lutte contre la discrimination, la Anti-Discrimination Human Rights Act, qui a eu pour effet de modifier le libellé de plusieurs dispositions de textes de loi provinciaux afin de protéger les droits des femmes et d'autres groupes. Des termes comme « épouse », « veuve » et « mère » ont été remplacés par des mots neutres, comme « conjoint ou conjointe » et « parent ». Ces modifications ont touché divers textes législatifs, par exemple la Civil Service Act, la Constabulary (Pensions) Act, l'Interpretation Act et la Workers' Compensation Act. Une grande victoire a eu lieu en juillet 1980 avec l'adoption de la Matrimonial Property Act, qui reconnaissait la répartition en parts égales des biens matrimoniaux lors d'une séparation ou d'un divorce, en plus de garantir le legs de la maison matrimoniale aux veufs et aux veuves.

Le mouvement féministe a également encouragé les femmes à se porter candidates à des charges publiques. En 1987, des bénévoles affiliées à des associations de femmes communautaires et le Provincial Advisory Committee on the Status of Women ont lancé une campagne intitulée « 52 % Solution » dans le cadre de laquelle des bénévoles et des politiciennes et militantes influentes parcouraient l'île en autobus pour encourager les femmes à se porter candidates aux élections. Le but de cette campagne était de rappeler aux femmes que, bien qu'elles aient représenté 52 % de la population, elles n'occupaient qu'une faible proportion des sièges au sein du gouvernement. Cette année-là, un seul siège sur les 52 sièges de la Chambre d'assemblée était occupé par une femme (Lynn Verge, du Parti progressiste-conservateur). Au niveau fédéral, il a fallu attendre en 1993 avant que la première femme originaire de Terre-Neuve et du Labrador soit élue.

Il y a eu d'autres initiatives. En 1997, le PACSW a mis sur pied le Women's Mentoring Program (programme de mentorat pour les femmes) pour aider les candidates à faire campagne lors des élections à une charge publique et des élections aux conseils sur la santé, l'éducation et le développement économique régional. Un réseau de femmes, actif pendant les années 1980 et 1990, identifiait des candidates potentielles et les encourageait à poser leur candidature.

Depuis les années 1980, la représentation des femmes a connu une augmentation stable, mais lente, dans tous les ordres de gouvernement. Cela dit, cette représentation ne s'est encore jamais approchée de la proportion des femmes au sein de la population. En 2012, il n'y avait jamais eu plus de 10 députées à la Chambre d'assemblée ni plus de deux députées à la Chambre des communes en même temps. L'augmentation de la représentation des femmes au sein du gouvernement demeure encore aujourd'hui un objectif de premier plan pour de nombreuses associations de femmes dans la province.

Un autre objectif de premier plan consiste à trouver une manière de demeurer efficace en période de restriction financière croissante. La hausse de la dette du gouvernement et les récessions économiques des années 1990 et du début des années 2000 ont incité les gouvernements à diminuer les sommes versées aux associations de femmes et aux programmes qui leur sont destinés.

S'il est vrai que le mouvement féministe moderne a fait des avancées importantes, ses objectifs demeurent cependant essentiellement les mêmes que ceux des années 1970 et 1980 : mettre fin à la violence envers les femmes, atteindre la parité des sexes en politique, offrir plus d'occasions aux femmes d'accéder aux postes de direction et aux fonctions décisionnelles, et travailler pour l'égalité financière sur le marché du travail. Le Women's Policy Office et le Provincial Advisory Council s'activent toujours au niveau bureaucratique, tandis que les huit conseils régionaux sur le statut de la femme travaillent de concert avec divers groupes de femmes autochtones, comités syndicaux et autres organismes à l'échelle communautaire.

English version