La magistrature civile

L'histoire de la magistrature de Terre-Neuve a commencé avec les premières nominations de juges de paix locaux en 1729. Dès le début, le gouvernement britannique a voulu trouver une solution au manque flagrant de formation juridique adéquate et d'institutions officielles à Terre-Neuve. Sur recommandation du Conseil privé, la Chambre de commerce a adopté avec enthousiasme une proposition en faveur de l'envoi de documents destinés à mieux informer les nouvelles commissions de juges de paix. Avant de prendre la mer à Spithead, l'escadron de Terre-Neuve a embarqué 13 duplicatas du texte de la King William's Act (ou loi sur Terre-Neuve), un ballot de lois concernant le Commerce et la Navigation, ainsi que 11 exemplaires du traité Practical Justice of the Peace de Joseph Shaw. Sur la couverture de chaque exemplaire, le nom d'une collectivité notable de Terre-Neuve était embossé en lettres d'or.

Quand le gouverneur Henry Osborn est arrivé à bord du HMS Squirrel à l'été de 1729, il a convié les principaux habitants à une lecture publique du texte de la commission dans le port de St. John's. Au cours des semaines précédant le retour de l'escadron en Angleterre, Osborn a établi les fondements du nouveau système juridique, notamment la nomination de juges de paix.

Le gouverneur Henry Osborn, avant 1771
Le gouverneur Henry Osborn, avant 1771
Henry Osborn est devenu le premier gouverneur de la marine de Terre-Neuve en 1729. Il est resté en poste pendant deux ans.
Détail d'une peinture de Claude Arnulphy. Œuvre relevant du domaine public via Wikimedia Commons

Il a admis plus tard que le texte de la commission de juges de paix de Terre-Neuve avait été rédigé à la hâte au meilleur de sa connaissance avant que l'Amirauté ne lui donne l'ordre de retourner à Terre-Neuve. Ce texte revêtait la forme d'une commission de paix anglaise enrichie de directives additionnelles relatives aux lois et coutumes de l'île de Terre-Neuve. D'une part, il comprenait les directives habituelles données aux juges de paix anglais : les magistrats devaient s'assurer que les personnes accusées de conduite désordonnée ou de menaces de violence offrent des garanties suffisantes ou encore qu'elles soient emprisonnées. Les juges de paix étaient autorisés, entre autres, à reconnaître la culpabilité de ceux qui commettaient des fraudes en falsifiant les poids et mesures ou qui vendaient des aliments qui ne respectaient pas les normes anglaises. Ils devaient aussi organiser des quarter sessions en vertu de la common law. Leurs tâches étaient essentiellement les mêmes que celles des juges de paix qui exerçaient leurs fonctions dans toute l'Angleterre georgienne.

De plus, les magistrats devaient se conformer à la loi sur Terre-Neuve. La commission stipulait que les juges n'étaient pas autorisés à intenter une action ou à rendre un jugement dans les cas de vol, de meurtre ou de tout autre crime grave. Dans des situations semblables, ils devaient prendre les moyens nécessaires pour envoyer le suspect et les témoins en Angleterre. Au cours de leur mandat, les magistrats ne devaient jamais enfreindre la loi sur Terre-Neuve ni agir contrairement aux dispositions de celle-ci. Il leur était notamment défendu de faire obstacle aux amiraux de la pêche dans l'exercice de leurs fonctions. Le règlement leur imposait même de prêter aide et assistance aux capitaines de vaisseaux et aux amiraux de la pêche.

Cet arrangement a donné naissance à un système judiciaire tripartite – la Royal Navy, les amiraux de la pêche et les juges de paix – sans que les pouvoirs légaux de chaque intervenant ne soient jamais clairement définis. Les amiraux de la pêche jouissaient des privilèges les plus importants, mais ils n'étaient toutefois pas autorisés à procéder à la signification d'actes judiciaires, un droit réservé uniquement aux juges de paix. Pour que ce nouveau système puisse être efficace, il était impératif de clarifier les pouvoirs et les responsabilités de chacun.

Le problème le plus urgent était toutefois de procéder à la nomination d'un nombre suffisant de magistrats civils. Le gouverneur Osborn n'a eu aucune difficulté à trouver des hommes compétents à St. John's : deux des juges – William Keen et Allen Southmayd – avaient déjà servi comme magistrats locaux. Mais le manque de candidats intéressants dans les villages isolés a forcé Osborn à créer un système de districts judiciaires englobant les villages disséminés le long d'une portion spécifique du littoral. Osborn a divisé l'île en six districts qui ont existé jusqu'à la fin du 18e siècle. Chaque district pouvait compter sur la présence d'au moins trois juges et constables, sauf la baie de la Conception. Bien que lord Vere Beauclerk, commodore de l'escadron de Terre-Neuve, ait exprimé le souhait que la nouvelle magistrature soit efficace et appréciée par la population, Osborn semblait beaucoup moins optimiste. Dans son premier rapport à titre de gouverneur, il a fait une mise en garde à l'effet que les meilleurs parmi ces magistrats étaient des hommes « inférieurs » qui n'étaient pas familiers avec quelque forme de gouvernement que ce soit. Il ne faisait qu'affermir l'opinion – entendue fréquemment dans les cercles officiels et répétée sans discernement par certains observateurs contemporains – voulant que les habitants de l'île étaient aussi primitifs que ses institutions. Les colons anglo-irlandais bénéficiaient peut-être enfin de la première instance juridique britannique, mais ils n'étaient pas encore parvenus à prouver à Londres qu'ils étaient en mesure de soutenir un gouvernement civil.

Les juges de paix n'étaient pas choisis principalement parmi les marchands et les habitants-pêcheurs, mais plutôt parmi les nombreux chirurgiens qui travaillaient dans les villages côtiers. Au 18e siècle, les chirurgiens avaient un rôle important dans l'industrie de la pêche. John Reeves, le premier juge en chef de l'île, a observé « qu'on trouve un chirurgien ou médecin dans pratiquement chaque port » (cité dans Bannister, 1998, p. 110). Cela explique pourquoi on avait souvent recours à eux pour être juges de paix. On a pu identifier au moins 12 chirurgiens qui ont occupé la fonction de magistrat. Trois des commissaires d'oyer et terminer– D'Ewes Coke, Thomas Dodd et Jonathan Ogden – étaient aussi des chirurgiens praticiens.

Les chirurgiens possédaient trois qualités recherchées pour devenir magistrat : ils étaient plutôt cultivés et bien intentionnés en plus de résider sur l'île. Le gouvernement britannique a approuvé cette idée parce que les chirurgiens jouissaient d'une indépendance financière plus grande que les autres candidats. Les chirurgiens continuaient toutefois à dépendre des marchands d'une certaine façon car ce sont les marchands qui choisissaient le chirurgien qui serait responsable des employés et rémunéré durant la saison de pêche. John Reeves a conclu: « Toutefois, malgré cette situation, on fait habituellement appel au chirurgien pour devenir juge, car il a moins d'intérêts personnels à défendre que les marchands; il est moins subordonné aux marchands que les habitants-pêcheurs ou les gardiens de bateaux; et il est certainement mieux éduqué que n'importe quel d'entre eux » (cité dans Bannister, 1999, p. 231). Dans les années 1780, plusieurs chirurgiens sont devenus magistrats à titre permanent. La plus grande partie de leurs revenus provenaient des frais de justice et autres honoraires. Comme on pouvait s'y attendre, au moment de choisir un successeur à John Reeves en 1792, le gouvernement s'est prononcé en faveur de Ewes Coke, un chirurgien très respecté qui avait vingt années d'expérience comme magistrat à Terre-Neuve. Même le juge Prowse, qui n'était pas du tout un de ses admirateurs, a admis que Coke était « un homme au talent remarquable et au caractère ferme et déterminé » (Prowse, p. 360).

Le juge Daniel Woodley Prowse, s.d.
Le juge Daniel Woodley Prowse, s.d.
Prowse a été l'un des premiers historiens de Terre-Neuve.
Avec la permission des archives, The Rooms, St. John's, T.-N.-L.

La certaine notoriété des chirurgiens témoigne de l'importance de la culture juridique dans l'évolution du droit à Terre-Neuve. Comme en Angleterre et dans les colonies américaines, les orientations inhérentes à l'administration de la justice ont été prises à la lumière de la conjoncture économique, des normes culturelles et des courants d'influence. Pour bien comprendre le rôle exceptionnel que les chirurgiens ont joué au sein du système judiciaire de Terre-Neuve, nous devons tenir compte de l'environnement social et juridique de l'île au 18e siècle. D'une part, les besoins médicaux élevés dans l'industrie de la pêche ont attiré de nombreux chirurgiens dans les villages côtiers de l'île, où ils pouvaient notamment pratiquer des autopsies et témoigner en cour. D'autre part, le système juridique de Terre-Neuve était à la recherche de magistrats compétents, ce qui a incité certains chirurgiens à travailler dans le domaine de la justice et influencé leur témoignage dans les procès criminels.

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