La loi et les amiraux de la pêche

L'image qu'on avait de la loi dans les premières années de l'histoire de Terre-Neuve est clairement évoquée dans la célèbre satire de D.W. Prowse. Dans un texte qui fait désormais partie de la mythologie de l'île, il écrit ceci :

Je vais tenter de décrire l'amiral de la pêche tel qu'il apparaissait aux yeux de nos ancêtres, revêtu non pas de la dignité de ses fonctions, ni d'une ample toge de juge, ni du noir sobre et discret du magistrat de police, mais plutôt d'un veston court et d'un pantalon bleus ordinaires, légèrement souillés de bitume, de goudron et de mucus de poisson, la tête ornée d'un vieux chapeau en peau de phoque volé à un Indien ou troqué contre un verre de rhum et un rouleau de tabac. Le temple sacré de la loi et de la justice était un simple entrepôt de poisson tandis que le trône n'était rien d'autre qu'une baratte à beurre renversée. La justice était dispensée librement au plaideur le plus offrant. Faute de pot-de-vin plus avantageux, sa précieuse décision était souvent influencée favorablement par le don judicieux d'une poignée de pommes de la Nouvelle-Angleterre. (Prowse p. 226) [Traduction libre]

Prowse n'a jamais été le témoin d'une telle scène et il n'a jamais rencontré un amiral de la pêche. Il a simplement repris un vieux récit qui avait été écrit deux générations avant lui par Patrick Morris, un réformateur politique qui n'avait jamais vu la cour d'un amiral de la pêche lui non plus. Morris s'était lui-même inspiré d'une histoire encore plus ancienne rédigée par Lewis Amadeus Anspach. Morris et Anspach ont à leur tour été largement influencés par le texte influent de John Reeves paru en 1793 et intitulé History of the Government of the Island of Newfoundland relatant des récits truffés de ouï-dire à propos de corruption présumée. Tous ces auteurs étaient malheureusement motivés par des arrière-pensées, privant ainsi les historiens de sources secondaires fiables. Nous savons étonnamment peu de chose sur le véritable comportement des amiraux de la pêche et encore moins sur le rôle que certains d'entre eux auraient pu jouer dans le maintien de la loi et l'ordre. Qui étaient ces amiraux et que faisaient-ils au juste?

La réponse la plus vraisemblable est qu'ils n'étaient pas différents des maîtres de pêche puisqu'ils étaient issus des mêmes rangs que ces derniers. Le mot « maîtres » désignait à l'époque les capitaines de bateaux de pêche qui faisaient le voyage annuel entre l'Angleterre et Terre-Neuve : certains d'entre eux étaient des propriétaires terriens prospères, mais la plupart étaient des marchands de moindre importance qui n'avaient aucunement la prétention d'être affiliés à la haute bourgeoisie. Alors que la grande majorité de ces hommes sont restés anonymes dans les archives officielles, certaines familles exceptionnelles, comme les Holdsworth de Dartmouth (Angleterre), ont eu plusieurs fils qui sont devenus des amiraux notables.

Arthur Holdsworth (1668-1726)
Arthur Holdsworth (1668-1726)
Holdsworth est devenu amiral de la pêche du port de St. John's en 1701.
Avec la permission de Gordon Handcock, St. John's, T.-N.-L. L'original appartient au Cmdre Holdsworth, Holbeam Mill, East Ogwell, Devon.

L'histoire d'Arthur Holdsworth nous permet de retracer la carrière d'un amiral de la pêche du 18e siècle. À l'âge de 32 ans, il jouait un rôle important dans les affaires familiales, notamment lors de ses voyages à Terre-Neuve en compagnie de son frère à bord de leur bateau du nom de Nicholas. En 1701, il est devenu amiral du port de St. John's, un poste qu'il a occupé par intermittence au cours des dix années suivantes. Il s'est vite affirmé auprès de la société locale à la suite d'une controverse mineure alors qu'il a provoqué en duel le commandant de la garnison qui aurait eu des remarques désobligeantes à son endroit. Ce commandant a été accusé de lâcheté par la suite, mais les Holdsworth n'ont pas souffert de cet incident qui aurait pu se transformer en un véritable scandale. Comme cette famille était plus proche que quiconque des milieux bourgeois de l'île, elle avait peu à craindre des autres instances en présence à l'exception du commodore. Très impopulaire auprès de ses concurrents, le clan Holdsworth a multiplié ses affaires dans le domaine du transport des passagers, ce qui a créé une surabondance de travailleurs pendant quelque temps.

Holdsworth s'est beaucoup impliqué dans la petite politique qui a marqué les premières années de St. John's. Il portait plainte contre ses compétiteurs, s'attirait les bonnes grâces du commandant de la garnison en échange de contrats en plus d'interpréter les lois et coutumes à sa manière. Par manque d'intérêt ou de temps libre pendant la saison de pêche fort exigeante, Holdsworth n'aurait jamais tenu de tribunal ou de réunion dans le cadre de ses fonctions d'amiral. Après 1711, il a cessé de se rendre régulièrement à Terre-Neuve afin de veiller à la gestion de son entreprise dans sa ville natale de Dartmouth, où il a entrepris de construire un grand manoir. En résumé, il s'est consacré pleinement à ses intérêts commerciaux : les responsabilités légales inhérentes à ses fonctions semblent avoir eu peu d'impact sur la société de l'époque.

Charming Molly
Charming Molly
Ce tableau de John Willcocks datant de 1754 montre le Charming Molly, un des bateaux d'Arthur Holdsworth, alors qu'il était resté coincé dans les glaces de Terre-Neuve en 1704.
Avec la permission de Gordon Handcock, St. John's, T.-N.-L. L'original appartient au Cmdre Holdsworth, Holbeam Mill, East Ogwell, Devon.

Même si Holdsworth fut un amiral peu banal à bien des égards, sa carrière reflète une réalité beaucoup plus vaste. Comme les amiraux de la pêche passaient seulement l'été à Terre-Neuve, ils se préoccupaient d'abord et avant tout du succès de leurs activités de pêche. Ils étaient particulièrement pressés par le temps à la fin de l'été et au début de l'automne. Entre août et octobre, ils devaient faire tous les arrangements nécessaires pour régler des contrats, fixer les prix et organiser le transport de la morue vers les différents marchés alors que c'était précisément à ce temps de l'année que leurs services à titre d'officiers de justice étaient le plus requis. On faisait appel à eux essentiellement pour maintenir l'ordre parmi leurs concurrents, une situation délicate pouvant entraîner des conflits. Peut-être plus important encore, l'amiral n'était soumis à aucune autorité autre que celle du commodore, qui détenait un pouvoir semblable à celui d'un juge d'appel (qui s'assurait que les lois soient appliquées de façon constante et uniforme). En principe, les plaignants devaient d'abord approcher les amiraux avant de présenter une requête à un officier de marine. Il n'est donc pas étonnant que les amiraux se soient peu mêlés des affaires relevant du processus judiciaire.

Le stéréotype voulant que les amiraux aient gouverné à l'aide d'un fouet ne repose sur aucun document d'archives. Aucun amiral n'a jamais poursuivi une personne en justice, jugé une affaire criminelle, rendu un jugement ou fait appliquer une sanction. En réalité, la juridiction des amiraux se limitait presque exclusivement aux conflits relatifs à la propriété. Les archives nous permettent de prendre connaissance de dix commandements que le gouverneur ou son représentant ont envoyés aux amiraux. Cinq d'entre eux visaient le renforcement de la réglementation entourant les pêches, quatre traitaient des biens immobiliers et un autre concernait la loi relative aux employeurs et aux employés. Tous les jugements, appels et procédures de la cour des amiraux de la pêche concernaient exclusivement le droit immobilier et tout spécialement les étendues de terre au bord de l'eau appelées familièrement installations de pêche ou hangars à bateaux.

Malgré les légendes locales hautes en couleur, les amiraux de la pêche n'ont jamais été des tyrans acharnés. Quand ils arrivaient à Terre-Neuve chaque été, ils n'avaient tout simplement pas le temps ni l'envie d'exécuter les pleines responsabilités qui leur incombaient en vertu de la Loi sur Terre-Neuve la King William's Act.

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