Ayez la foi
Au rédacteur en chef du Daily News,
Monsieur – Bien qu'une éducation déficiente m'empêche d'exprimer ici toute la profondeur de mes sentiments envers notre bonne vieille île, j'aimerais dire quelque chose en sa défense avant le jour du référendum.
D'abord, j'aimerais vous parler de notre ennemi numéro un. Je ne l'ai jamais vu et j'espère ne jamais le voir, mais j'ai déjà eu beaucoup de respect pour lui, il y a des années. Je croyais que c'était un Terre-Neuvien pure laine, mais je réalise aujourd'hui qu'il est plus bas que le chien jaune traditionnel.
Je me souviens qu'il nous exhortait, sous le pseudonyme de « Barrelman », à avoir plus de respect pour notre pays et pour nous-mêmes. Je me souviens en particulier d'un soir où il nous a demandé d'oublier notre complexe d'infériorité et de confronter les Américains et les Canadiens (alors sur nos côtes) comme des égaux. À la fin de ses quinze minutes, j'avais grandi de six pouces et j'ai crié « Bien dit, Joey Smallwood, Dieu fasse qu'il y ait plus de Terre-Neuviens comme toi! » Mais il faut croire, Monsieur, que l'impossible s'est produit. Le léopard a changé de taches, et celui qui nous exhortait à respecter notre pays nous invite maintenant à ramper comme des couleuvres et à implorer le Canada de nous adopter et de prendre soin de nous.
Si nous écoutons ce « Barrelman » repenti, je cains fort, Monsieur, que les générations à venir qui liront notre histoire nous maudiront pour avoir vendu notre droit d'aînesse et le leur.
Ceci dit, je peux remercier le Bon Dieu de ne pas avoir à avouer honteusement à mon jeune : « Fils, avant même ta naissance, je t'ai vendu au Canada pour une prime. »
Monsieur, je suis marin depuis que j'ai quatorze ans et demi. Pendant trente-huit ans, été comme hiver, j'ai affronté les tempêtes, la brume, la neige et le verglas, et je persiste à le faire. Trop souvent, à la nuit tombante, j'ai craint de sombrer et d'avoir rendu l'âme au petit matin; bien que j'aie fait naufrage plus d'une fois sur ses côtes sauvages, j'aime chaque rocher, chaque colline et chaque souche de notre bonne vieille île.
J'ai quasiment fait le tour du monde, visité beaucoup de beaux pays, fait connaissance et échangé avec leurs habitants, mais il manquait toujours quelque chose. C'était leur pays, leur chez-soi… Après des mois, des années peut-être, je revenais et, apercevant notre veille côte rocheuse, ah, quels sentiments j'éprouvais! Le vieux cœur sautait un battement et, à la vue des montagnes, peut-être à travers un léger voile de brume, l'émotion me montait à la gorge et je songeais : « C'est mon pays, mon chez-moi, »
Si on y pense sérieusement, Monsieur, on voit bien qu'on ne peut pas troquer ou vendre ce pays-là, pour la simple et bonne raison qu'il ne nous appartient pas. Des centaines de nos pères, de nos frères et de nos fils, dont le sang a coulé sur les plages et dans les champs de France, possèdent encore leur part de ce vieux rocher. Sommes-nous rendus si bas, en tant que peuple, pour leur passer sur le corps et vendre le pays pour lequel ils se sont sacrifiés?
J'en appelle à notre peuple : non, on ne peut pas faire ça et toujours chérir le souvenir de nos disparus; on ne peut pas faire ça et conserver notre honneur.
Alors, chers concitoyens, ne vendons pas notre pays : ce crime serait tout aussi crapuleux que si nous vendions notre mère.
J'implore chaque Terre-Neuvien, chaque Terre-Neuvienne de croire davantage en Dieu, en leurs compatriotes et en eux-mêmes. Élisons nos propres gens pour gouverner notre pays et assurons-nous qu'ils font un travail propre et honnête. C'est en notre pouvoir. Si chaque homme, chaque femme de ce pays travaille dur et honnêtement, seul Dieu Tout-Puissant peut nous empêcher de faire de cette terre un meilleur endroit où vivre. Et si nous travaillons honnêtement, nous pouvons compter sur Sa protection. Voilà pourquoi je dirai à nos gens : faisons un dernier effort pour garder notre pays, notre fierté et notre honneur. Et je dirai à Terre-Neuve : Dieu te bénisse, cher pays.
Cordialement vôtre,
UN TERRE-NEUVIEN.
Harbour Grace,
Le 25 mai 1948.
Reproduction autorisée par la banque Toronto-Dominion. Extrait de "Have Faith," The Daily News, 29 mai 1948, p. 6.