Les amiraux de la pêche

Lorsque les nations européennes du 16e siècle se sont intéressées à l'île de Terre-Neuve, c'est en grande partie à cause de ses possibilités économiques. Les vastes pêcheries établies sur ses côtes ont stimulé l'intérêt de plusieurs pays, notamment la France, l'Espagne et l'Angleterre.

Installations de pêche de la pêche migratoire de Terre-Neuve
Installations de pêche de la pêche migratoire de Terre-Neuve
Gravure sur bois, française, d'origine inconnue. En 1710, on peut voir une scène semblable sur la carte de l'Amérique du Nord d'Herman Moll.

Légende qui accompagne la bannière :
A. Vêtements des pêcheurs
B. Ligne de pêche
C. Technique de pêche
D. Décolleurs au travail
E. Baril dans lequel on jette la morue parée
F. Boîtes à sel
G. Façons de transporter la morue
H. Nettoyage de la morue
I. Presse pour extraire l'huile des foies de morue
K. Tonneaux pour recueillir l'eau et le sang
L. Autre tonneau pour recueillir l'huile
M. Façon de faire sécher la morue
Reproduit avec la permission de Shane O'Dea. ©2015.

Malgré tout, rares étaient les demandes légitimes d'installation permanente sur l'île; la pêche était avant tout une entreprise commerciale. Ces demandes, comme par exemple celle de Sir Humphrey Gilbert en 1583, n'étaient pas prises au sérieux par les autres puissances européennes qui pêchaient dans la région. Aucun gouvernement ne voulait risquer de faire du tort aux pêcheries en installant une colonie permanente sur l'île. Par conséquent, Terre-Neuve est devenue la destination privilégiée des pêcheurs venus d'Europe. Pendant la saison de la pêche migratoire, ces pêcheurs contrôlaient toute l'île. De plus, comme ils étaient les maîtres incontestés de la région, ils éprouvaient aussi le besoin de se gouverner. C'est ainsi que la fonction d'amiral de la pêche a été créée à Terre-Neuve.

Arthur Holdsworth (1668-1726), amiral de la pêche
Arthur Holdsworth (1668-1726), amiral de la pêche
Avec la permission de Gordon Handcock, St. John's, T.-N.-L. L'original appartient au Cmdre Holdsworth, Holbeam Mill, East Ogwell, Devon.

Le titre d'amiral de la pêche, qui était donné au premier capitaine de navire qui entrait dans le havre au début de la saison des pêches, ne signifiait pas du tout qu'il s'agissait d'un amiral de la marine. Cet amiral de la pêche pouvait aussi choisir ses installations de pêche. On appelait « vice-amiral » et « contre-amiral » les deuxième et troisième capitaines qui entraient dans le havre. Ils avaient pour tâche d'aider l'amiral de la pêche dans ses fonctions (Rowe 104). Les pêcheurs du sud-ouest (West Country) appelaient souvent l'amiral Lord et sa femme devenait naturellement Lady. Le nom de plusieurs endroits de Terre-Neuve reflète ce phénomène: Lord's Cove, Lady Cove, et Admiral's Cove. Ces endroits représentaient sans aucun doute les meilleures installations de la pêche de la région.

Le choix de l'amiral de la pêche était sans doute une affaire de commodité plus que tout autre chose. Même si le fait d'arriver en premier dans un havre était la façon la plus facile de combler le poste, ce n'était vraiment pas la façon la plus démocratique. Le capitaine qui arrivait en premier n'était pas toujours le plus qualifié pour le poste.

Droit coutumier

Étant donné qu'il n'y avait aucune institution légale sur l'île, c'est la coutume qui dictait le rôle de l'amiral de la pêche pendant presque toute la durée de cette désignation. Le statut et la gouvernance de l'amiral à Terre-Neuve étaient fondés sur les notions abstraites de droit qui avaient été conçues bien longtemps auparavant par les pêcheurs et les marins eux-mêmes. Les amiraux étaient censés faire respecter la loi ainsi que les ordres et les règlements qui gouvernaient les pêcheries. Même si ce rôle juridique étaient fondé sur la coutume, sa mise en œuvre pratique s'appuyait largement sur la taille et le pouvoir du navire et de l'équipage de l'amiral. Un navire bien armé et de nombreux membres d'équipage étaient des facteurs importants pour n'importe quel amiral de la pêche qui souhaitait établir son autorité. Un amiral qui ne possédait pas ces atouts pouvait être ignoré par les autres capitaines et par conséquent, son rôle devenait tout à fait négligeable (Matthews 68). Effectivement, le droit dépendait de la puissance.

L'amiral de la pêche était chargé de régler les différends entre les pêcheurs et de juger les cas de petite délinquance, notamment les vols et le vandalisme. Les délits plus sérieux, comme par exemple le meurtre, ne tombaient pas sous sa juridiction et ils devaient être jugés en Angleterre aussitôt que possible. Les affaires civiles importantes - par exemple les contrats - étaient aussi réglées en Angleterre dès le retour de la flotte. Cependant, rares ont été les condamnations pour crime sérieux, comme par exemple le meurtre. Les coûts du voyage en Angleterre pour l'accusé et les témoins dépassaient largement la demande de justice; la plupart des amiraux de la pêche se moquaient des formalités d'un procès en cas de meurtre. Ils laissaient plutôt les coupables échapper aux persécutions (Matthews 144).

En réalité, les amiraux de la pêche ne rendaient pas vraiment la justice. La seule raison pourquoi on venait à Terre-Neuve, c'était pour pêcher les quotas de poisson auxquels s'attendaient les armateurs et les marchands qui les avaient embauchés. La majorité des amiraux de la pêche ne se préoccupaient sans doute pas des actes criminels, tant que ceux-ci n'affectaient pas le travail de leur navire et de leur équipage. Il est fort probable que certains ont laissé ce titre à un de leurs députés ou à un autre capitaine pour éviter des retards indus à leurs activités de la pêche. Cependant, les amiraux de la pêche qui restaient étaient obligés d'agir comme tribunal impromptu dans leur région. Lorsqu'une personne était condamnée, la punition imposée dépendait de plusieurs facteurs : la sévérité du crime; le caractère de l'accusé ou des accusés et la personnalité de l'amiral de la pêche lui-même.

Stéréotype d'un amiral de la pêche

On a souvent dit que les amiraux de la pêche étaient des tyrans sadiques - des hommes qui battaient et punissaient avec une force excessive ceux qu'ils jugeaient coupables. On disait que c'était des brutes cruelles qui comprenaient mieux le fouet que la raison. Pourtant, cette image est inexacte. Au début de l'ère moderne, les punitions corporelles sévères constituaient une façon de punir communément acceptée. Et à Terre-Neuve, on pensait que c'était certainement la forme de justice la plus efficace car il n'y avait pas de prison et il était difficile d'encaisser les amendes. La plupart des pêcheurs n'avaient pas d'argent en poche et en général, les capitaines de navire n'étaient pas prêts à payer pour les délits commis par les membres de leur équipage. Condamner un homme qui avait volé des provisions à recevoir 10 coups de lanière de cuir dans le dos était sans doute la punition la plus facile pour ce crime.

Punitions pour mutinerie à bord d'un navire, 1555
Punitions pour mutinerie à bord d'un navire, 1555
Au début de l'ère moderne, la justice pénale fonctionnait en général sur le principe de dissuasion plutôt que celui de réhabilitation. On avait établi de sévères méthodes de punition dans le but de terroriser la populace afin qu'elle respecte les lois.
Tiré de: The Great Explorers: The European Discovery of America de Samuel Eliot Morison, New York: Oxford University Press, © 1978 p. 23. Avec la permission de Harvard College Library.

Il faut rappeler que ces hommes n'avaient aucune formation juridique. On les envoyait à Terre-Neuve pour pêcher. Pour juger les délits criminels, il fallait souvent beaucoup de temps et donc ça coûtait cher. Pour les amiraux de la pêche, la menace de punition corporelle était la meilleure façon de maintenir le contrôle sur les membres de leur équipage.

Résistance envers la colonisation

La fonction d'amiral de la pêche était un produit de la pêche migratoire et en général, on ne tenait aucun compte de l'existence des colons. La question de colonisation permanente sur l'île de Terre-Neuve n'a pas posé de sérieux problème jusqu'à la fin du 17e siècle. L'île était largement considérée comme une entreprise commerciale profitable, un endroit où les installations coloniales étaient plutôt gênantes pour la pêche migratoire (Cell 1982 5). Si la majorité des tentatives de colonisations s'étaient soldées par un échec (Rowe 88), il y en avait quelques-unes qui avaient modestement réussi. C'est grâce à ces rares tentatives réussies que certains Européens s'intéressaient encore à l'île.

En général, les pêcheurs méprisaient les colonies et il est possible que les amiraux de la pêche aient agi durement dans leurs échanges avec les futurs colons. Après l'échec de nombreuses colonies, le gouvernement britannique hésitait quelque peu à coloniser la région. Étant donné l'importance primordiale de la pêche à Terre-Neuve, le gouvernement avait pris certaines mesures pour lutter contre la colonisation qui aurait nécessité l'établissement d'un gouvernement résidentiel permanent. On était d'avis que cela remplacerait éventuellement le contrôle britannique des pêches.

La Charte de l'ouest (Western Charter)

Les droits et l'autorité des amiraux de la pêche ont finalement été reconnus par le gouvernement britannique dans la Charte de l'ouest de 1634. Aux termes de cette charte, le système d'amirauté de la pêche était reconnu formellement même si en pratique, il n'a jamais bien fonctionné. Les juges du sud-ouest de l'Angleterre, qui étaient responsables des cas les plus sérieux, étaient eux-mêmes souvent impliqués dans les pêcheries et par conséquent, ils faisaient rarement preuve d'impartialité. De plus, il était encore à peu près impossible de régler les cas de crimes capitaux car il fallait que l'amiral amène le prisonnier ainsi que deux témoins en Angleterre pour le procès, et à leurs frais. C'est pourquoi seulement une poignée de criminels ont été condamnés selon ces règles et il y a eu de nombreux abus puisque les amiraux qui jugeaient ces cas étaient souvent en situation de conflit d'intérêt.

La Charte de l'ouest limitait aussi les droits de tout colon qui n'était pas associé à la pêche. Par exemple, on y stipulait que « aucun habitant-pêcheur n'a le droit de couper du bois ou d'établir une colonie à moins de six miles de la côte et aucun marin ou pêcheur ne doit rester à terre à la fin de la saison de pêche (Neary 33) ». Ce qui empêchait effectivement les colons de participer à la pêche migratoire, qui constituait l'industrie la plus importante à Terre-Neuve.

Colonisation

Même si la colonisation n'était pas envisagée favorablement dans certains cercles politiques, il existait néanmoins une volonté de s'établir sur l'île. L'argument principal pour établir une colonie anglaise était qu'elle serait la clé servant à contrôler les pêches et à empêcher les autres nations européennes, en particulier la France, à s'y établir (Matthews 86). Malgré tout, les opposants soulignaient que la colonisation allait détruire la pêche migratoire et faire de Terre-Neuve une autre Nouvelle-Angleterre. À mesure que la population de la Nouvelle-Angleterre augmentait, les colons avaient usurpé le contrôle de la pêche migratoire de la Grande-Bretagne. L'idée de perdre le contrôle d'autres zones de pêche résonnait au cœur du parlement anglais et contribuait au soutien de l'argument contre la colonisation (Matthews 107).

On peut croire que les pêcheurs eux-mêmes faisaient de leur mieux pour empêcher la colonisation. Les colons n'avaient pas accès aux meilleurs endroits pour leurs installations de pêche. Les amiraux de la pêche s'arrangeaient pour que les possessions des colons soient confisquées ou détruites. De plus, les colons étaient terrorisés au point que plusieurs ont été forcés de se déplacer vers l'intérieur, loin des côtes (Chadwick 6). On ne pouvait rien faire pour arrêter ce traitement des colons étant donné que le seul gouvernement présent sur l'île était celui de l'amiral de la pêche qui était fondamentalement opposé à la colonisation.

Cependant, le désir de colonisation ne pouvait plus être étouffé. À mesure que la population grandissait, la nécessité de se protéger contre les pêcheurs devenait de plus en plus évidente. Le gouvernement britannique était obligé de répondre à ce besoin car on s'était rendu compte que pour dominer la pêche migratoire, il valait mieux le faire par la colonisation plutôt que par l'ancienne méthode de la pêche saisonnière, en faisant les allers et retours vers l'île (Cell 1969 108).

Navire de pêche de la fin du 17e siècle
Navire de pêche de la fin du 17e siècle
Des bateaux semblables à celui-ci fréquentaient les eaux côtières de l'île de Terre-Neuve sur une base saisonnière durant les 17e et 18e siècles. Cette image est tirée d'une gravure sur bois venant de France mais d'origine inconnue. Une scène semblable, datée de 1710, est visible sur la carte de l'Amérique du Nord de Herman Moll.
Avec la permission de Shane O'Dea. ©2015.

LOI SUR TERRE-NEUVE

En 1699 le gouvernement britannique a fait promulguer la loi sur Terre-Neuve (King William's Act) qui stipulait que le commandant du convoi naval qui accompagnait la flotte de pêche anglaise occuperait les fonctions de juge d'appel pour les décisions prises par les amiraux de la pêche. Le juge d'appel devait régler les plaintes portées contre les amiraux de la pêche par les capitaines des navires, les marins et tous les autres habitants de l'île. Pour la première fois, du moins en théorie, la règle des amiraux de la pêche était soumise à une supervision directe. De plus, au cours de l'année, les Britanniques avaient proposé d'établir un gouvernement sur l'île et sans règlement formel.

Le premier gouverneur

Malgré tout, puisqu'il était impossible de faire respecter la loi, la situation à Terre-Neuve est devenue de plus en plus chaotique. Les amiraux de la pêche n'étaient pas intéressés à maintenir le droit et les commandants de convoi étaient impuissants. Le gouvernement anglais n'avait donc aucune autre option que de nommer un gouverneur sur l'île de Terre-Neuve en 1729 et le commodore de l'escadron naval chargé de superviser la pêche a reçu les titres supplémentaires de gouverneur et commandant en chef. Jusqu'en 1817, le gouverneur fonctionnait sur une base saisonnière; il arrivait au printemps et repartait en automne. Pendant cette période, il envoyait ses officiers siéger en cour dans les havres et ports le long des côtes tout autour de l'île et il nommait des magistrats qui entendraient des causes pendant toute l'année, et pas seulement en hiver quand les amiraux étaient absents (Neary 43). En effet, on pouvait dire que le rôle de l'amiral de la pêche était dorénavant éliminé.

La Loi sur Terre-Neuve n'avait pas été amendée et le système d'amiral de la pêche n'avait jamais été aboli par des procédures légales mais au début des années 1730, le pouvoir des amiraux de la pêche était passé aux mains des magistrats. Ce qui mettait l'administration du droit et du gouvernement sur une base beaucoup plus solide. Le système d'amirauté de la pêche avait duré plus d'un siècle, malgré ses imperfections, parce qu'il avait servi à maintenir l'ordre sur une île alors qu'il n'y avait aucune règlementation formelle.

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