« La troisième papeterie » : la Labrador Linerboard Ltd., 1973-1977

Frederick W. Rowe, premier sous-ministre du Bien-être public de Terre-Neuve, a écrit : « S'il est un projet qui a emballé Smallwood plus que tout autre, c'est celui d'ouvrir une troisième papeterie, sur l'île ou au Labrador » (Rowe, p. 22). Cette fascination de Smallwood peut être expliquée par le fait que les deux autres usines de pâtes et papiers, celles de Grand Falls et de Corner Brook, établies respectivement en 1909 et en 1925 par Robert Bond et Richard Squires, ses grands héros politiques, étaient en opération depuis et faisaient la prospérité des deux régions.

La fabrique de carton doublure
La fabrique de carton doublure
Vue d'artiste de la fabrique de carton doublure de Stephenville.
Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 075, 5.04.076), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's (T.-N.-L.).

Premiers pas

À l'origine des pourparlers, dans les années 1960, on avait envisagé construire cette troisième papeterie dans la collectivité de Come By Chance, stratégiquement situé et doté d'un port en eau profonde; on prévoyait aussi installer une usine pétrochimique et d'autres manufactures dans la région. L'alimentation en électricité ne posait pas de problème, les rivières Gander et Terra Nova et la baie d'Espoir constituant des sources convenables d'hydroélectricité. Et nombre de victimes des programmes de relocalisation s'étaient établies dans les villages d'Arnold's Cove, de Southern Harbour et de Little Harbour dans l'espoir de trouver de l'emploi à la papeterie de Come By Chance.

Toutefois, le gouvernement n'était pas convaincu qu'il restait dans l'île assez de bois de pulpe pour alimenter une troisième papeterie. Dans la région de Come By Chance, en particulier, de vastes territoires de premier ordre avaient été dévastés par des feux de forêt et le bois qui subsistait poussait en terrain accidenté, ce qui rendait son transport trop coûteux. En 1953, se jugeant mal renseigné sur les ressources forestières de la province, le gouvernement a créé une commission royale sur la foresterie, en partie pour évaluer la viabilité d'une troisième usine. Le rapport de cette commission, publié en 1958, a conclu que l'île pouvait faire vivre une troisième papeterie, mais seulement si les deux papetières existantes, Bowater et Abitibi-Price, qui se partageaient les droits de coupe sur 60 p. 100 des meilleures forêts de l'île, se concertaient pour rationaliser les ressources. Or, aucune des deux compagnies ne s'est montrée intéressée à ce genre d'arrangement.

Smallwood était déçu, mais le Labrador avait toujours été le choix logique pour la troisième papeterie. La région du lac Melville, adjacente à Goose Bay, était « une succession de collines et de vallées verdoyantes, tapissées de millions de cordes d'épinettes noires et d'autres espèces, certains arbres étant plus gros que tout ce qu'on voyait dans l'île de Terre-Neuve, et de qualité supérieure. » (Rowe, p. 22). Ceci dit, ce bois pouvait-il être récolté de façon économique? En définitive, la réponse serait négative : le lac Melville et le bras Hamilton, qui se jettent dans la mer du Labrador, sont gelés plus de la moitié de l'année, ce qui aurait empêché les navires d'avoir accès aux produits de l'usine; il aurait aussi été ruineux d'entreposer les produits au Labrador jusqu'à la fonte des glaces au printemps. Le Labrador regorge peut-être de bois, mais présente aussi plusieurs inconvénients. La décision éventuelle d'alimenter, de bois exporté du Labrador, une fabrique de carton doublure établie dans l'île aura contribué à son échec.

Une entreprise commune

Smallwood n'était pas le seul à rêver d'une troisième papeterie : l'industriel John C. Doyle planifiait lui aussi l'établissement au Labrador d'une usine de pâte, de papier ou de carton doublure. Smallwood et Doyle se sont entendus pour que la troisième papeterie soit une fabrique de carton doublure. Très populaire jusqu'au milieu des années 1970, ce type de carton se détaillait en Europe à près de 500 $ la tonne en 1974. Des prix similaires étaient rapportés en Afrique du Nord et en Afrique occidentale, et des prix plus favorables encore au Moyen-Orient. Doyle, propriétaire de Canadian Javelin Ltd. et principal actionnaire de NALCO, détenait les droits de coupe sur de vastes bandes de forêt au Labrador. La fabrique de carton doublure serait alimentée depuis le Labrador au rythme de 800 000 cordes par an : 300 000 de ces cordes seraient destinées à l'exportation et le reste alimenteraient la fabrique de carton. Le bois devrait être expédié en copeaux de Goose Bay à l'île, mais Smallwood supposait que si d'autres compagnies jugeaient rentable de couper le bois et de l'expédier par bateau, l'usine de carton doublure y trouverait aussi son compte.

Les deux hommes se sont alors entendus pour construire l'usine à Stephenville, sur la côte ouest de l'île de Terre-Neuve, à environ 650 milles du Labrador. Ce faisant, ils espéraient stimuler le développement économique de cette région, durement affectée par la fermeture de la base militaire américaine de Harmon Field en décembre 1966, qui avait éliminé 1200 emplois et fait chuter d'environ 450 personnes la population de la ville. Plus important encore, Stephenville jouissait d'un port profond et libre de glace toute l'année. Ses rues asphaltées, ses systèmes de conduit d'eau et d'égout, ses écoles, son hôpital, ses quartiers entiers de maisons inoccupées et son aéroport, sans parler de sa population assez nombreuse, faisaient de la collectivité l'endroit idéal où installer une usine. Celle-ci assurerait la sécurité financière de Stephenville, tandis que les activités de coupe au Labrador pourraient soutenir au-delà de 8000 personnes dans la région de Happy Valley.

Stephenville

En 1967, l'assemblée législative de Terre-Neuve autorisait le gouvernement à entamer des négociations avec Melville Pulp and Paper et Melville Forest Products, deux filiales de Canadian Javelin (l'entreprise de Doyle), en vue de la construction d'une fabrique de carton doublure à Stephenville à un coût estimé de 75 millions de dollars. Pour assurer la viabilité de l'usine, le gouvernement s'est mis en quête d'investisseurs et de marchés internationaux, concluant, l'année même de l'annonce du projet, des ententes avec un groupe de compagnies internationales où figuraient les entreprises françaises ENSA et Ateliers et Forges de la Loire. Une autre entente a été négociée avec une compagnie papetière du Massachussetts pour la commercialisation du produit. Compte tenu des prix élevés du carton sur le marché, on voyait avec optimisme l'exportation vers l'Europe de l'essentiel de la production de la fabrique; Stephenville se trouvant beaucoup plus près des marchés européens que toute autre source de carton doublure en Amérique du Nord, on s'attendait à ce que les coûts de transport soient inférieurs à ceux des autres fabriques.

Les avis techniques demandés par Canadian Javelin lui déconseillaient l'utilisation de barges pour le transport du bois à Stephenville. Se rangeant à cet avis, la compagnie a convenu d'un contrat avec Tennax, une société de transport maritime norvégienne basée en Angleterre, pour l'opération de navires de charge de grande capacité afin de transporter le bois de pulpe du Labrador à l'usine, au prix de 5 $ la corde. John Crosbie, président directeur général de la Labrador Linerboard Ltd., allait toutefois opposer son véto à cette option, en faveur du transport par barges. En conséquence, d'après Smallwood, des milliers de cordes de bois auront été enlevées par les vagues avant d'arriver à Stephenville, causant en partie l'échec du projet. Lorsque le gouvernement a fini par revenir à l'option des navires de charge, le coût du transport du bois s'était envolé, atteignant 19 $ la corde.

Construction

Quatre ans se sont écoulés entre l'annonce des plans pour l'usine et le début de sa construction, peut-être parce que le gouvernement aura eu du mal à convaincre assez d'investisseurs ou un acheteur pour la papeterie. Les travaux ont débuté en 1971, l'année même où les Libéraux de Smallwood étaient défaits aux élections. En janvier 1972, à l'arrivée au pouvoir des Conservateurs de Frank Moores, le coût estimé du projet avait gonflé à 122 millions de dollars. Cette même année, le gouvernement Moores a racheté la fabrique de Canadian Javelin, pour en assumer le contrôle et la désigner société d'état quelques mois plus tard. Achevée en 1973 à un coût total de 155 millions de dollars, l'usine est entrée en production. Son exploitation allait toutefois être semée d'embûches et se révéler un gouffre financier catastrophique. Arrêté pour fraude, Doyle a réussi à s'enfuir au Panama, laissant derrière lui un labyrinthe de prêts gouvernementaux et de transactions internationales. Le contrat plaçait tous les risques et les investissements entre les mains du gouvernement provincial, et tous les profits dans les coffres de Javelin. Au moment des négociations, le gouvernement avait commis une grave erreur en acceptant d'inscrire dans la 1967 Melville Pulp and Paper Ltd. Authorization of Agreement Act (ou Loi 44) une clause non limitative l'autorisant à dépasser les projections financières initiales et à fournir autant de subsides que nécessaire pour l'achèvement du projet.

Faillite de la papeterie

En inaugurant la fabrique en août 1973, Moores a déclaré que les travaux n'auraient probablement pas été entrepris si les Conservateurs avaient été au pouvoir au début du projet. En novembre 1976, le gouvernement chargeait un comité consultatif d'évaluer l'avenir de l'usine. Curieusement, des représentants des deux autres papeteries de la province, Bowater et Price, siégeaient au sein de ce comité. On ne s'étonnera donc pas que son rapport, publié le 22 juillet 1977, ait conclu que l'exploitation d'une fabrique de carton doublure à Stephenville n'était pas rentable à long terme, et que sa fermeture ferait épargner à la province 38,4 millions de dollars sur trois ans et lui éviterait une dette additionnelle de 15 millions de dollars. Le comité recommandait aussi qu'une réouverture de la fabrique se fasse en concertation avec l'une ou l'autre des papeteries existantes. Moins d'un mois plus tard, la papeterie de Stephenville fermait ses portes, jetant au chômage son effectif de quelque 1600 employés, travailleurs en forêt compris.

Jusqu'à cette date, le gouvernement provincial avait investi dans l'entreprise plus de 300 millions de dollars en coûts de construction et en injections ponctuelles de capitaux. Les pertes financières étaient colossales. La firme new-yorkaise Moody's (qui évalue notamment la capacité pour les sociétés de rembourser leurs dettes) mentionne cet éléphant blanc comme un des motifs de la faible notation attribuée à Terre-Neuve. Non seulement cette usine était-elle trop éloignée des marchés, elle l'était aussi de son approvisionnement en bois, le transport des copeaux depuis Goose Bay, trop coûteux, forçant à la hausse le prix du produit fini. Ainsi, en 1975, l'usine a dû refuser des commandes d'Italie, de France et des États-Unis parce que le carton lui coûtait plus cher à produire à Stephenville que le prix du marché dans ces pays.

Quelques mois avant la fermeture, le directeur de l'usine, Howard Ingram, avait démissionné avec fracas, accusant le gouvernement d'avoir mal géré l'entreprise et citant ses politiques d'attribution des terres forestières comme principale cause de la faillite. Plus précisément, Price et Bowater avaient toutes deux bénéficié de baux fonciers exclusifs sur divers secteurs de coupe du bois de l'île; or, un tel traitement de faveur n'a jamais été accordé à Labrador Linerboard, tant sous la gestion de Doyle que sous celle du gouvernement lui-même. Ingram estimait que la Province aurait dû procéder à une nouvelle répartition des droits de coupe pour donner à l'usine de Stephenville une meilleure accessibilité au bois, au lieu de s'entêter à le transborder à prix fort depuis le Labrador. En remettant sa démission, Ingram a rappelé qu'il avait constamment réclamé que la fabrique, pour devenir rentable, soit convertie à la fabrication du papier journal, qui exige deux fois moins de matériaux bruts que le carton.

Une fois la fabrique mise hors service, la province a mené des négociations avec plusieurs compagnies pour la vendre. En décembre 1978, Abitibi Paper Company a payé 43,5 millions de dollars pour la papeterie et ses installations d'expédition et d'accostage; elle s'est aussi assurée de droits sur un meilleur approvisionnement en bois coupé dans l'île, en plus de ses propres tenures forestières. En retour, Abitibi a transformé l'usine pour qu'elle produise 150 000 tonnes de papier journal par an. Les travaux de conversion, qui ont duré 18 mois, ont donné de l'emploi à environ 600 personnes (dont nombre d'ex-employés). La papeterie de Stephenville a rouvert ses portes en septembre 1981 et a été exploitée pendant 25 ans par Abitibi Consolidated, ses opérations normales occupant environ 250 travailleurs. Elle a fermé ses portes à l'automne 2005 pour diverses raisons, notamment le coût élevé de l'électricité.

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