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John C. Doyle

John C. Doyle J.R. Smallwood était toujours à la recherche d'entrepreneurs et de conseillers en mesure de l'aider à réaliser son rêve de diversification et de prospérité économiques. Le personnage le plus haut en couleur parmi eux était probablement John C. Doyle. Né à Chicago en 1915, Doyle s'est rendu dans l'Ouest canadien en tant que vendeur de charbon, puis il s'est établi dans l'Est du pays en 1949. Il a acheté la société Canadian Javelin Foundries and Machine Works Ltd. spécialisée dans la fabrication de poêles. L'entreprise a été réorganisée en 1951 sous le nom de Canadian Javelin Limited et Doyle l'a utilisée comme société de portefeuille pour investir ultérieurement dans d'autres entreprises.

Une opportunité de développement industriel: Minerai de fer près du lac Wabush

Doyle a commencé à s'intéresser aux ressources naturelles de la province en 1952. En route vers la province pour recouvrer une créance importante liée à la vente de charbon, il a eu l'occasion de rencontrer le géologue provincial. Ce dernier lui a appris que dans les environs du lac Wabush, au Labrador, une bande de terrain renfermant des gisements de minerai de fer était sur le point de redevenir propriété gouvernementale - ou, plus précisément, d'être reprise par la Newfoundland and Labrador Corporation (NALCO), une société de développement créée par le gouvernement provincial (et l'économiste Alfred Valdmanis) en 1951. Cette région appartenait initialement à la Labrador Mining and Exploration Company, qui l'a perdue en vertu d'une entente stipulant que la compagnie devait se dessaisir de 10 p. 100 des concessions chaque année.

En juillet 1953, NALCO a octroyé à Doyle et Javelin des concessions qui comprenaient notamment les droits sur une vaste région du Labrador Ouest renfermant des dépôts abondants de minerai de fer. À partir de là, l'histoire devient confuse, mais il semble qu'en septembre 1953, Doyle et Javelin aient acquis une participation majoritaire dans NALCO, avec six sièges au conseil d'administration. Valdmanis a fait de son mieux pour empêcher Javelin de prendre le contrôle complet de NALCO, mais sans succès et malgré le fait que Doyle avait des difficultés financières et que les actions de Javelin avaient été radiées de cote de la Bourse de Montréal. Smallwood s'est finalement rallié à Doyle contre Valdmanis et, en mars 1954, Doyle a reçu 6216 km2 (2400 mi2) d'actions privilégiées de la compagnie NALCO au centre du Labrador. NALCO a été réorganisée de telle façon que la plupart des directeurs devaient être nommés par le gouvernement provincial.

Doyle a dépensé environ 15 millions de dollars pour les travaux d'inspection et de forage effectués dans les environs du lac Wabush. Il a également eu recours à de l'expertise américaine en ingénierie afin de maximiser la valeur économique du gisement et il a œuvré à la création du consortium d'intérêts miniers internationaux connu sous le nom de Wabush Mines. Avant l'ouverture des mines, le supplément du Sunday Times déclarait avec optimisme: « Après Javelin, Terre-Neuve et l'industrie sidérurgique internationale ne seront plus jamais les mêmes. » (Ore, p.25) [Traduction libre] Au milieu des années 1950, Doyle a aussi construit un chemin de fer reliant Wabush à la Côte-Nord du Québec et le Labrador Railway, mais pas avant que le gouvernement de Terre-Neuve ne garantisse une émission d'obligations de 16,5 millions de dollars lui permettant de réaliser ces projets. Cet accès aux fonds publics n'a jamais été concrétisé, mais le processus a tout de même soulevé de sérieuses objections à la Chambre d'assemblée.

Visiblement impressionné par le talent de Doyle pour promouvoir le développement industriel, Smallwood faisait fi de ses stratégies financières douteuses. En fait, le gouvernement a continué d'investir dans les projets de Javelin et, en 1962, la Memorial University lui a décerné un doctorat honorifique, vraisemblablement à cause du don de 500 000 $ qu'il a fait pour une résidence universitaire.

Le plus grand criminel en cravate de Terre-Neuve-et-Labrador

Au début des années 1950, Doyle a fait l'objet d'enquêtes fiscales, et Canadian Javelin a continué d'être radiée de cote de la Bourse à cause de violation des ràgles de sécurité au milieu des années 1950 et dans les années 1960. En 1959, la United States Securities and Exchange Commission (SEC) s'est impliquée à son tour, car des actions de Canadian Javelin étaient échangées massivement aux États-Unis. Les actions n'étant pas enregistrées aux États-Unis, le vendeur (Doyle) était tenu de fournir des informations financiàres détaillées sur la compagnie pour s'y conformer. Doyle a toujours refusé de donner des informations financiàres sur ses entreprises. En 1960, il a été assigné à comparaître à Montréal pour des accusations de vol, conspiration et fraude impliquant la somme de 4 800 000 $ en valeurs minières, mais les accusations ont finalement été abandonnées.

En 1963, la SEC a repris le dossier en main et l'enquêteur principal a émis onze accusations contre Doyle impliquant de la fraude et de la manipulation du marché, ainsi qu'une infraction de responsabilité stricte pour avoir envoyé des actions non enregistrées par la poste à un investisseur. Il a écopé d'une amende de 5000 $ pour ce délit et a été condamné à purger une peine réduite de trois mois d'emprisonnement. Doyle a échappé à la prison pour défaut de comparution et il a quitté le pays le 15 juillet 1965. Il a déclaré par la suite qu'il avait plaidé coupable pour mettre fin à son épreuve, chose qu'il n'aurait jamais faite s'il avait su qu'il pouvait écoper d'une peine de prison. À la fin des années 1960, les percepteurs d'impôts canadiens ont commencé à harceler Doyle pour des réclamations remontant aux vingt dernières années. Il est allé en appel et a réussi à faire réduire ses arriérés d'impôts de 3,4 à 2,6 millions de dollars.

Doyle avait déjà un long passé financier douteux avant d'arriver à Terre-Neuve, mais son incursion désastreuse dans l'industrie du papier est ce dont on se rappelle le plus à son sujet. Smallwood avait toujours rêvé d'ouvrir une troisième usine de pâtes et papiers dans la province et certains documents laissent croire que Doyle y pensait aussi. Toutefois, dans une entrevue accordée au journal The Evening Telegram en 1972, Doyle affirme qu'il n'avait jamais eu la moindre intention de s'impliquer dans l'industrie du papier. «Nous nous sommes engagés dans ce domaine (le carton doublure) uniquement parce que Smallwood n'arrêtait pas de dire qu'il ne pouvait trouver personne d'autre [...]. Il voulait développer notre gisement de minerai. Nous avons dit clairement que nous [Doyle] n'étions pas spécialiste dans le domaine du papier. » (The Evening Telegram, 28 avril 1972) [Traduction libre] Smallwood et Doyle ont fini par s'entendre sur la création d'une entreprise commune : une usine de carton doublure à Stephenville qui utiliserait le bois du Labrador. En 1969, à Goose Bay, la Melville Pulp and Paper Company, une filiale de Javelin, a commencé la récolte de bois à pâte destiné à l'usine de Stephenville.

L'usine de carton doublure a été un projet désastreux. Le coût approximatif du projet - y compris les installations pour le coupage du bois au Labrador, les coûts de transport afférents et l'usine de carton - était d'environ 143,6 millions de dollars. Le gouvernement fédéral a investi 20,1 millions de dollars dans les travaux d'amélioration des installations portuaires et du système hydraulique ainsi qu'en subventions d'encouragement liées au projet. Du capital supplémentaire a aussi été garanti par des banques britanniques, le gouvernement britannique et une institution financière américaine. L'investissement initial de Doyle était de 5,3 millions de dollars seulement, une somme empruntée à une caisse de retraite contrôlée par le syndicat Teamsters Union dirigé par Jimmy Hoffa. Il a finalement fourni un fonds d'exploitation de 11,5 millions de son propre argent, mais seulement après que le gouvernement canadien eut fait part de ses préoccupations concernant son modeste engagement financier.

Le gouvernement provincial a d'abord investi 53 millions de dollars dans le projet, mais il a fait une erreur de jugement fatale en incluant une « clause ouverte » dans la 1967 Melville Pulp and Paper Ltd Authorization of Agreement Act (projet de loi 44). Cette clause autorisait le gouvernement à dépasser les prévisions de financement initiales et de fournir toutes sommes nécessaires à l'achèvement du projet. En 1969, le gouvernement a garanti une somme supplémentaire de 13 260 000 $. Comme les coûts connexes continuaient de grimper, le gouvernement provincial a persisté à vouloir sauver le projet. En novembre 1970, lorsqu'une société d'experts-conseils a signalé un arrêt des travaux de construction à cause d'un problème de financement, le gouvernement de Terre-Neuve a investi 9 millions de dollars le 25 juin 1971 et 6 millions de plus quatre mois plus tard. En 1972, l'entreprise de carton doublure avait coûté au gouvernement de Terre-Neuve environ 122 millions de dollars avant même que l'usine ouvre ses portes. À son arrivée au pouvoir, le gouvernement progressiste-conservateur de Frank Moores a acheté l'usine de Doyle pour la transformer en société d'État.

Le scandale causé par John Doyle et l'usine de carton doublure de Stephenville a peut-être été le plus grand crime économique de toute l'histoire de Terre-Neuve-et-Labrador. Doyle a manipulé les cours boursiers de Javelin afin que la plus grande part des profits aille à la Melville Pulp and Paper Company et à Canadian Javelin et non pas au gouvernement de Terre-Neuve, pourtant actionnaire majoritaire de Javelin. Les actions ««privilégiées » qu'il a créées pour le gouvernement ne généraient pas de dividendes et étaient remboursables à 10 cents chacune pour une valeur totale de 530 000 $, et ce, indépendamment du nombre d'actions ordinaires prenant de la valeur. À terme, cette situation permettait à Doyle d'exercer un pouvoir sur les actionnaires de la compagnie cherchant à se débarrasser de lui, et elle ne procurait aucun avantage financier au gouvernement.

On a signalé que Doyle versait à ses avocats 4 millions de dollars par année afin qu'ils lui épargnent des ennuis. En 1973, il a néanmoins été traduit en justice par la GRC devant la Cour suprême de Terre-Neuve pour 400 inculpations de fraude et d'abus de confiance relatives aux manigances liées à l'usine de carton et il a été amené de force à St. John's. L'usine avait été construite sur l'ancien site de la base des Forces armées américaines, qui comptait deux immeubles évalués à 8,2 millions par le gouvernement provincial. Certains ont prétendu que Doyle les avait achetés pour la modique somme de 250 000 $ par l'entremise de Oliver Vardy, sous-ministre du Développement économique, qu'on a soupçonné d'être gravement impliqué dans les manœuvres suspectes de Doyle.

Une enquête a aussi été faite à propos d'un douteux achat de terrain effectué par Doyle. Le bois nécessaire à l'usine de carton devait être récolté sur deux parcelles de terrain totalisant 55 231 km2 (21 325 mi2) au Labrador. Environ 28 489 km2 (11 000 mi2) appartenaient à NALCO (alors filiale canadienne de Javelin) et les 26 742 km2 (10 325 mi2) restants avaient été achetés par Doyle pour 4 millions de dollars d'une «curieuse compagnie du nom de Société Transshipping inscrite au Liechtenstein... » (Maclean's, p. 36). Doyle avait été accusé précédemment d'avoir fait transiter des actifs de Canadian Javelin d'une valeur de 4,8 millions de dollars par le Liechtenstein. La cour a rejeté cette accusation, mais les doutes soulevés par cette affaire ont conduit la GRC à s'interroger sur l'authenticité de son obtention de droits de coupe. Selon John Crosbie, alors ministre des Finances du gouvernement conservateur, Société Transshipping avait obtenu les droits de coupe gratuitement grâce à une lettre signée en mars 1965 par Joseph Smallwood, premier ministre libéral de l'époque. L'ensemble de cette transaction avait de quoi éveiller les soupçons. Au milieu des années 1960, le nom de Doyle a aussi été relié au scandale de corruption appelé «l'affaire des Six » au Québec. Aucune preuve n'a toutefois été trouvée. Pendant ce temps, Smallwood continuait d'être captivé par Doyle malgré l'arrestation de ce dernier en 1973. Le Time Magazine a écrit avec ironie : « Joey Smallwood a déjà prétendu qu'il rêvait d'avoir 1000 autres John C. Doyle dans la province. Si son rêve se réalisait, Terre-Neuve n'aurait pas suffisamment de salles d'audience pour les accueillir tous. » (Time, p7) [Traduction libre]

Un maître manipulateur

Comment Doyle a-t-il pu s'en tirer pendant toutes ces années ? L'obsession de Smallwood au sujet de la création d'emplois est l'une des principales explications et c'est ce qui a fait de Terre-Neuve une proie facile à exploiter. John Crosbie a qualifié Doyle de « génie diabolique » et de « limace séduisante ». Il a décrit la relation de cet Américain avec le premier ministre Smallwood comme « l'une des histoires les plus sordides dans le monde politique du 20e siècle ». (Globe and Mail, p. 16) [Traduction libre]. En dépit de la complicité de Smallwood, Doyle était un véritable maître manipulateur. Lorsque deux agents du FBI l'ont interrogé à propos de la violation des lois américaines sur les valeurs mobilières, Doyle a « joué de son charme » pour leur vendre des actions dans Canadian Javelin. Doyle a laissé un héritage de transactions internationales et de prêts gouvernementaux incompréhensibles qui ont terni le gouvernement de Terre-Neuve et le Stephenville Linerboard Mill. Toute cette histoire n'a pas encore été résolue. Ses démêlés avec la justice sont une suite d'échappatoires et d'esquives habiles. Doyle a ensuite fait affaire en Amérique du Sud par l'entremise de Canadian Javelin et il a fait la une des journaux jusque dans les années 1980. En 1982, le Bureau des sociétés de régime fédéral du ministère des Services gouvernementaux et des services aux consommateurs a présenté une requête en vue d'annuler sa participation de 14,9 p. 100 dans Javelin, mais Doyle a continué de recevoir un salaire de cette entreprise jusqu'en 1985. Il est mort dans sa maison du Panama (il était considéré comme un fugitif recherché par la justice) le 31 mai 2000 à l'âge de 85 ans.

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