Le gouvernement représentatif : de 1832 à 1855

Au milieu des années 1820, le gouvernement de la marine militaire, qui avait évolué au cours du 18e siècle, a été remplacé par les arrangements constitutionnels habituels des colonies de la Couronne. Le gouverneur, nommé par le gouvernement britannique, administrait la colonie à l'aide de représentants nommés, qui constituaient le conseil exécutif. Ils exerçaient leurs activités dans un cadre juridique établi par le Parlement britannique; toutefois, les règlements locaux étaient adoptés par le gouverneur, et ce sont les tribunaux qui déterminaient souvent le droit coutumier applicable. Il n'existait aucune Assemblée législative.

À la suite des guerres napoléoniennes, la population de Terre-Neuve a augmenté à un point tel que certaines personnes estimaient qu'elle devait être en mesure d'élire des représentants législatifs qui adopteraient les lois locales. Des immigrants comme Patrick Morris et William Carson, qui étaient arrivés de l'Irlande et de l'Écosse respectivement, militaient en faveur d'un gouvernement représentatif, un régime qui existait ailleurs en Amérique du Nord britannique.

William Carson (1770-1843), s.d.
William Carson (1770-1843), s.d.
Carson, un réformiste de Terre-Neuve du 19e siècle, militait pour le gouvernement représentatif.

Artiste inconnu. Avec la permission de la Division des archives (A 23-91), The Rooms, St. John's, T.-N.-L.

Morris et Carson blâmaient une administration britannique « despotique » pour les problèmes rencontrés à Terre-Neuve, et ils estimaient que des institutions représentatives permettraient à la population de jouir d'une plus grande prospérité. Ils ont eu raison de mettre de l'avant le fait que Terre-Neuve méritait un gouvernement représentatif; cependant, ils n'étaient pas sans avoir d'ambitions personnelles. Par ailleurs, un grand nombre des marchands qui dominaient l'économie locale s'opposaient à cette forme de gouvernement, prétendant qu'il faudrait recourir aux impôts pour payer les coûts liés à une Assemblée législative, ce qui augmenterait le coût de production du poisson et nuirait aux affaires. D'autres marchands étaient en faveur du gouvernement représentatif, ne serait-ce que parce qu'une législature locale pouvait empêcher le gouvernement d'augmenter les impôts pour les projets n'avantageant pas la pêcherie.

La loi pour établir le gouvernement représentatif à Terre-Neuve a été proposée devant le Parlement britannique en 1832; cette même année, le droit de vote a été accordé à de nombreux Britanniques et la Chambre des communes a entrepris une réforme. Dans l'esprit de la réforme, le Parti whig (qui favorisait les droits du Parlement contre l'autorité monarchique) voyait l'établissement d'une Assemblée législative à Terre-Neuve comme un élément favorable pour la colonie qui permettrait aux Britanniques de réduire leurs dépenses dans la région. Une élection a été tenue à l'automne 1832, et le nouveau régime a été établi l'année suivante.

Comme c'était le cas dans les autres colonies de l'Amérique du Nord britannique, la législature consistait en une Assemblée élue et un conseil législatif nommé, lequel était formé de personnes désignées par le gouvernement, de titulaires de charge (par exemple, le trésorier colonial et le juge en chef), et d'officiers de l'armée. Les conseils législatif et exécutif étaient principalement composés des mêmes groupes de personnes. Avec le gouverneur, ils formaient ainsi le gouvernement. L'Assemblée élue, qui détenait 15 sièges et représentait 10 circonscriptions, pouvait cependant exercer un certain pouvoir, car il était essentiel qu'elle approuve la législation, y compris les mesures concernant les finances de la colonie. La grande majorité des hommes avaient le droit de voter et de se présenter à une élection. Par contre, les femmes n'ont pas été autorisées à voter ni à siéger à l'Assemblée législative avant les années 1920.

En théorie, cette version coloniale de la constitution britannique avait ce qu'il fallait pour assurer une législation judicieuse, selon les réformistes britanniques. Cela n'a toutefois pas été le cas pour aucune des colonies de l'Amérique du Nord britannique. Les membres de l'Assemblée élue ont bien sûr demandé plus de pouvoir, car ils estimaient former le « vrai » gouvernement étant donné qu'ils représentaient le peuple. Les membres du conseil, qui craignaient la « loi de la rue », ne voulaient céder en rien et s'élevaient contre les mesures susceptibles de nuire à leurs intérêts.

Les divisions et les tensions politiques

Compte tenu de la composition de la société terre-neuvienne, des questions se posaient quant à l'aspect pratique de cette forme de gouvernement. Il n'y avait pas de grands propriétaires fonciers, ni même de classe moyenne dans la colonie (des groupes instruits et indépendants financièrement qui dominaient la Chambre des communes réformée de Grande Bretagne, et qui agissaient vraisemblablement au mieux des intérêts du pays). La plupart des hommes de Terre-Neuve étaient soit des pêcheurs, soit des marchands. Souvent, les pêcheurs étaient illettrés ou très peu instruits; ainsi, selon l'office des colonies, ils n'étaient pas en mesure de jouer un rôle au sein du gouvernement. Les marchands effectuaient habituellement de courts séjours dans la colonie et retournaient la plupart du temps en Grande Bretagne lorsqu'ils avaient fait assez d'argent ou qu'ils avaient tout perdu, et on ne pouvait pas s'attendre à ce qu'ils donnent leur appui à des travaux et des services publics nécessitant une augmentation des impôts.

Étant donné les divisions au sein de la société terre-neuvienne et la nature de la constitution, des altercations majeures entre l'Assemblée et le conseil sont rapidement apparues, comme c'était le cas dans les autres colonies. Ces difficultés étaient exacerbées par le fait que les membres du conseil appartenaient pratiquement toujours à l'Église anglicane, tandis que l'Assemblée comptait un grand nombre de catholiques, de méthodistes, et de personnes faisant partie d'autres Églises dissidentes. Le contrôle du pouvoir et le favoritisme politique des anglicans déplaisaient beaucoup aux membres de confession différente. C'était en effet le cas des catholiques irlandais, qui comptaient de nombreux nouveaux arrivants, et pour qui la lutte pour l'émancipation des catholiques (reconnue en 1829) contre le gouvernement britannique était toujours d'actualité. La religion et l'ethnicité étaient des facteurs aussi importants que la classe dans la politique de Terre-Neuve de l'époque.

Michael Fleming, un évêque catholique, était lui même venu d'Irlande, et il poursuivait un idéal de « nationalisme irlandais ». Il se voyait comme le dirigeant de la communauté irlandaise et ne se gênait pas pour critiquer l'institution britannique, comme le faisait son ami Daniel O'Connell en Irlande, surtout depuis qu'il se sentait menacé par les efforts des anglicans pour contrer l'influence croissante du catholicisme.

Même si des Tories (les partisans du gouverneur et du conseil) étaient élus à l'Assemblée, ils furent rapidement dominés par les réformistes (connus sous le nom de libéraux par la suite). La plupart des réformistes étaient des catholiques ou des méthodistes qui cherchaient à obtenir plus de pouvoir et d'influence. Pendant les premières années, les réformistes ont lutté contre le conseil pour exercer un contrôle sur les dépenses et les nominations du gouvernement. Le conflit a été répandu par les éditoriaux enflammés des journaux, et des actions ont été intentées contre les membres des deux camps, lesquels se détestaient de plus en plus. Ces poursuites en justice ont aggravé les tensions entre les militants de chaque côté. L'évêque Fleming est intervenu afin de faire élire certains hommes, ce qui a laissé croire aux Tories que l'Assemblée serait dominée par un parti composé de prêtres. Le rédacteur en chef protestant Henry Winton s'est engagé dans une lutte pour contrer l'influence des prêtres dans la vie politique, tandis que le juge en chef Henry Boulton a milité activement et farouchement contre les réformistes.

Le juge en chef Henry Boulton (1790-1870), s.d.
Le juge en chef Henry Boulton (1790-1870), s.d.
Boulton n'était pas un partisan du parti réformiste.
Tiré de A History of Newfoundland from the English, Colonial, and Foreign Records, de D.W. Prowse, Londres : Eyre and Spottiswoode, 1895, p. 434.

La vie politique était tumultueuse à l'intérieur et à l'extérieur de la législature. Étant donné qu'il n'y avait pas de scrutin secret, les électeurs devaient exprimer leur position dans les bureaux de vote, ce qui pouvait entraîner des actes de violence et d'intimidation. Les soldats ont dû intervenir à maintes reprises lorsque des foules en colère s'affrontaient pendant les élections. Lors d'un incident célèbre, en 1835, Winton a été agressé par des hommes masqués qui lui ont mutilé les oreilles en représailles à ses éditoriaux engagés. Les séances de l'Assemblée étaient dominées par des questions de privilège, et dans certaines situations extrêmes, les réformistes ont essayé de faire emprisonner les personnes qui ne reconnaissaient pas l'autorité de l'Assemblée. Souvent, le conseil législatif refusait d'approuver les lois qui empiétaient sur ses droits, ou le gouverneur refusait de les signer. Malgré le tumulte, des lois utiles ont été adoptées, et à l'extérieur des milieux politiques, la grande majorité des gens menaient une vie normale.

Fondée en 1840, la Newfoundland Natives' Society a tenté de faire disparaître les divisions profondes caractérisant la société et la vie publique de Terre-Neuve. La société voulait promouvoir les carrières et les intérêts des Terre-Neuviens nés au pays, peu importe leur origine ethnique ou leur appartenance religieuse. Les Terre-Neuviens catholiques nés au pays qui s'opposaient à l'influence de Fleming étaient en mesure de travailler avec les réformistes protestants. Cela marqua l'arrivée d'un phénomène nouveau à Terre-Neuve : le nationalisme. À partir de ce moment, il a été possible d'unir les Terre-Neuviens autour de l'idéologie nationaliste, bien que ce n'ait pas toujours été facile. Il s'agissait d'un petit mouvement qui représentait néanmoins une avancée majeure.

La désillusion et la fusion des pouvoirs législatifs

En1836, les marchands protestants et leurs alliés du gouvernement ont compris qu'ils ne seraient pas en mesure de contrôler l'Assemblée, laquelle serait toujours constituée d'une majorité de réformistes. En conséquence, la plupart des marchands ont décidé de ne pas se présenter à l'élection, ont abandonné la politique, et ont laissé le soin au conseil législatif de s'opposer aux mesures qui ne seraient pas avantageuses pour eux. Un grand nombre d'entre eux s'étaient par ailleurs opposés au gouvernement local dès le début. Le pouvoir et les activités des libéraux, et l'augmentation des dépenses du gouvernement semblaient confirmer leurs pires craintes.

L'office des colonies n'était pas prêt à abolir le gouvernement représentatif; cependant, il avait commencé à envisager des façons de mettre fin au conflit permanent entre l'Assemblée élue et le conseil dont les membres étaient nommés. Entre 1842 et 1848, l'office des colonies a donc tenté une nouvelle expérience de gouvernement représentatif en fusionnant les pouvoirs législatifs. L'Assemblée et le conseil ont en effet été fusionnés, et la nouvelle Assemblée ainsi formée était composée de membres élus et de membres nommés qui siégeaient à la même Chambre. Les deux groupes ont dû travailler ensemble, mais l'expérience ne les a pas unis dans la défense de leurs intérêts communs; ainsi, étant donné que l'expérience était temporaire, les luttes politiques qui ont rendu la première décennie du gouvernement représentatif si difficile n'ont connu qu'une courte période de calme.

En outre, la fusion des pouvoirs législatifs a pu se faire grâce au savoir-faire politique du nouveau gouverneur, sir John Harvey. Lorsque son mandat a pris fin, le retour des politiques du parti a rendu la gouvernance bien difficile à son successeur, surtout que l'attention se focalisait maintenant sur le concept de gouvernement responsable. Cette réforme du gouvernement colonial tirait son origine des problèmes rencontrés ailleurs en Amérique du Nord britannique et s'apparente beaucoup aux pratiques qui avaient cours en Grande Bretagne, et demeure à la base de la constitution en place aujourd'hui. Fondamentalement, le conseil exécutif, qu'on appelle le cabinet, devait être formé par les membres du parti politique qui détenait le plus de sièges à l'Assemblée. Le chef de ce parti était le premier ministre.

Sir John Harvey (1778-1852), s.d.
Sir John Harvey (1778-1852), s.d.
Harvey, qui a été le gouverneur de Terre-Neuve de 1841 à 1846, était en partie responsable de la constitution révisée qui a fusionné les deux Chambres de la législature.

Artiste inconnu. Avec la permission de la Division des archives (VA 27-39a), The Rooms, St. John's, T.-N.-L.

La campagne en faveur du gouvernement responsable a été lancée par une coalition de réformistes formée de catholiques et de méthodistes, et de certaines personnes nées au pays. Ils estimaient que Terre-Neuve devait jouir du même statut constitutionnel que les autres colonies à qui avait été accordé un gouvernement responsable à la fin des années 1840, et que ce sont des Terre-Neuviens élus, et non des personnes nommées par la Couronne, qui devaient adopter les politiques gouvernementales. Les Tories et leurs alliés, tous protestants, s'opposaient à eux, et craignaient la perte de postes et la constitution d'un gouvernement réformiste (libéral) dominé par des catholiques menés par leur évêque.

Ces tensions ont été révélées au grand jour en 1848, lorsque l'expérience de fusion des pouvoirs législatifs a été terminée et que l'ancienne constitution a été rétablie. Il y a eu d'autres conflits déclarés et douloureux au sujet du favoritisme politique et de la gestion du système scolaire confessionnel, qui a par la suite isolé la communauté anglicane des communautés catholiques et méthodistes. En 1854, après des années de dispute, de délégation rivale à Londres et d'impasse législative, le gouvernement britannique a affirmé qu'il n'existait pas de raison valable de ne pas accorder le gouvernement responsable à Terre-Neuve, surtout qu'un tel gouvernement était déjà en place dans les autres colonies de l'Amérique du Nord britannique. Le système a été en place jusqu'en 1934.

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