Les années Smallwood de 1949 à 1972

Le gouvernement responsable qui entre en fonction à Terre-Neuve et au Labrador un peu avant minuit le 31 mars 1949 est légèrement différent de celui qui existait avant 1934. Il marque l'entrée d'une nouvelle province dans la fédération canadienne. Il est essentiellement le même de nos jours.

Ce n'est plus un gouverneur, désigné par le gouvernement britannique, qui représente la Couronne, mais bien un lieutenant-gouverneur nommé par le gouvernement canadien. Le seul organe législatif en fonction est la Chambre d'assemblée depuis l'abrogation du conseil législatif en1949. Le chef du parti politique ayant la majorité en chambre devient le premier ministre. Il choisit ensuite les membres de son cabinet ou conseil exécutif. Le gouvernement reste au pouvoir pendant quatre ans ou jusqu'au déclenchement d'une élection s'il y a dissolution de la Chambre d'assemblée. La population de la province s'exprime sur les politiques fédérales en préparation par l'entremise de sept représentants à la Chambre des communes, de sept sénateurs et, selon l'usage, d'au moins un Terre-Neuvien nommé au cabinet fédéral.

Conditions de l'union

Les Conditions de l'union entre le Canada et la nouvelle province de Terre-Neuve s'inspirent de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique de 1867. Elles précisent les domaines de compétence du gouvernement fédéral et du gouvernement provincial. Ainsi, la pêche, le droit criminel et le système bancaire relèvent du fédéral. Les soins de santé, les services sociaux et l'éducation sont de compétence provinciale, car leur administration n'a aucune incidence sur les autres provinces.

Au fil des ans, le partage des compétences suscite des désaccords entre les deux ordres de gouvernement. La propriété des ressources naturelles sur le plateau continental en est un exemple. L'effondrement de la pêche à la morue dans les années 1990 convainc les Terre-Neuviens et les Labradoriens de la nécessité de gérer eux-mêmes les ressources maritimes. Si certains enjeux constituent une source constante d'irritation, les accords financiers prévus dans les Conditions de l'union demeurent la principale faille du projet. Le gouvernement de Terre-Neuve et du Labrador tirait la majorité de ses recettes des droits de douane avant de se joindre à la fédération canadienne. Après 1949, cette assiette fiscale, tout comme celles de l'impôt sur le revenu, appartient désormais au fédéral. C'est pourtant à la province que sont confiés la santé, l'éducation et les services sociaux, les postes budgétaires les plus lourds. Ces contraintes fiscales ne font donc qu'aggraver le problème. La nouvelle province génère difficilement des recettes suffisantes pour assurer le fonctionnement du gouvernement.

Lors des négociations, les deux parties constatent l'importance du problème et tentent d'y remédier. D'abord, pendant huit ans, la province touchera une subvention spéciale. Elle aura ainsi tout le loisir de façonner sa capacité d'imposition sur celles des provinces maritimes. Une commission royale réévaluera cette subvention en vertu de la 29e condition ou clause du document de l'union. Ensuite, le fédéral lui octroiera des paiements de transfert selon la formule en vigueur dans le reste du pays. Ces paiements représentent une tranche substantielle du revenu de la province et provoquent un malaise dans la population. Même avec l'ajout des montants d'Ottawa, les recettes ne comblent habituellement pas les dépenses engagées.

Le gouvernement libéral de J. R. Smallwood

Le gouvernement fédéral nomme un lieutenant-gouverneur, sir Albert Walsh, le jour de l'entrée dans la Confédération. Il demande ensuite à Joseph R. Smallwood de former un gouvernement intérimaire jusqu'à la tenue de la première élection provinciale. Ce dernier avait dirigé la campagne favorable à la Confédération et participé aux négociations des Conditions de l'union. Il met rapidement sur pied une aile provinciale du Parti libéral du Canada et en devient le chef. Le grand frère fédéral détient d'ailleurs la majorité des sièges à Ottawa. Les adversaires de la Confédération s'allient au Parti progressiste-conservateur du Canada. Le troisième parti politique fédéral, le Commonwealth Co-operative Federation (plus tard le Nouveau Parti démocratique) ne parvient pas à s'implanter.

Joseph R. Smallwood (1900-1991), s.d.
Joseph R. Smallwood (1900-1991), s.d.
Joseph R. Smallwood dirige la campagne favorable à la Confédération et participe aux négociations des Conditions de l'union.
Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Collection J. R. Smallwood 075, 5.05.061), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

À titre de premier ministre, J. R. Smallwood bénéficie de nombreux avantages lors de sa campagne électorale. Il s'accorde le mérite des paiements de transfert fédéral individuels auprès des Terre-neuviens et Labradoriens, comme les prestations pour enfant et les pensions de vieillesse. La plupart des candidats du Parti conservateur qui ont rejeté l'union semblent défendre une cause déjà perdue. À l'exception de la péninsule d'Avalon et du Labrador, les libéraux triomphent dans les circonscriptions sympathiques à l'union aux deux référendums de 1948. Les conservateurs remportent donc des sièges dans les bastions anti-Confédération de St. John's et de la péninsule d'Avalon. L'appui des régions rurales aux libéraux et le soutien de St. John's et de sa région aux conservateurs se confirment au cours des élections suivantes et gardent le gouvernement Smallwood au pouvoir pendant 22 ans.

Modernisation et industrialisation

J. R. Smallwood entend favoriser une économie édifiée sur l'industrialisation. Il invite donc les investisseurs étrangers à contribuer au développement de nouveaux secteurs industriels. Dans les années 1950, le gouvernement incite des entrepreneurs allemands à ouvrir des usines dans la province. Il compte sur les relations du directeur du Développement économique, Alfred Valdmanis, qui est originaire de la Lettonie. Malgré la collaboration du gouvernement, peu d'usines voient le jour. De son côté, Alfred Valdmanis avoue avoir quémandé des pots-de-vin auprès d'investisseurs potentiels. Ces échecs et la corruption entament gravement la réputation de J. R. Smallwood. Malgré cela, des projets de plus grande envergure, espère-t-il, stimuleront le développement industriel. Toutefois, le soutien de son gouvernement à l'ouverture d'une troisième usine de pâtes et papiers à Stephenville et d'une raffinerie à Come By Chance coûte très cher aux contribuables sans donner les résultats escomptés. Il en va de même du gigantesque projet hydroélectrique de Churchill Falls au Labrador. Rapidement, en effet, il est clair qu'en vertu du contrat de vente à long terme qui a été signé, Hydro-Québec, la société d'État du Québec, touchera la majorité des profits.

Churchill Falls, vers 1980
Churchill Falls, vers 1980
On observe ici le résultat de la dérivation presque complète de l'eau des chutes vers la centrale hydroélectrique.
Avec la permission de Brian C. Bursey. Tiré de Exploring Labrador, de Brian C. Bursey, Harry Cuff Publications, St. John's, T.-N.-L., 1991, p. 33. Tirage.

Le gouvernement libéral investit aussi énormément dans les infrastructures, notamment le réseau routier, le réseau scolaire, les hôpitaux et l'électrification. Il veut « moderniser » la province. Ces investissements sont plus que nécessaires et améliorent la qualité de vie des habitants. Désireux d'offrir des services convenables à la population, le gouvernement met en place des programmes de relocalisation qui soulèvent la controverse. Il s'agit ici de déplacer les habitants d'un village éloigné vers un centre de croissance. Les gens pourront alors y trouver du travail sur les chalutiers et dans les usines de transformation du poisson associées à l'industrialisation de la pêche. Toutefois, les centres de croissance tiennent peu souvent leurs promesses. De plus, nombreux sont ceux qui acceptent mal la manière dont le gouvernement oblige les citoyens à abandonner leur collectivité.

Port Elizabeth, baie Placentia, vers 1980
Port Elizabeth, baie Placentia, vers 1980
Entre 1969 et 1971, après une baisse démographique prolongée, les dernières familles sont relocalisées à Red Harbour et d'autres collectivités de la péninsule de Burin.
Avec la permission de Brian C. Bursey. Tiré de Exploring Labrador, de Brian C. Bursey, Harry Cuff Publications, St. John's, T.-N.-L., 1991, p. 17. Tirage.

Vers la fin des années 1950, le gouvernement est confronté à sa première véritable tempête politique. J. R. Smallwood, qui s'est toujours déclaré de tendance socialiste, s'en prend durement au syndicat International Woodworkers of America, qui s'occupe de syndiquer les ouvriers forestiers travaillant dans la région centrale de l'île de Terre-Neuve. Cet organisme avait soutenu la grève de ces derniers pour l'obtention d'une hausse salariale et de meilleures conditions de travail. La campagne du premier ministre contre le syndicat connaît un certain succès, mais le gouvernement conservateur à Ottawa ne tient guère à expédier des renforts policiers. Une farouche guerre des mots s'engage entre les deux gouvernements. La réputation d'ami de la classe ouvrière dont jouissait J. R. Smallwood s'éteint. Cette querelle se déroule sur fond de révision de la situation financière de la province, comme prévu dans les Conditions de l'union. Le gouvernement provincial s'indigne que le montant versé soit très inférieur à celui attendu. La mésentente est profonde. Elle indique également les insuccès de J. R. Smallwood à toujours soutirer d'Ottawa un généreux financement.

Malgré tous ces problèmes, J. R. Smallwood reste le maître de l'arène politique dans les années 1950 et 1960. Il choisit les candidats libéraux des circonscriptions et, plus que probablement, les représentants de la province à Ottawa. Il exploite avantageusement le favoritisme politique. Il ne supporte aucune voix dissidente au sein de son cabinet. Il a la haute main sur le gouvernement, qu'il appelle d'ailleurs une démocrature (régime qui oscille entre démocratie et dictature). Ses opposants, des députés libéraux mécontents et les membres d'autres partis, se révèlent incapables de réagir.

Évolution de la scène politique de 1968 à 1972

Vers la fin des années 1960 s'amorce une mutation de la scène politique. À la Chambre d'assemblée, le Parti conservateur est impuissant. Le premier ministre bâillonne les dissidents de son parti. La presse et le monde universitaire se révèlent le véritable parti d'opposition. Un ancien allié de J. R. Smallwood, Harold Horwood, se montre sans merci lorsqu'il fait le procès de sa stratégie de développement dans le quotidien Evening Telegram de St. John's. Dans la rubrique satirique du même quotidien, Ray Guy se moque allégrement de Smallwood et de son cabinet. Il demande aux habitants de la province de n'oublier ni leurs traditions ni leur identité propre. Il transforme Smallwood en personnage comique qui n'est plus à craindre. Ces rubriques poussent une nouvelle classe politique à lutter contre l'emprise du premier ministre sur le gouvernement. Ces railleries plaisent à une génération qui n'a pas connu les querelles entourant l'entrée dans la fédération canadienne. Ce segment de la population se préoccupe davantage à l'aspect identitaire de la dualité Canada-Terre-Neuve. Le corps professoral de l'université Memorial condamne les programmes de relocalisation qui, à son avis, ne sont que des mesures d'ingénierie sociale maladroites. Pour leur part, une bonne partie des étudiants se tourne vers le Parti conservateur en espérant de sa part un changement politique et générationnel.

J. R. Smallwood tente de revigorer son parti en attirant dans son cabinet des hommes plus jeunes et très talentueux, entre autres John Crosbie, Clyde Wells et Edward Roberts. Cependant, fort peu d'entre eux restent au cabinet très longtemps sous la gouverne rigide du premier ministre. Les ratés que connaît son programme de développement économique coûtent des sièges aux députés libéraux à l'élection fédérale de 1968. Lors d'une élection partielle dans la circonscription de Gander, J. R. Smallwood annonce qu'il prend sa retraite en 1969. Il est toutefois incapable de céder sa place surtout au meneur, John Crosbie, qui avait quitté le caucus plus tôt. Il se lance alors dans une course à la direction de son parti. La campagne est très acrimonieuse. Elle dresse les uns contre les autres les partisans du renouveau de John Crosbie et les fidèles de l'ère Smallwood. Ce dernier crie victoire au congrès du parti, mais de nombreux libéraux l'abandonnent pour le Parti conservateur.

John C. Crosbie, 1966
John C. Crosbie, 1966
John Crosbie se porte candidat au poste de chef du Parti libéral contre J. R. Smallwood en 1969. C'est l'affrontement entre les partisans du renouveau de John Crosbie et les fidèles de l'ère Smallwood.
Photo de Garland Studio. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Collection J. R. Smallwood 075, 5.05.354), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

À cette époque, le Parti progressiste-conservateur s'avère le véritable parti du changement. Il n'est plus entaché par l'étiquette anti-Confédération. Des candidats compétents aux références irréprochables, tels John Crosbie et Frank Moores, se joignent au parti. Le parti d'opposition pourrait donc réellement mettre fin à la domination du Parti libéral.

L'élection provinciale de 1971 donne lieu à une lutte acharnée entre le premier ministre et ceux désireux de l'expulser de son poste. Les résultats du scrutin sont ambigus et remis en question. Le Parti conservateur remporte 21 sièges et le Parti libéral, 20. Un député indépendant est également élu. J. R. Smallwood refuse de démissionner pendant le dépouillement judiciaire. La possibilité de transfuges lui permettrait de conserver son poste. En 1972, une autre élection accorde clairement la majorité des sièges au Parti conservateur dirigé par Frank Moores. J. R. Smallwood tente un retour en politique en 1975, mais son emprise personnelle n'est plus.

J. R. Smallwood est le personnage influent de la scène politique provinciale au 20e siècle. Il consolide son autorité en exploitant les liens étroits qu'il entretient avec le gouvernement libéral fédéral. Il tire ainsi profit du favoritisme politique tant aux ordres fédéral que provincial. Cependant lorsque le Parti conservateur prend les rênes du pouvoir au fédéral en 1957, il n'est plus en mesure de présenter comme siens les programmes financés par Ottawa. Les nouveaux aspirants au pouvoir n'ont pas l'intention de se croiser les bras pendant qu'il exerce son hégémonie. Entre 1968 et 1972, le changement de génération politique transforme également la manière de faire de la politique à Terre-Neuve et au Labrador.

English version

Vidéo : Resettlement (en anglais seulement)