Le gouvernement Moores (1972-1979)

En 1972, l'élection d'un gouvernement progressiste-conservateur dirigé par Frank Moores a marqué un point tournant dans la politique de Terre-Neuve-et-Labrador. Souhaitant se distancier du style de leadership autoritaire, des plans de relocalisation et de la politique d'industrialisation de Joseph Smallwood, le nouveau gouvernement a promis d'être plus démocratique et responsable, de promouvoir l'aménagement rural et de gérer plus efficacement les ressources naturelles de la province.

Frank Moores (1933-2005), s.d.
Frank Moores (1933-2005), s.d.
Frank Moores a été premier ministre de Terre-Neuve-et-Labrador de 1972 à 1979.
Photographie : Valerie Lilly Studios. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Collection - 75, 5.04.840), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Bien qu'elle soit parvenue à implanter des politiques gouvernementales plus transparentes et à répartir le pouvoir plus équitablement entre les représentants élus, l'administration Moores a apporté peu de changements dans l'ensemble de la stratégie économique de la province. Le gouvernement a continué d'investir une quantité considérable de fonds publics dans des développements industriels de grande envergure tout en accordant, comparativement, peu de soutien à l'industrie de la pêche et au développement rural. Les problèmes socio-économiques se sont aggravés dans les années 1970 en raison de la hausse du chômage et de la dette publique.

Les réformes politiques

Les conservateurs de Moores ont adopté une série de réformes politiques visant à rendre le gouvernement plus transparent et plus responsable afin de distancier la nouvelle administration de la « dictature démocratique » de Smallwood, comme ce dernier se plaisait lui-même à la décrire. La première de ces réformes a été la Loi sur les conflits d'intérêt adoptée en 1973. Terre-Neuve a été la première province canadienne à se doter d'une telle loi. Celle-ci stipulait que les représentants élus et les hauts fonctionnaires devaient rendre publics tous leurs investissements et relations qui pourraient influer sur l'accomplissement de leurs devoirs officiels. Cette loi interdisait aussi aux députés à la Chambre d'assemblée de participer au vote ou aux discussions concernant les questions susceptibles de les placer en position de conflit d'intérêt.

Le gouvernement a instauré une période de questions quotidienne, une pratique qui existait déjà dans la plupart des autres assemblées législatives du pays. La période de questions augmentait la responsabilité politique du gouvernement en donnant aux partis de l'opposition l'opportunité de demander au premier ministre et au cabinet d'expliquer publiquement leurs politiques et leurs décisions.

Le pouvoir, qui était concentré au bureau du premier ministre à l'époque de Smallwood, était désormais mieux réparti entre les membres du cabinet. Les ministres jouissaient d'une plus grande indépendance et d'un meilleur contrôle sur leurs ministères que par le passé, et un comité de planification et des priorités composé de ministres de premier plan a été établi afin d'élaborer et de passer en revue une politique concernant la mise en valeur des ressources, les services gouvernementaux et les programmes sociaux. En 1975, le gouvernement a créé un poste d'ombudsman indépendant et non partisan afin d'enquêter sur les plaintes logées par les citoyens de la province qui estimaient avoir été traités injustement par les agences ou les ministères gouvernementaux.

John C. Crosbie
John C. Crosbie, 1966
John Crosbie a été ministre des Finances et des Pêches au sein du gouvernement Moores. Dans son autobiographie, il a écrit que « Frank Moores était complètement différent de Joey Smallwood. […] Il encourageait la discussion et les débats parmi les membres du cabinet. »
Photographie de Garland Studio. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Collection J.R. Smallwood 075, 5.05.354), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Le style de leadership de Moores a donné un ton nouveau à la politique provinciale. John Crosbie, un ministre du cabinet Moores, a écrit dans son autobiographie que « Frank Moores était complètement différent de Joey Smallwood. […] Il encourageait la discussion et les débats parmi les membres du cabinet. Intéressant, amical et expansif, Frank était toujours enthousiaste à l'idée de déléguer son autorité. » [Traduction libre] Selon le journaliste Rex Murphy, « Moores considérait son poste de premier ministre comme un emploi tandis que Smallwood se sentait en quelque sorte lié à la destinée de Terre-Neuve ». [Traduction libre]

Les projets d'industrialisation

Pendant sa réforme politique, l'administration Moores a eu peu d'impact économique positif sur l'économie. Elle consacrait la plus grande partie de son temps et de ses ressources aux projets industriels inachevés – et finalement infructueux – de Smallwood au lieu de se concentrer sur la restauration de l'industrie de la pêche et le développement rural.

Le gouvernement a passé beaucoup de temps à tenter de renégocier la vente de l'électricité de Churchill Falls à Hydro-Québec, mais il n'a pas obtenu le succès escompté. En 1974, dans l'espoir de développer le potentiel hydroélectrique du Bas-Churchill, il a versé 160 millions de dollars à la British Newfoundland Corporation (BRINCO) pour racheter ses droits sur les eaux du Labrador et obtenir une participation majoritaire dans la Churchill Falls (Labrador) Corporation. Les efforts déployés par la suite afin de construire une ligne de transmission à travers le Québec – ce qui lui aurait permis d'atteindre les lucratifs marchés nord-américains – ont échoué et le développement du Bas-Churchill n'a pas eu lieu.

Churchill Falls, vers les années 1980
Churchill Falls, vers les années 1980
Le gouvernement Moores a passé beaucoup de temps à tenter de renégocier la vente de l'électricité de Churchill Falls à Hydro-Québec, mais il n'a pas obtenu le succès escompté.
Photographie reproduite avec la permission de Brian C. Bursey. Tirée de Exploring Labrador de Brian C. Bursey, Harry Cuff Publications, St. John's, T.-N.-L., 1991, p. 33. Imprimé.

L'usine de carton doublure de Smallwood située à Stephenville épuisait aussi l'argent et les ressources du gouvernement. Lorsque Moores est entré en fonction en 1972, le coût prévu pour l'usine était passé de 75 millions à 122 millions de dollars, et les garanties gouvernementales avaient plus que doublé en passant de 53 millions à 110 millions de dollars. En 1976, l'usine perdait 100 $ pour chaque tonne de carton doublure produite et elle avait besoin des octrois gouvernementaux pour se maintenir à flot. En août 1977, la province a fermé l'usine alors gérée par la société d'État Labrador Linerboard Limited, puis elle l'a vendu à la société Abitibi-Price l'année suivante pour la somme de 43,5 millions de dollars.

La raffinerie de pétrole de Come By Chance, propriété de l'industriel américain John Shaheen, était un troisième mégaprojet en difficulté. Comme l'usine de carton, elle recevait des millions de dollars en emprunts d'État, dont 60 millions des conservateurs de Frank Moores en 1975. La raffinerie avait commencé à perdre de l'argent immédiatement après son ouverture en 1973 et elle a déclaré faillite trois ans plus tard, mettant à pied 500 travailleurs et travailleuses. La raffinerie avait une dette de 42 millions de dollars envers le gouvernement au moment d'être déclarée insolvable.

Le développement rural

Pendant que de grands projets industriels monopolisaient l'attention et le budget du gouvernement, d'autres secteurs économiques étaient négligés. Les conservateurs n'ont pas réussi à tenir leur promesse de venir en aide aux régions rurales puisqu'ils n'ont consacré que de 5 à 10 % des dépenses publiques à l'industrie de la pêche, à l'agriculture, à la foresterie, au tourisme et au développement rural. Bien que le gouvernement Moores ait dénoncé les plans de relocalisation de Smallwood, il a déployé peu d'efforts pour empêcher l'exode des populations rurales vers les centres urbains.

L'industrie de la pêche a connu des difficultés pendant la plus grande partie des années 1970, notamment à cause de la surexploitation. En 1977, afin de protéger les stocks épuisés, le gouvernement fédéral a étendu la zone de pêche canadienne à 200 milles marins (370 km) des côtes, elle qui était établie à 12 milles marins (22 km) jusque-là. Cette décision a été fortement appuyée par la province. Malgré cette décision importante, Ottawa n'a pas réussi à réguler adéquatement les effectifs de pêcheurs travaillant dans ses eaux, tandis que la province a permis l'exploitation d'un trop grand nombre d'usines spécialisées dans le traitement du poisson. Cette surcapacité a entraîné une saturation des marchés, de faibles revenus et un épuisement constant des stocks.

Des travailleurs d'une usine de traitement de poisson à St. John's, en 1978
Des travailleurs d'une usine de traitement de poisson à St. John's, en 1978
L'industrie de la pêche a souffert de la surcapacité dans les années 1970. Ottawa n'a pas réussi à réguler adéquatement les effectifs de pêcheurs travaillant dans les eaux du large et la province a permis l'exploitation d'un trop grand nombre d'usines spécialisées dans le traitement du poisson.
Photographie reproduite avec la permission du ministère du Commerce et de la Technologie, Gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador. ©1978.

Le chômage a été un problème constant pendant les années Moores, exacerbé par la hausse du taux de natalité (amorcée à la fin des années 1940). En 1970, le gouvernement estimait qu'il devrait créer annuellement de 3000 à 4000 nouveaux emplois pour accommoder cette main-d'œuvre en pleine expansion. Au cours de ses cinq premières années au pouvoir, l'administration Moores a fait passer le nombre de fonctionnaires de 7600 à 9300. En 1977, la province dépensait plus d'argent pour les salaires qu'il n'en recevait en revenus fiscaux. Au même moment, le taux de chômage atteignait 34 % (environ 82 000 personnes). Pour payer les salaires, la réalisation des projets industriels et les autres coûts, la province comptait sur des prêts ainsi que sur les paiements de transfert fédéraux. Au moment où Moores a quitté ses fonctions en 1979, la dette provinciale était d'environ 2,6 milliards de dollars alors qu'elle était de 970 millions de dollars en 1972.

En 1977, une Commission populaire sur le chômage a imputé les problèmes socio-économiques de la province au sous-développement et à la mauvaise administration de ses ressources par les gouvernements fédéral et provincial. « Nos ressources naturelles et humaines sont désormais le combustible qui alimente le développement de quelqu'un d'autre, a affirmé la Commission. Notre pouvoir hydraulique permet à Hydro-Québec d'avoir une position plus favorable sur les marchés obligataires de New York tandis que nous subissons l'humiliation d'avoir la cote de crédit le plus faible au Canada. Notre minerai de fer crée des emplois dans le secteur manufacturier du sud de l'Ontario tandis que nous payons les prix les plus élevés au Canada pour acheter les automobiles construites en partie avec notre propre fer. Nos poissons sont transportés, à l'état brut, vers les marchés américains, où plusieurs emplois sont créés dans la transformation et l'emballage de la ressource. L'argent des contribuables dépensé pour les moyens éducatifs et les compétences spécialisées de nos gens se traduit en fait par un investissement dans l'économie de l'Ontario ou de l'Alberta, et ce, pendant que nos travailleurs sont forcés d'émigrer parce qu'il n'y a pas d'emplois chez nous. » [Traduction libre]

Une lueur d'espoir grâce au pétrole

L'exploitation pétrolière en mer a apporté une lueur d'espoir dans le domaine des perspectives économiques de la province. Dans les années 1970, de nombreux forages d'exploration ont été faits sur le plateau continental. Même si la province était en conflit avec Ottawa au sujet de la propriété des ressources pétrolières extracôtières (lequel n'a pas été résolu pendant les mandats de Moores), un vent d'optimisme soufflait sur la province puisqu'une découverte importante de pétrole entraînerait la création d'emplois et une augmentation des revenus fiscaux provinciaux. En 1979, Chevron Standard Limited a découvert le premier champ pétrolifère commercial des Grands Bancs, connu sous le nom d'Hibernia.

Le nouveau gouvernement fédéral élu en juin de la même année a permis une nouvelle avancée pour l'industrie pétrolière locale. Le chef fédéral conservateur Joe Clark était plus enclin à reconnaître la propriété de Terre-Neuve-et-Labrador sur les ressources pétrolières extracôtières que ne l'était son prédécesseur Pierre Elliott Trudeau. C'est toutefois une autre administration provinciale qui allait poursuivre les négociations. En janvier 1979, Moores a annoncé qu'il renonçait à ses fonctions de premier ministre et chef du Parti progressiste-conservateur. Brian Peckford lui a succédé au mois de mars et il est resté en poste au cours des dix années suivantes.

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