La frontière du Labrador

À l'issue de la guerre de Sept Ans qu'a remportée la Grande-Bretagne, elle obtient la Nouvelle-France, dont le Labrador. En 1763, le gouvernement britannique redessine ces territoires et fixe ainsi les frontières de la province de Québec. La proclamation de 1763 stipule aussi que « l'entière liberté de pêche de nos sujets puisse s'étendre & se faire sur la côte de Labrador [...] nous avons jugé propre […] de mettre toute cette côte depuis la Rivière St Jean jusqu'au détroit de Hudson [...] sous les soins & l'inspection de notre Gouverneur de Terreneuve. » Rien ne précise encore la ligne de démarcation qui sépare la « côte du Labrador » du territoire appartenant à la Compagnie de la Baie d'Hudson.

Le partage des responsabilités

Cette situation se fragilise après 1763. Les gouvernements de Terre-Neuve et du Québec sont à couteaux tirés en raison des récriminations des pêcheurs ayant reçu de Québec des concessions le long de la zone côtière entre le fleuve Saint-Jean et Blanc-Sablon pour des activités de pêche sédentaire. Terre-Neuve, pour sa part, veut soutenir la pêche migratoire (saisonnière). Une des dispositions de l'Acte de Québec de 1774 (14 Geo III c 83) prévoit donc la cession au gouvernement du Québec des territoires et îles du Labrador sous l'autorité de Terre-Neuve depuis 1763. La frontière septentrionale du Québec devient alors la frontière méridionale du territoire de la Compagnie de la Baie d'Hudson, quel qu'il soit. Après 1774 toutefois, les directives transmises aux gouverneurs de Terre-Neuve exigent qu'ils surveillent les activités de pêche au Labrador et protègent les missions moraves implantées à Nain, Okak et Hopedale.

La mission de Nain, s.d.
La mission de Nain, s.d.
Une lithographie du 19e siècle d'un artiste inconnu. En 1771, les Moraves fondent un établissement à Nain qui devient alors le quartier général de l'Église morave au Labrador.
Avec la permission du Dr Hans Rollman. Tiré des archives et collections spéciales (Siegfried Hettasch Collection), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Ce partage plutôt ambigu des responsabilités se révèle irréaliste. À la suite de pressions exercées auprès de Londres, la côte du Labrador (définie dans la proclamation de 1763) est rétrocédée à Terre-Neuve en 1809 (49 Geo III c 27). Toutefois, le problème que représentent les titulaires de concessions installés sur la Côte-Nord reste entier. L'Acte de l'Amérique du Nord britannique de 1825 y met fin (6 Geo IV c 59). De la rivière Saint-Jean, il déplace la frontière méridionale vers Blanc-Sablon à l'est. La ligne de démarcation dans l'arrière-pays se poursuit jusqu'au 52e parallèle et se prolonge vers l'ouest jusqu'aux sources de la rivière Saint-Jean.

La frontière intérieure

Il y a bien à cette époque une frontière méridionale, et la frontière septentrionale établie au cap Chidley sur l'île Killiniq (auparavant Killinek) semble reconnue. Cependant, la frontière intérieure occidentale est loin d'être précise. Cette question fait l'objet de discussions vers la fin du 19e siècle. Deux conjonctures les déclenchent. D'abord, le dominion du Canada achète en 1870 les territoires appartenant à la Compagnie de la Baie d'Hudson. Puis, en 1880, tous les territoires britanniques d'Amérique du Nord, qui ne font pas partie du Canada ou de Terre-Neuve, sont cédés par décret au dominion. L'Ontario et le Québec réclament évidemment un redécoupage de leurs territoires et une expansion de leurs frontières.

L'expansion du territoire québécois

En 1898, le gouvernement canadien repousse la frontière septentrionale du Québec. À partir de la baie James, elle suit la rivière Eastmain et le fleuve Hamilton (maintenant appelé Churchill) et traverse le milieu du bras Hamilton jusqu'au territoire possédé par Terre-Neuve. D'après le gouvernement du Canada, Terre-Neuve n'a droit qu'à une bande côtière. Cette mesure législative ne tient aucunement compte de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique de 1825.

Québec tente rapidement d'imposer cette nouvelle frontière. En 1902, le gouvernement de Terre-Neuve accorde une concession forestière à une entreprise de Nouvelle-Écosse propriété d'Alfred Dickie, la Grand River Pulp and Lumber Co. Ltd. Cette concession chevauche les deux rives du fleuve Hamilton (769,23 km2). Le gouvernement du Québec s'insurge et affirme qu'elle se rattache à son territoire, conformément à la loi de 1898. L'entreprise se défend d'empiéter sur des terres québécoises car Terre-Neuve revendique effectivement toute la région située au 52e parallèle nord et au 64e méridien est. Le Québec demande l'intercession du gouvernement fédéral.

Le Conseil privé

Le Canada convient que le fleuve Hamilton ne fait pas partie intégrante de la « côte » du Labrador et en fait part au gouvernement britannique. Bien entendu, Terre-Neuve réfute toute assertion d'empiètement sur le territoire canadien. Les partis concernés soumettent donc le différend à la médiation du Conseil privé. Terre-Neuve maintient que la ligne de partage des eaux marque la frontière.

Cette querelle territoriale ne freine nullement l'expansion du Québec en 1912. La péninsule du Labrador est alors greffée à la province, moins le territoire sous l'autorité légitime de Terre-Neuve, et les îles au large de la côte qui sont la propriété du gouvernement fédéral. La Loi de 1912 sur l'extension des frontières du Québec, tout comme celle de 1898, présume que Terre-Neuve n'a droit qu'à une étroite bande du littoral.

C'est le comité judiciaire du Conseil privé qui entend cette affaire en 1927. Le Canada avance que l'annexion de la côte du Labrador à Terre-Neuve en 1763 correspondait à la politique de mise en valeur de la pêche migratoire (saisonnière) du gouvernement britannique. Dépourvue du statut de colonie, l'île n'est alors qu'une simple station de pêche. Il est donc normal que seul le gouvernement britannique chapeaute toutes les activités de pêche. Celles-ci ne requièrent qu'une mince zone côtière, ce qui en facilite la surveillance. Les terres de l'arrière-pays du Labrador sont la possession des Autochtones en vertu de la proclamation de 1763. Elles n'ont jamais été sous la responsabilité de Terre-Neuve.

Terre-Neuve riposte en insistant sur l'expression « côtes et territoires » mentionnée dans les directives envoyées aux gouverneurs qui se sont succédé. Ces mots sous-entendent plus qu'une bande de terre, selon elle. Ainsi, en 1774, John Agnew obtient l'autorisation d'entreprendre des recherches minières dans un rayon de 97 kilomètres à l'intérieur des terres. La frontière méridionale serpente jusqu'aux sources de la rivière Saint-Jean puis, plus tard, jusqu'au 52e parallèle. Quoi qu'il en soit, insiste Terre-Neuve, la proclamation est explicite. Tout territoire qui n'appartient pas à la Compagnie de la Baie d'Hudson ou au Québec s'ajoute à celui de Terre-Neuve. Ce n'est pas un « territoire indien ». Également, depuis la fin du 18e siècle, l'administration du Labrador relève du gouvernement de Terre-Neuve. Enfin, des précédents témoignent bien que le mot « côte » englobe également tout le bassin hydrographique.

Le tribunal souscrit aux arguments de Terre-Neuve et précise ainsi la frontière du Labrador :

[...] une ligne de démarcation qui s'étend vers le nord à partir de la limite orientale de la baie ou port de l'Anse-au-Sablon [Blanc-Sablon] jusqu'au 52e parallèle nord; puis, de là, vers l'ouest ... jusqu'à la rivière Romaine; ensuite vers le nord le long de la rive gauche ou orientale de ladite rivière et ses eaux d'amont à la source; elle continue vers le nord à l'origine du bassin versant ou de la ligne de partage des eaux; de là, elle bifurque vers l'ouest puis le nord en suivant la source des bassins versants des cours d'eau qui se jettent dans l'océan Atlantique et rejoint le cap Chidley.

Cette décision a toujours mécontenté le Québec. Curieusement, en 1925, le gouvernement de Terre-Neuve propose de lui vendre le Labrador afin de rembourser sa dette publique, mais le premier ministre du Québec refuse l'offre.

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