Le droit formel

Même si le droit coutumier prévalant dans le domaine des pêches occupait une place prépondérante dans la gouvernance de Terre-Neuve dans les premiers temps de son histoire, des lois officielles ont également été instaurées avant que ne soit nommé le premier gouverneur de l'île en 1729. Les tout premiers habitants anglais ne formaient pas une colonie approuvée officiellement par l'Angleterre, mais ils faisaient partie d'entreprises commerciales sanctionnées par la Couronne. Le fondement juridique de la première colonie de l'île, établie à Cupids, était la charte promulguée par le roi Jacques 1er pour la London and Bristol Company, une société de capitaux regroupant 40 investisseurs.

Cet octroi n'accordait pas un statut de colonie à Terre-Neuve – qui n'a obtenu une charte qu'en 1825 –, mais il lui conférait néanmoins certains droits, libertés et pouvoirs. Comme les autres chartes régissant les autres colonies anglaises en Amérique, il s'agissait d'une sorte de contrat administratif entre le souverain et la société ou les individus chargés de superviser la colonisation. Afin de protéger leur investissement, les actionnaires rédigeaient une liste d'instructions détaillées ordonnant notamment au gouverneur d'empêcher les colons de rester inactifs et de veiller à l'acquittement régulier des services religieux. Les fauteurs de troubles devaient être retournés en Angleterre par le premier bateau disponible et renvoyés publiquement de l'entreprise. Même si la colonie n'était pas officiellement assujettie au droit anglais, elle était néanmoins régie par un ensemble spécifique de lois et de règlements écrits.

Bulletin d'informations anglais de 1611
Bulletin d'informations anglais de 1611
Plus du tiers de ce bulletin d'informations anglais était consacré à la colonie de Cupids, à Terre-Neuve. Pour lire le contenu du document, veuillez consulter la transcription du texte original (en anglais seulement).
Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales, Bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

La Loi sur Terre-Neuve, adoptée en 1699 et communément appelée la "King William's Act", marque les débuts de l'histoire du droit législatif. Cette loi codifiait les règles usuelles de la pêche établies par les Chartes occidentales qui avaient été octroyées aux marchands anglais en 1634. Lorsque la Chambre de commerce nouvellement créée a pris la décision d'édicter une législation pour Terre-Neuve, des marchands du Devonshire ont déposé une requête demandant qu'aucun gouverneur ne soit envoyé dans l'île et que les pêches continuent d'être régies selon les pratiques courantes de la pêche migratoire.

La Loi sur Terre-Neuve corroborait la tradition voulant que le maître du premier bateau anglais arrivant dans un port de Terre-Neuve après le 25 mars devienne de plein droit l'amiral de ce port pour toute la durée de la nouvelle saison de pêche. Les maîtres des deuxième et troisième bateaux héritaient respectivement des titres de vice-amiral et de contre-amiral. Les amiraux avaient le choix des meilleures installations aménagées pour la transformation du poisson, soit les étendues de terrain situées au bord de l'eau où se trouvaient les quais, les vigneaux et les chafauds. Ils étaient également responsabilisés à régler les conflits concernant l'attribution des autres sites d'installations réservés aux opérations de pêche. Comme les autres chartes émises précédemment, la loi renfermait une série de règlements relatifs à la pêche, notamment l'interdiction d'endommager les chafauds, de voler des filets de pêche ou de vendre de l'alcool le dimanche.

De plus, la loi réaffirmait la validité de la façon courante de s'occuper des crimes graves. Les personnes accusées de félonie à Terre-Neuve devaient être renvoyées en Angleterre pour y subir leur procès. La Loi sur Terre-Neuve stipulait que toutes les causes de vol, de meurtre, de félonie, et de crime capital commis à Terre-Neuve chaque année après le 25 mars devaient être entendues et jugées dans n'importe quel comté d'Angleterre par des commissions d'oyer et terminer qui avaient le pouvoir de condamner ou d'acquitter les prévenus. Ces crimes devaient être jugés selon les mêmes lois et de la même manière que ceux commis en Angleterre.

La tâche d'appréhender les coupables et d'organiser leur transfert incombait aux amiraux de la pêche, qui étaient tenus par la suite de maintenir l'ordre et d'assurer une bonne gouvernance dans leur port, de veiller à ce que toutes les réglementations légales soient appliquées et de tenir un journal pour chacune des saisons de pêche. Pour renforcer ce régime légal plutôt restreint, la Loi sur Terre-Neuve comportait une réforme importante : les commandants de la marine envoyés pour patrouiller dans les eaux de Terre-Neuve chaque été pouvaient agir à titre de juges d'appel pour les décisions prises par les amiraux de la pêche.

La Loi sur Terre-Neuve reflétait la politique impériale de l'époque. Londres hésitait toujours à adopter des mesures pouvant augmenter le fardeau du Trésor. De 1689 à 1763, le parlement a adopté peu de lois concernant directement la gestion des colonies individuelles. Dans la foulée de l'amélioration du système de navigation en 1696, le gouvernement anglais s'est donné pour mission de protéger certaines industries nationales spécifiques contre les rivaux étrangers et coloniaux. En protégeant les intérêts du sud-ouest de l'Angleterre (le West Country) dans le domaine de la pêche à la morue, la Loi sur Terre-Neuve a constitué la base d'une politique plus vaste inspirée du droit légal dans le but de promouvoir le commerce anglais.

Le gouvernement britannique ne considérait pas l'île comme une colonie mais plutôt comme un poste de pêche saisonnier devant profiter exclusivement à l'industrie de la pêche du sud-ouest de l'Angleterre. Peu de marins de métier étaient issus de Terre-Neuve, mais l'île était toutefois considérée comme une véritable pépinière d'hommes d'équipage – un homme sur cinq emmené chaque été devait être un novice appelé green man– et l'Amirauté jouait un rôle important dans son administration. Avant 1811, le privilège de s'établir sur l'île et d'y posséder une propriété était en principe entièrement subordonné aux besoins de la pêche alors qu'en réalité les droits de propriétés étaient reconnus et respectés. La croissance de la colonie s'est poursuivie tout au long du 18e siècle – souvent encouragée par les marchands et les commerçants du sud-ouest de l'Angleterre – même si son statut légal restait incertain et que les gouverneurs faisaient de temps à autre des efforts pour limiter les droits de propriété à l'industrie de la pêche.

Il était inévitable, voire nécessaire à l'exploitation de la pêche migratoire que certaines personnes restent sur l'île toute l'année, mais le maintien d'un gouvernement colonial n'était pas jugé indispensable pour le moment. Le conformisme ambiant prétendait que l'île ne méritait pas les institutions généralement attribuées aux colonies de peuplement à cause de son développement encore restreint. Dans son traité sur l'Empire britannique, John Oldmixon a déclaré que Terre-Neuve « n'a nullement besoin d'un grand nombre de lois étant donné que les habitants n'ont pas beaucoup de terres et pas d'argent » (Oldmixon p. 18-19). Jusqu'à la veille de l'instauration d'un gouvernement responsable en 1832, les officiels britanniques ont maintenu une vision pragmatique au sujet de Terre-Neuve et sont demeurés sceptiques quant à la nécessité de lui accorder sa propre législature.

Les Bow l'emportent.
Les Bow l'emportent.
Créé par le dessinateur humoristique britannique John Doyle (1797-1868), ce dessin intitulé « Nouvelle Assemblée législative, Terre-Neuve (le président demande si la Chambre est prête à se prononcer) » est une caricature de la nouvelle Assemblée de Terre-Neuve en 1832. Doyle fait dire au président : « Que ceux qui sont d'avis d'adopter disent… Bow ! Que ceux qui sont d'avis contraire disent… Wow ! Les Bow l'emportent. »
Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales, Bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Contestée de toutes parts, la Loi sur Terre-Neuve de 1699 était perçue comme un véritable désastre. Ses dispositions ne reflétaient pas le développement économique réel de l'île – l'industrie de la pêche à la morue, de plus en plus complexe, nécessitait une exploitation à la fois migratoire et locale ainsi que la contribution des marchands du sud-ouest de l'Angleterre et des colons établis à l'année – et l'historien terre-neuvien bien connu, Keith Matthews, affirmait qu'elle n'était généralement pas appliquée.

Concernant l'administration judiciaire, la Loi sur Terre-Neuve présentait une multitude de problèmes. Elle ne prescrivait pas de peines ni de punitions particulières pour ceux qui ne respectaient pas les règlements ou qui commettaient des délits sans gravité. La charge de magistrat incombait donc exclusivement aux amiraux de la pêche et aux commandants de la marine, lesquels n'étaient pourtant pas mandatés pour maintenir la paix. Chargés uniquement de maintenir l'ordre, ils n'avaient pas reçu d'instructions particulières sur la façon de livrer un mandat, d'établir des règlements ou de sommer une personne à comparaître. Les amiraux étaient apparemment trop occupés avec leurs propres opérations de pêche et leurs jugements étaient considérés comme insuffisamment impartiaux pour qu'ils puissent véritablement maintenir la loi et l'ordre. Quand les flottilles de pêche et les escadrons navals repartaient pour l'Angleterre en automne, plus personne n'était mandaté pour exercer l'autorité juridique dans l'île. Le transfert des présumés félons devant être renvoyés en Angleterre s'avérait extrêmement difficile. Dans la plupart des cas, les coûts de la logistique et des moyens déployés pour appréhender et incarcérer les coupables et les renvoyer avec la flotte qui repartait pour Angleterre étaient supérieurs aux ressources dont disposaient les commandants de la marine et les amiraux de la pêche de passage dans l'île.

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