La situation de la pêche dans les 20 années qui ont suivi l'entrée dans la Confédération

En juin 1948, les habitants de Terre-Neuve et du Labrador votent en nombre suffisant pour l'entrée dans la Confédération canadienne. C'est la deuxième fois en 15 ans qu'il leur faut s'accommoder d'un nouveau système d'administration. Pour l'essentiel, leur vie ne change pas vraiment, mais cette union au Canada amorce une période de bouleversements quant aux enjeux économiques et politiques que représentent la pêche et la gestion des ressources. L'homme qui a propulsé Terre-Neuve et le Labrador dans la Confédération est Joseph R. Smallwood, un ardent partisan du développement industriel et un homme peu doué pour la gestion. Dans les années 1950, le gouvernement de ce défenseur de l'industrie du poisson congelé accorde d'importants prêts à ce secteur pour en stimuler la croissance.

J.R. Smallwood
J.R. Smallwood
Photographe inconnu. Avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Collection J.R. Smallwood 075, photographie 5.04.241), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

L'industrie du poisson salé, dépassée et peu productive, chute dans les années qui suivent l'entrée dans la Confédération. Loin de la nouvelle province, le gouvernement canadien comprend assez mal les besoins spécifiques du secteur de la pêche de Terre-Neuve et du Labrador.

Le déclin du poisson salé

La Commission de gouvernement de Terre-Neuve reconnaît d'emblée le manque de rentabilité économique de cette industrie d'un autre âge. Toutefois, l'élaboration d'un plan susceptible de dynamiser l'économie de cette nouvelle province doit absolument tenir compte du fait que la pêche est le moteur économique de la majorité des régions. La productivité de la main-d'œuvre et le rendement sur les marchés sont médiocres. Pourtant, cette industrie, la plus importante de la province, fait vivre une bonne partie de la population. La Commission de gouvernement préside à la mise en place d'un réseau de coopératives ayant pour objectif la maximisation des recettes des exportateurs de poisson salé. Toutefois, les remous de l'économie mondiale dans les années 1930 et 1940 portent un coup fatal au commerce du poisson salé et séché.

L'industrie de la pêche de Terre-Neuve et du Labrador est aux prises avec un problème mondial de devises. L'économie britannique est au bord du précipice dans les années qui suivent la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle croule sous le poids des dépenses militaires encourues dans la guerre en Europe. À la même époque, l'économie américaine prend son envol. Le commerce international préfère de plus en plus le dollar américain. C'est un problème de taille pour Terre-Neuve, car cette ancienne colonie britannique exporte habituellement une quantité limitée de ses produits vers les autres colonies britanniques et les marchés européens en livres sterling. Or, en 1945, les devises respectives de ces pays ne se sont pas encore remises de la guerre.

Billet d'un dollar, Gouvernement de Terre-Neuve
Billet d'un dollar, Gouvernement de Terre-Neuve
De tels billets étaient en circulation à Terre-Neuve avant l'union avec le Canada. Il est intéressant de noter que les pièces de monnaie et les billets de Terre-Neuve ont toujours cours légal au Canada.
Appartient au domaine public, sous licence Wikimedia Commons

Les consommateurs terre-neuviens, eux, favorisent un solide dollar américain pour leurs importations. Le principal produit d'exportation de l'île, le poisson salé, se retrouve ainsi dans une position précaire sur les marchés et défavorisé par les fluctuations monétaires. L'industrie du poisson frais congelé, par contre, offre entre autres avantages une ouverture sur les riches marchés américains, permettant ainsi à Terre-Neuve de rééquilibrer sa balance commerciale. En 1949, la plupart des observateurs s'entendent pour affirmer que cette solution assurerait la reprise de l'économie de la nouvelle province. Après l'entrée dans la Confédération, les gestionnaires nommés par Ottawa se détournent de l'industrie du poisson salé. Ils croient que les prospères marchés américains constituent la planche de salut des exportations de produits frais congelés. Le commerce du poisson salé a perdu son lustre.

L'entrée dans la Confédération soulève de nouveaux défis

Après l'union au Canada, c'est au nouveau ministère des Pêcheries et des Coopératives qu'est confiée la gestion du secteur terrestre des activités de la pêche. Du côté fédéral, le ministère des Pêcheries s'occupe de la pêche au large. Le réseau de coopératives proposé par la Commission de gouvernement visait à insuffler aux pêcheurs et à leur famille un sentiment d'appropriation et le goût de l'entrepreneuriat. Ce programme d'implantation se prolonge après l'union et relève maintenant du ministre des Pêcheries et des Coopératives.

Comme auparavant, l'attitude des responsables des divers postes administratifs et politiques nuit fortement au déploiement du plan de transformation du secteur de la pêche. Le premier ministre Smallwood s'enthousiasme pour l'industrie du poisson frais congelé, car ce secteur industriel laisse envisager un avenir prometteur pour la province. Certains historiens allèguent que ce dernier ne possède pas une connaissance approfondie du secteur de la pêche puisqu'il ne vient pas d'un village côtier. Pourtant, il comprend bien que le sort des habitants des régions rurales est lié de près ou de loin à la pêche. Cependant, la mise en pratique de sa politique sur la pêche au cours des premières années d'existence de la province témoigne de ses lacunes en matière de gestion.

Envouté par les promesses que fait miroiter une industrie du poisson frais congelé,le gouvernement Smallwood investit des fonds et des ressources considérables dans ce secteur et néglige en contrepartie d'autres interventions. Le nombre d'usines de traitement du poisson frais congelé double dans les années 1950. Un climat plutôt affolant de progrès techniques s'installe. Ainsi, l'entreprise Fishery Products obtient un nombre démesuré de prêts de la part du gouvernement. L'équité semble inconnue dans la répartition des investissements gouvernementaux au sein de l'industrie.

Travailleurs d'une usine de transformation du poisson à St. John's, 1978
Travailleurs d'une usine de transformation du poisson à St. John's, 1978
Dans les années qui ont suivi la Confédération, on remarque un déclin de l'industrie du poisson salé dans les petites collectivités de Terre-Neuve et du Labrador. Les nouvelles usines de production de poisson frais congelé se font plus présentes dans le secteur de la pêche.
Avec la permission du ministère du Commerce et de la Technologie, Gouvernement de Terre-Neuve et du Labrador. Tiré de Fish is the future: the development program for the Newfoundland and Labrador fishing industry to 1985. Ministère des Pêches. (St. John's, ©1978) p. 13.

Malgré leur bonne volonté, les fonctionnaires du ministère des Pêcheries à Ottawa ne saisissent pas bien les nuances de l'économie et de la société terre-neuviennes qui mettent un frein aux mutations industrielles. Les régions atlantique et pacifique se livrent une lutte incessante pour l'attention du ministère et l'obtention de ressources. De 1952 à 1957, le ministre fédéral des Pêcheries est James Sinclair, originaire de la Colombie-Britannique. Selon certains à Terre-Neuve, il prêterait une oreille plus attentive à la Colombie-Britannique qu'à Terre-Neuve.

Au fédéral, l'arrivée de la nouvelle province provoque une réorganisation du ministère des Pêcheries. D'abord structuré en fonction des régions, il repose dorénavant sur une organisation fonctionnelle et des champs d'action déterminés comme la recherche environnementale, la technologie, l'éducation et même la promotion publique. L'analyse économique et la collecte de statistiques deviennent prioritaires. Il s'agit d'aider au développement d'une industrie sur les côtes est et ouest qui sera plus efficace et productive. Ottawa se montre effectivement plus que favorable à une industrie du poisson frais congelé à la fine pointe des progrès techniques, car elle fournira aux marchés américains un produit de qualité élevé. Elle participera également à la stabilisation des échanges commerciaux en dollars. Il est entendu que l'industrie du poisson salé sera abandonné, peu importe le nombre de personnes qui en tire une subsistance, aussi maigre soit-elle, depuis toujours.

L'industrie du poisson frais congelé

Le modèle de développement industriel qu'avait privilégiée la Commission de gouvernement avant la Confédération est également choisi par les gouvernements canadien et terre-neuvien après 1949. Bon nombre d'analystes gouvernementaux et universitaires, d'observateurs du secteur privé et de politiciens, notamment Joseph Smallwood, préconisent un programme d'industrialisation et de modernisation pour l'ensemble de la province. L'établissement d'une industrie de poisson frais congelé est la clé du futur selon plusieurs. Elle offre des atouts auxquels ne peuvent résister les décideurs politiques fédéraux, notamment une centralisation (et donc un encadrement simplifié) de sa structure organisationnelle et l'obligation de recourir à de nouvelles technologies. Surtout, elle a la capacité d'approvisionner en produits congelés les nouveaux marchés nord-américains nés de la prospérité d'après-guerre. Cette stratégie n'est pourtant pas sans problème. Henry Mayo observe que la phase de transition s'étirera et comprimera considérablement les besoins en main-d'œuvre, contrairement à l'ancienne industrie du poisson salé. Il faudra véritablement rompre avec le passé et adopter de nouvelles pratiques de travail, des techniques de traitement innovantes et tous les marchés finaux.

D'autres investissements et de nouvelles techniques

Les nombreux et incontestables avantages de la production de poisson frais congelé ne l'ont pas empêchée de mettre 15 ans à supplanter celle du poisson salé. Les petites entreprises de pêche côtière produisent encore du poisson salé. L'industrie du poisson frais congelé compte d'ailleurs sur ces dernières. Même l'expert-conseil Stewart Bates ne peut faire abstraction de cette pêche à échelle réduite dans ses plans de modernisation, car leur réalisation dépend de la survie de cette petite industrie. Elle garantit en effet un ravitaillement stable de poisson aux usines de traitement, l'offre de diverses espèces, p. ex. des fruits de mer, ainsi que des emplois qui atténuent les effets de l'industrialisation sur les villages côtiers. Les chalutiers-usines hauturiers sont efficaces, mais leurs frais d'exploitation et leur temps d'entretien obligent l'industrie à faire appel aux entreprises de pêche côtière.

Chalutier canadien, s.d.
Chalutier canadien, s.d.
Le chalutier Sandra Gage accosté à St. John's.
Photographie de Harry Stone. Avec la permission des Archives d'histoire maritime (PF-001.1-M36a), Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Le rôle des pêcheurs reste primordial, mais la modernisation n'en bouleverse pas moins leur mode de vie. Les nouveaux procédés industriels concentrent la production dans quelques grandes collectivités. De nombreuses familles de pêcheurs quittent les villages où pendant des générations elles ont produit du poisson salé entre deux emplois. Puisque de toute évidence l'industrie n'est pas en mesure d'absorber cette main-d'œuvre excédentaire et que les navires hauturiers ne parviennent pas à fournir un nombre suffisant de prises aux usines, le gouvernement incite les ménages à investir davantage dans l'achat de bateaux et de matériel de pêche.

Dans les années 1950, les pêcheurs côtiers utilisent le même type d'embarcation à moteur (appelé trap skiff en anglais) que leurs pères et leurs grands-pères. Celle-ci est équipée de plates ou de doris de plus petite taille derrière l'embarcation. Elles servent à traîner et à disposer les trappes à morue, puis à transporter les prises jusqu'au port. Le palangrier fait son apparition au début des années 1950. Ce bateau pourrait, croit-on, multiplier les prises. Le palangrier est une embarcation un peu plus imposante avec une timonerie couverte, et une cale et des aires de travail plus larges. Il est également muni d'un moteur plus puissant, d'un réservoir à essence plus gros, d'un quartier de repos et d'une petite cuisine. Les décideurs politiques des ministères des Pêcheries fédéral et provincial espèrent que ce bateau permettra aux pêcheurs de rester en mer plus longtemps et d'avoir accès à des bancs de pêche plus éloignés de leur port d'attache. Ainsi, les pêcheurs provenant des baies de Bonavista et Notre Dame pourraient pêcher sur les bancs de Funk Island.

Le palengrier Carl Venture, vers 1982 ou les années suivantes
Le palengrier Carl Venture, vers 1982 ou les années suivantes
Le Carl Venture est un palengrier typique de Terre-Neuve. On le voit ici amarré à un quai de St. John's. Il fut construit à Nippers Harbour, dans la baie Notre Dame.
Avec la permission des Archives d'histoire maritime (Collection Captain Harry Stone, PF-001.1-N20b), Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Le but de cette proposition consiste à élargir les activités de pêche des zones côtières aux zones mi-côtières. Le palangrier augmente le nombre de prises, mais ne parvient pas à détrôner l'embarcation à moteur traditionnelle. Dans les années 1950 et 1960, cette dernière reste la préférée des pêcheurs côtiers. De plus, les coûts de construction d'un palangrier sont prohibitifs pour un pêcheur moyen. Les anciennes embarcations donnent un rendement net supérieur au palangrier. De plus, les programmes de prêts ne fonctionnent pas. De nombreux pêcheurs refusent de s'endetter pour acheter un bateau qui ne se compare pas avantageusement à leur propre bateau et à leur matériel actuels.

Les investissements et les avancées techniques dans le secteur de la pêche oscillent entre lenteur et zèle. Par exemple, pendant les années 1950, la croissance de l'industrie du poisson frais congelé se fait lente. Pourtant, en 1964, la production de poisson congelé dépasse celle du poisson salé pour la première fois dans l'histoire de Terre-Neuve. D'autres améliorations entrent très rapidement dans les mœurs. Toujours en 1964, le sous-ministre des Pêcheries provincial évalue à 18 000 le nombre de filets maillants en nylon de 50 brasses dans les zones de pêche de l'île. Ils ont permis de rapporter plus de 6,8 millions de kilos de morue cette année-là. L'objectif des nouveaux filets est d'épauler les pêcheurs côtiers. Les trappes à morue n'ont pourtant pas perdu de leur popularité dans les années 1950 et 1960. Dans cette guerre à la morue, les pêcheurs côtiers remportent leur combat, mais d'un point de vue écologique, à long terme, les conséquences sont désastreuses. Par ailleurs, l'élargissement des zones de pêche connaît un succès mitigé.

Bilan

Ce sont les ressources de la pêche de Terre-Neuve et du Labrador qui ont exercé un pouvoir d'attraction sur les Européens. Le type de pêche pratiqué un peu partout le long du littoral et fondé sur un noyau familial est un héritage qu'a longtemps traîné la province. Certaines des politiques mises de l'avant par la Commission de gouvernement auraient pu donner une impulsion à l'économie et amélioré le niveau de vie des habitants. On parle ici d'un réseau novateur de coopératives modernes et réglementées et de l'instauration d'une industrie du poisson frais congelé ultra moderne axée sur les riches marchés américains. Il aurait fallu que les gouvernements fédéral et provincial s'y accrochent après l'union. Nous avons vu que ce n'est pas ce qui s'est passé. Les fonctionnaires à Ottawa n'ont pas compris les ramifications sociales et écologiques du secteur de la pêche à Terre-Neuve et au Labrador. La partisanerie politique, toujours présente dans la province, a peut-être également empêché ses dirigeants de fixer à long terme des objectifs précis.

Vingt ans après l'union avec le Canada, le secteur de la pêche s'était donc transformé, ce qui ne signifie pas qu'il s'était amélioré. Même si le poisson frais congelé avait renouvelé l'industrie, les habitants des régions rurales de la province comptaient tout autant sur les emplois de la pêche pour vivre. Les petites entreprises de pêche côtière n'ont pas cessé leurs activités malgré la pêche hauturière. La main-d'œuvre s'est accrue dans les nouvelles usines de production de poisson frais congelé et la capacité de pêche s'est intensifiée dans son ensemble. Cependant, les 25 dernières années du 20e siècle seront témoins d'un désastre écologique dans le secteur de la pêche.

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