La Commission de gouvernement et l'agriculture

À l'entrée en exercice de la Commission de gouvernement à Terre-Neuve et au Labrador en 1934, le pays traversait une grave crise financière. La chute persistante du prix de la morue réduisait les pêcheurs à la misère et les industries forestière et minière multipliaient les mises à pied. Des milliers de nouveaux chômeurs avaient un besoin pressant d'aide sociale, à laquelle le gouvernement, aux prises avec une flambée de la dette nationale et des recettes en chute libre, avait peu de ressources à consacrer.

Potager à St. Anthony, vers 1920
Potager à St. Anthony, vers 1920
Nombre de familles de pêcheurs ont pratiqué une agriculture de subsistance, cultivant un potager et élevant quelques bêtes de ferme.
Photographe inconnu. Avec la permission des Archives d'histoire maritime (PF-323.010), Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

La Commission espérait que le développement agricole fournirait aux gens une autre source d'emploi et réduirait leur dépendance aux allocations d'assistance. À cette fin, elle a offert des primes en espèces pour le défrichage et la culture de terres, ouvert une ferme modèle et une école d'agriculture pour former les nouveaux fermiers, distribué du bétail pour encourager l'élevage et créé de toutes pièces un certain nombre de collectivités agricoles dans le cadre d'un programme de colonisation et de petites exploitations rurales.

Programme de colonisation rurale

De tous les projets mis sur pied par la Commission pour stimuler l'agriculture, le programme de colonisation rurale aura été le plus complexe et le plus coûteux. En vertu de ce programme, le gouvernement aidait des familles à établir des fermes, à élever du bétail et à créer des collectivités dans des régions du territoire jusque-là inhabitées. On espérait que toutes ces familles atteindraient l'autosuffisance en un ou deux ans, et pourraient éventuellement rembourser leurs prêts à l'État. Des programmes de ce genre avaient d'ailleurs été instaurés au Canada, aux États-Unis et au Royaume-Uni en réponse à la Crise économique.

L'idée a été soumise à la Commission durant l'hiver 1934 par un soldat démobilisé, William Lidstone, qui proposait au gouvernement de lui fournir, ainsi qu'à neuf de ses associés, un prêt et une concession de terres à mettre en culture dans une zone inhabitée de la péninsule d'Avalon. Thomas Lodge, le Commissaire aux services publics, a reconnu que l'idée avait du mérite, mais il a voulu contrôler les dépenses du projet et superviser ses activités en formant un conseil de surveillance constitué de Rudolph Cochius, architecte paysagiste, de John Grieve, médecin, et de Chesley A. Pippy et Sir Marmaduke Winter, deux hommes d'affaires.

Étable communautaire à Markland, vers 1935
Étable communautaire à Markland, vers 1935
Markland a été le premier établissement créé par la Commission de gouvernement en application de son programme de colonisation rurale.
Avec la permission de John Gosse.

Dans le cadre du programme, la Commission prêtait à chacune des 10 familles l'équivalent de deux années de prestations d'aide sociale pour amorcer le projet. Elle leur réservait aussi une parcelle de 101 km carrés dans la péninsule d'Avalon, le long de la route menant de Whitbourne à Colinet. Lodge avait retenu cette zone pour plusieurs raisons : elle était assez près de St. John's pour permettre aux gestionnaires de s'y rendre régulièrement, mais assez loin pour décourager les colons de la quitter; elle se trouvait aussi le long d'une route existante et près du chemin de fer.

Le 30 avril 1934, les dix premiers colons quittaient St. John's pour entamer une nouvelle vie à Markland, la première et la plus importante des nouvelles collectivités agricoles. À leur arrivée, ces hommes ont découvert une zone sauvage inhabitée, de terres surtout boisées et humides. Ils ont planté leurs tentes et commencé à défricher. Malgré sa difficulté, ce travail a connu de rapides progrès. En août 1935, 119 nouvelles familles s'étaient jointes au dix familles originales.

Pour aller vivre à Markland, les familles devaient d'abord solliciter l'autorisation de la Commission. Les demandes étaient approuvées au gré de leur réception mais, puisque le gouvernement voulait que le programme donne de l'emploi aux chômeurs, il n'acceptait que celles de familles recevant du soutien de personnes physiquement aptes, c'est-à-dire qui comptaient au moins un homme adulte capable d'effectuer du travail physique. Une fois la demande approuvée, le gouvernement assignait une parcelle de terre à la famille, lui fournissait une maison simple, ainsi que des meubles, des provisions et des vêtements au besoin. Les maisons à trois chambres à coucher allaient aux familles de quatre enfants ou plus; toutes les autres n'avaient que deux chambres.

Maison de Markland, entre 1935 et 1945
Maison de Markland, entre 1935 et 1945
La Commission de gouvernement à attribué un lopin de terre à toutes les familles de Markland, leur fournissant une petite maison, des meubles, des provisions et des vêtements au besoin.
Avec la permission de John Gosse.

Les colons étaient censés cultiver la terre et participer à des projets communautaires. Au lieu de les payer en argent, le gouvernement leur faisait crédit à ses magasins dans le village. Même si chaque famille avait sa propre ferme, toutes cultivaient aussi une grande parcelle de terre communale dont elles étaient supposées partager les profits. Le commissaire Lodge avait envisagé ce programme de colonisation rurale comme une expérience sociale, espérant qu'il produise des citoyens plus autonomes et moins dépendants de l'assistance publique, et c'est ainsi que le gouvernement a continué de le considérer, tout autant que comme une forme de politique agricole. Le programme avait pour priorité de réformer les Terre-Neuviens en supprimant leurs anciens liens communautaires et confessionnels. Au lieu de fournir aux fermiers des informations pratiques, le gouvernement s'est acharné à les persuader qu'il était de leur devoir moral de se sevrer de leur dépendance des secours publics et de se tenir à l'écart des débats politiques.

Dans ces colonies, les enfants fréquentaient des écoles expérimentales d'éducation populaire très différentes des autres écoles du pays. Non confessionnelles, ces écoles enseignaient la menuiserie, l'agriculture, les sciences naturelles, le civisme et toutes sortes d'autres matières. Les élèves y cultivaient un potager, travaillaient à la laiterie et préparaient eux-mêmes leurs goûters. En transmettant ces habiletés aux élèves, le gouvernement espérait les encourager à adopter un style de vie indépendant et autonome une fois à l'âge adulte.

Écoliers à Markland, vers 1935
Écoliers à Markland, vers 1935
Dans les colonies, les enfants fréquentaient des écoles expérimentales d'éducation populaire qui étaient très différentes des autres écoles de Terre-Neuve et du Labrador.
Avec la permission de John Gosse.

Devant la popularité de son programme de colonisation, le gouvernement a établi d'autres colonies similaires, notamment à Haricot, Brown's Arm, Midland et Lourdes. Au final, la Commission aura ainsi déménagé quelque 365 familles, alors que plus de 2 500 familles en avaient fait la demande.

Difficultés

Malgré ses débuts prometteurs, le programme de colonisation rurale aura connu de multiples difficultés tout au long de son existence. Des motifs de tension n'ont pas tardé à émerger entre les colons, les gestionnaires et les fonctionnaires. Les colons trouvaient que le gouvernement exerçait trop de contrôle sur leurs vies et gérait leurs affaires de trop près. Certains racontaient qu'ils devaient même obtenir une permission pour inviter leurs amis et leurs parents à leur rendre visite.

D'autres ont commencé à s'inquiéter du fait que la terre sur laquelle ils vivaient et qu'ils cultivaient ne leur appartenait pas, craignant que le gouvernement les en chasse s'il n'était pas satisfait de leur travail ou de leur comportement. Les tensions se sont exacerbées en 1936, après que le gouvernement ait expulsé un couple de Markland qui refusait d'envoyer ses enfants à l'école locale. Sept hommes se sont objectés à cette décision, mais le gouvernement les a forcés à partir eux aussi.

Des conflits ont aussi commencé à germer au sein de la collectivité agricole, en particulier à propos du travail communautaire. Certains trouvaient qu'ils en faisaient plus que leurs voisins, qui recevaient pourtant une part égale des profits. Quelques colons plus vieux s'irritaient que les nouveaux-venus profitent immédiatement du travail qu'il leur avait fallu des mois à accomplir. Aussi, parce que le gouvernement n'essayait pas de regrouper des familles d'origines et de confession similaires, nombreux étaient les colons qui se sentaient isolés socialement de leurs voisins.

À ces tensions sociales se sont ajoutés des problèmes financiers. À la fin de 1939, le gouvernement avait consacré 1,37 million de dollars au programme de colonisation rurale, bien plus qu'il n'avait escompté y investir. Les responsables se rendaient aussi à une autre évidence : jamais les colons ne seraient entièrement autonomes et, à plus forte raison, capables de rembourser leurs prêts au gouvernement.

La Commission a alors décidé de réduire sa participation au programme; à la fin de 1942, elle lui avait retiré la totalité de son soutien financier. À l'époque, la prospérité du temps de guerre avait grandement réduit le taux de chômage à Terre-Neuve et au Labrador, et bon nombre des colons avaient déjà quitté leurs villages pour travailler dans des bases militaires comme celles d'Argentia et de St. John's.

Petites exploitations rurales

La Commission de gouvernement a également créé de petites exploitations rurales pour encourager les pêcheurs et les bûcherons à suppléer à leurs revenus en pratiquant l'agriculture à temps partiel. En 1939, elle a fondé des villages à Winterland dans la péninsule Burin, à Sandringham dans la baie de Bonavista, et à Point au Mal juste au nord de Stephenville. Elle a aussi entamé un projet de défrichage des terres à Creston près de Marystown.

Les familles intéressées à participer à ce programme devaient en faire la demande au gouvernement; elles devaient aussi prouver qu'elles étaient dans le besoin, sans avoir à être prestataires d'aide sociale pour personnes physiquement aptes. Tous ces villages ont été aménagés en trois ans, sans dépassement de budget. En 1942, 38 familles vivaient à Point au Mal, 25 à Sandringham et 23 à Winterland.

Autres efforts

En plus de fonder des collectivités rurales, la Commission de gouvernement aura réalisé divers autres plans pour stimuler l'agriculture à Terre-Neuve et au Labrador. Elle a fourni de l'aide financière à ceux qui voulaient faire leurs études dans des collèges agricoles canadiens; ces étudiants reviendraient éventuellement travailler comme agronomes au pays. Elle a aussi ouvert une école et une ferme modèle près de St. John's pour encourager l'agriculture professionnelle, embauché des agents agricoles pour conseiller et soutenir les fermiers, et favorisé la formation de sociétés d'agriculture.

Les efforts du gouvernement pour stimuler l'agriculture auront toutefois été sapés par la difficulté du relief, l'acidité des sols, la rigueur du climat et la pénurie de marchés locaux. L'agriculture demeura essentiellement une activité de subsistance, sans contribution significative à l'économie de Terre-Neuve-et-Labrador.

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