William Carson et Patrick Morris

William Carson et Patrick Morris sont les véritables chefs de file du mouvement de réforme qui s'amorce dans l'île de Terre-Neuve. Ils sont les figures de proue d'une campagne qui vise à substituer le gouverneur de la marine et les tribunaux subrogés (auxiliaires) par un gouverneur civil, un appareil judiciaire réorganisé et une assemblée législative. Même si certains auteurs magnifient les rôles qu'ils ont joués dans cette réforme, par exemple en déclarant que William Carson a réussi à lui seul à obtenir le droit à un gouvernement représentatif, il n'en reste pas moins que les discours, les dépliants politiques et les incessantes pressions qu'ils ont exercées ont abouti au succès du mouvement de réforme.

Ni William Carson ni Patrick Morris ne sont natifs de l'île de Terre-Neuve. Tout comme les autres partisans de la réforme, ils font partie des nombreux immigrants venus d'Irlande et de Grande-Bretagne au début du 19e siècle. William Carson, un médecin, quitte l'Écosse en 1808. Patrick Morris migre de l'Irlande en 1804 et devient marchand.

William Carson, s.d.
William Carson, s.d.
William Carson (1770-1843) migre de l'Écosse à Terre-Neuve en 1808. Il devient l'un des principaux partisans de la réforme.
Artiste inconnu. Avec la permission des archives (A23-91), The Rooms, St. John's, T.-N.-L.

Les études historiques portant sur William Carson et Patrick Morris font grand état de leur personnalité et de leur discours politique. D'après le juge Prowse, ce sont des personnages politiques très différents. Ainsi, William Carson est un Écossais à l'esprit indépendant, guindé et pointilleux dont les écrits sont mûrement réfléchis. Patrick Morris est, pour sa part, un Irlandais au tempérament fougueux, plein d'esprit et passionné, ce qui lui permet de gagner l'appui de la population. Ils ont dénoncé l'influence des marchands et déployé de grands efforts pour stimuler le développement agricole. Ces deux aspects ont fait l'objet d'études approfondies par les chercheurs. Cependant, le droit et la justice restent au cœur de leur philosophie politique. Bien que leur style diffère, ils abordent sous le même angle le rôle du droit dans la construction d'une société civile durable.

Dans leur analyse des problèmes que vit la colonie, ils suivent les mêmes trois étapes dans leur cheminement intellectuel. Ils retracent d'abord l'histoire de la longue oppression que subissent les habitants de l'île sous le régime despotique des amiraux de la pêche et des gouverneurs de la marine. Ce faisant, ils s'inspirent non seulement des écrits d'autres auteurs, notamment ceux du juge en chef John Reeves, mais ils élaborent également leur propre version de l'histoire de Terre-Neuve. Comme la plupart des autres mouvements nationalistes, les partisans de la réforme à St. John's façonnent la mémoire collective pour mieux lutter contre le statu quo.

Par exemple, William Carson affirme avec un sarcasme féroce que les problèmes liés au système judiciaire remontent au tout début de la colonie :

« Les habitants sont traités soit comme des sauvages indomptables et incapables d'être civilisés par une quelconque loi, ou de purs anges descendus du ciel dont l'esprit n'a point besoin d'aucun enseignement et dont la passion ne peut être restreinte par des institutions bassement terrestres » [traduction libre] (William Carson, 1813, p. 5).

Dans un long discours consacré principalement à l'histoire de l'île de Terre-Neuve, Patrick Morris en propose également une analyse cinglante :

« Ici messieurs s'est établi, imaginé par l'esprit pervers de l'homme, un mode de gouvernance à nul autre pareil dans les annales des pays les plus tyranniques, délibérément oppressif et barbare envers ses habitants. En vertu de cette administration, des violences gratuites sont perpétrées. Les habitations et les biens des résidents et des habitants-pêcheurs sont détruites par le feu. Tous les moyens sont bons pour les chasser de leur pays d'origine ou les exiler tous. Il est assez incroyable à notre époque qu'une telle situation puisse se produire dans un pays qui se proclame civilisé » [traduction libre] (anonyme, 1821, p. 43-44).

Essentiellement, sous le règne de l'administration de la marine, la colonie de Terre-Neuve ne peut en aucun cas se comparer à une société civilisée.

Le deuxième volet du mouvement de réforme confronte les droits des résidents terre-neuviens aux droits des autres sujets britanniques. William Carson soutient que les habitants de la colonie qui, par la naissance, sont sujets britanniques peuvent légitimement réclamer tous les droits accordés aux Britanniques. Patrick Morris souligne que : « Tous les résidents anglais et irlandais sont, de fait, les descendants de sujets libres qui ont gardé par-devers eux tous les droits et privilèges de sujets britanniques. Aucun d'entre eux ni leurs sujets n'y ont renoncé » [traduction libre] (Patrick Morris, 1828, p. 39). Selon William Carson : « Le seul remède aux maux engendrés par ce système consiste à accorder à la population ce qu'elle désire le plus et qui reste un droit indéniable, un gouvernement civil composé d'un gouverneur vivant sur l'île à l'année, d'un sénat et d'une Chambre d'assemblée » [traduction libre] (William Carson, 1813, p. 12-13). Les deux rappellent que d'autres colonies de l'Amérique du Nord britannique jouissent depuis longtemps des droits civils refusés aux résidents de Terre-Neuve.

Patrick Morris, s.d.
Patrick Morris, s.d.
Patrick Morris (1789-1849) quitte l'Irlande pour Terre-Neuve dans les années 1800. Il est un fervent et éminent partisan d'une assemblée législative dans la colonie.
Artiste inconnu. Avec la permission des archives (C1-97), The Rooms St. John's, T.-N.-L.

Le troisième volet s'attarde sur les conséquences socio-économiques du système judiciaire. À l'instar de nombreux contemporains, William Carson et Patrick Morris sont persuadés que les lois en vigueur dans la colonie l'ont empêchée de progresser. Pour eux, les garanties juridiques et la croissance économique vont de pair. L'hypothèse selon laquelle la Loi sur Terre-Neuve du roi William III (William's Act) a limité le peuplement est maintes fois évoquée dans leurs écrits. Cette notion erronée persiste encore de nos jours. William Carson constate que :

« Dans le préambule des lois d'intérêt public 10 et 11 de William III, les avantages commerciaux de l'île, et en conséquence son utilité pour la formation de marins, semblent pleinement reconnus par le gouvernement anglais. Les lois qui ont suivi et la politique générale de chaque gouverneur qui se succède n'en ont pas tenu compte ou n'ont pas fait la promotion de ses intérêts. Les droits civils des habitants n'ont guère évolué. Des lois restrictives ont ralenti la croissance de la population. L'entrave à l'agriculture rend difficile et coûteux l'approvisionnement de denrées nécessaires à l'existence » [traduction libre] (William Carson, 1813, p. 6).

Patrick Morris recourt également à cet argument dans un puissant discours :

« Messieurs, si vous tenez pour vraie ma déclaration sur les lois qui gouvernent Terre-Neuve, vous n'êtes donc pas étonnés de l'état actuel de la colonie. La plus luxuriante contrée au monde située dans le climat le plus tempéré se transformerait en pays sauvage et inhabité sous l'autorité de telles lois. Même l'Angleterre ainsi gouvernée verrait sa situation se détériorer pire encore que celle qui prévalait du temps de Jules César. Ce pays dont sont si fiers les Britanniques et qui fait l'admiration de tous, passerait probablement aujourd'hui aux mains de juifs, et ses habitants condamnés à travailler dans les mines de charbon et d'étain du pays » [traduction libre] [italique ajouté] (anonyme, 1821, p. 50).

Ce déterminisme fondé sur la rigidité d'un cadre juridique ne concerne pas que la scène politique de St. John's. C'est le langage des partisans d'un mouvement de réforme qui déferle sur l'Amérique du Nord britannique au début du 19e siècle. Cette notion encore présente dans les études de droit perpétue les mythes fondateurs du nationalisme terre-neuvien. Il est donc primordial d'examiner la philosophie de ces deux hommes pour suivre la progression de la réforme juridique et faire face aux idées fausses qui brouillent l'histoire de Terre-Neuve.

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