La campagne pour un gouvernement représentatif

Il existe encore de nombreux malentendus sur les manœuvres ayant gratifié Terre-Neuve d'une Assemblée législative en 1832. Dans les années 1820, la conjoncture politique tant à St. John's qu'à Londres semblait, croit-on, tout à fait propice à une réforme constitutionnelle et rendait inexorable l'instauration d'un gouvernement représentatif. Une sorte de fait accompli. Cette fausse idée dissimule la situation qui prévaut alors des deux côtés de l'Atlantique. À cette époque, les habitants de St. John's ne parlent pas d'une seule voix pour un gouvernement représentatif. La Loi sur les tribunaux judiciaires de 1824 (en anglais seulement) nuit considérablement aux partisans de la réforme. Par ailleurs, le mouvement de réforme qui semble vouloir s'amorcer en Angleterre n'engloberait pas nécessairement les affaires coloniales. Le gouvernement britannique refuse toujours à Terre-Neuve le droit à une Assemblée législative.

Les aspects politiques de la réforme du droit restent inchangés jusqu'en 1827. Cette année-là, le gouvernement britannique informe Terre-Neuve qu'il imposera de nouveaux droits d'importation. La contestation qui suit cette annonce modifie en profondeur le mouvement de réforme. Les marchands de la rue Water entrent en action contre cette imposition fiscale. La Chambre de commerce fait signer une pétition qu'expédie ensuite à Londres le gouverneur Thomas Cochrane. George Robinson, député tory du comté de Worcester à la Chambre des communes et associé d'une entreprise de Terre-Neuve, informe le secrétaire aux colonies des préoccupations des marchands. L'importation sans frais d'équipement pour la pêche est une règle commerciale depuis longtemps reconnue. Toutefois, le gouvernement britannique défend cette nouvelle mesure, car Terre-Neuve doit dorénavant assumer ses frais. La Chambre de commerce condamne ouvertement ces droits d'importation qui auront des effets néfastes sur le secteur de la pêche. Dans un geste de protestation, les navires marchands à destination de St. John's refusent de transporter le courrier pour empêcher le gouverneur Cochrane de recevoir les directives relatives à l'application de la nouvelle taxe.

Cette dispute fiscale soulève d'importants enjeux constitutionnels. L'imposition directe par le gouvernement de Londres piétine un principe largement répandu que seuls les représentants dûment élus de chaque colonie britannique ont le droit de disposer des recettes locales. Elle semble aussi contrevenir à la Colonial Tax Repeal Act (loi sur l'abrogation fiscale des colonies) de 1778. Cette loi stipule que la Couronne et le parlement de Grande-Bretagne ne peuvent pas taxer les colonies (sauf les droits visant la réglementation du commerce, et qui servent exclusivement à la gestion de la colonie). Maintenant que Terre-Neuve est officiellement une colonie depuis 1825, l'office des colonies ne peut se dérober à ses obligations constitutionnelles en invoquant comme justification que l'île était autrefois une station de pêche.

Au mois de décembre 1828, les journaux de St. John's signalent qu'une réunion se tiendra pour discuter des droits d'importation et de la possibilité d'une Assemblée législative. Cette réunion qui reçoit l'entière approbation de John Shea et de Henry Winton (rédacteurs en chef des journaux Newfoundlander et Le Public Ledger respectivement) constitue un tournant décisif dans l'histoire constitutionnelle de Terre-Neuve. La Chambre de commerce, qui représente des entreprises directement, s'engage fermement dans la campagne pour un gouvernement représentatif. Les marchands s'unissent contre cette taxe, et plusieurs parmi ceux qui résistaient à une charte soutiennent ouvertement cette campagne.

'Le Public Ledger', 1827
Le Public Ledger, 1827
Henry Winton est le cofondateur en 1820 du journal Le Public Ledger
Avec la permission de la bibliothèque provinciale de références et de ressources, Arts and Culture Centre, St. John's, T.-N.-L.

Les dirigeants de la communauté catholique irlandaise se montrent toujours solidaires de la réforme. Les relations sont apparemment excellentes entre l'Église catholique et l'élite protestante, mais politiquement des tensions couvent. La bonne entente qui règne entre ces deux groupes se maintient surtout parce que les catholiques estiment qu'une Assemblée législative représente la voie vers la reconnaissance de leurs droits civils. Malgré des motivations divergentes, ces deux communautés collaborent.

Les journaux se révèlent essentiels pour rallier les appuis à un gouvernement représentatif. Lorsqu'il mentionne pour la première fois ces droits d'importations, le journal Newfoundlander affirme que le gouvernement bafoue l'engagement pris envers les colonies à la fin de la guerre d'Indépendance américaine : pas de taxation sans représentation. Un éditorial soutient qu'en vertu de ce principe, ces droits sont injustifiables. (Newfoundlander, le 27 novembre 1827). De même, Le Public Ledger professe ne voir aucune objection à cette taxe si la colonie en perçoit et en gère les recettes. À la fin de son éditorial, Le Public Ledger souligne que cet important enjeu met en relief la nécessité d'un remaniement de la gouvernance de l'île. (Le Public Ledger, le 22 avril 1828). Ce sujet est nourri par le courrier des lecteurs. Ainsi en 1830, « Peregrinus » indique que « la taxation et la représentation sont indissociablement liées. Dieu les a réunis. Le parlement britannique ne peut les séparer. Le faire serait nous poignarder. » [traduction libre] (Le Public Ledger, le 7 septembre 1830).

De l'autre côté de l'Atlantique, George Robinson s'efforce de garder le mouvement de réforme à l'ordre du jour du parlement. En juillet 1831, il s'oppose au versement annuel de fonds à Terre-Neuve sous le prétexte qu'il n'y a pas d'Assemblée législative pour rendre des comptes. Il présente trois arguments favorables à un gouvernement représentatif sur l'île : un développement socio-économique qui exige des représentants élus, le droit des habitants à gérer leurs propres affaires, et la fin de l'obligation de financement par la Grande-Bretagne. Le gouvernement britannique répète que l'île reste une station de pêche, et donc inadaptée à la tenue de tout processus électoral. George Robinson réplique que les habitants de Terre-Neuve lui ont confié le mandat de parler en leur nom et d'assurer le gouvernement qu'en échange d'une Assemblée législative, ils renoncent aux fonds. « Que voilà un incitatif suffisant pour modifier un système qui vous masque les montants versés. » [traduction libre] (citation tirée du Le Public Ledger du 6 septembre 1831).

Quelques mois plus tard, George Robinson accomplit un geste particulièrement audacieux à la Chambre des communes. En septembre 1831, il dépose une motion bien réfléchie. Lors de la troisième lecture du projet de loi sur la réforme qui se tient en soirée, il interrompt les délibérations et clame que le gouvernement fait preuve de négligence envers Terre-Neuve. En conséquence, il doit s'attarder sur le sort de l'île. Il lit ensuite un certain nombre de pétitions pour une réforme, puis entame un long discours sur le bien-fondé d'un gouvernement représentatif local. Il termine par la présentation d'une motion destinée à la Couronne souhaitant pour l'île une Assemblée législative similaire à celles dont jouissent d'autres colonies nord-américaines, et ce, conformément aux principes de la constitution britannique.

Les ministres réitèrent la position du gouvernement pour qui le développement irrégulier de la colonie ne permet pas la mise en place d'une assemblée véritablement représentative de la population insulaire. Ils relèvent que des marchands anglais ne veulent pas d'une Assemblée législative à Terre-Neuve. Néanmoins, plusieurs députés appuient la motion. Un député de tendance radicale, Joseph Hume, allègue que repousser davantage l'instauration d'un gouvernement représentatif ne peut que nuire aux intérêts des insulaires et du gouvernement britannique. « Ce gouvernement prétend obéir à des principes libéraux, résume-t-il. Voyons alors s'il saura les mettre en pratique. » [traduction libre] (citation tirée d'une publication de Jerry Bannister, 1994, p. 37). Le rejet de cette responsabilité sur les épaules du gouvernement whig permet à Joseph Hume de justifier sa crédibilité en matière de réforme de gouvernance de l'île.

En octobre 1831, le gouverneur Cochrane se rend à Londres pour participer à des consultations à l'office des colonies. D'après des témoignages recueillis plus tard, il est persuadé que ces rencontres ont été fructueuses. Pourtant, l'office a déjà commencé la rédaction d'un rapport sur la même meilleure structure gouvernementale pour Terre-Neuve. En décembre 1831, Thomas Brooking, membre du comité de St. John's sur la réforme, débarque à Londres. Plusieurs réunions l'attendent avec des responsables de l'office des colonies. Il fait part d'une rumeur, qui semble fondée, voulant que le gouvernement ait déjà décidé de l'avenir de Terre-Neuve. En janvier 1832 au cours d'une réunion privée, le secrétaire aux colonies, lord Goderich, l'avise que le gouvernement britannique accordera à la colonie le droit à un gouvernement représentatif. Après 10 ans d'efforts, les partisans de la réforme ont enfin atteint leur grand objectif. L'île plonge dans une nouvelle ère constitutionnelle.

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