Argentia

À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les modestes villages de pêche d'Argentia et de Marquise avaient été transformés en base militaire américaine gigantesque. Cette décision a entraîné des dépenses énormes du côté américain. Pour les 750 résidants de la région, cette entreprise a été un bouleversement de grande envergure et de longue durée. En un an, toute la population d'Argentia et de Marquise – ainsi que trois cimetières – avaient été relocalisés. Des équipes de construction travaillaient 20 heures par jour pour démanteler cette collectivité qui avait vécu dans la tranquillité jusque-là.

La base d'Argentia, en 1943
La base d'Argentia, en 1943
Trois ans plus tôt, ce site était encore une petite collectivité de pêcheurs.
Photographe inconnu. Photographie reproduite avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 109 5.01.004), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

En 1940, en vertu de l'accord anglo-américain concernant les bases cédées à bail, les États-Unis avaient obtenu le droit de construire des bases aériennes à Terre-Neuve. Cette année-là, à la mi-septembre, une équipe représentant l'armée américaine et le personnel des forces navales est arrivée dans la baie Placentia dans le but d'explorer les différents sites pouvant convenir à la construction de la base. Impressionné par le port de la région enclavé et protégé des glaces, de même que par son terrain plat – qui allait s'avérer idéal pour la construction d'une piste – et son terminus ferroviaire déjà aménagé, le comité a recommandé la construction d'une base aéronavale à Argentia et d'une base militaire dans le village voisin de Marquise.

Le boom de la construction

La construction de la base d'Argentia a débuté au mois de décembre 1940, mais le gros du travail n'a été entrepris qu'un mois plus tard alors que 1500 employés américains des secteurs de la construction et de l'ingénierie sont arrivés à bord du SS Richard Peck. Le bateau à vapeur a été mis en cale sèche pendant deux ans afin de loger les travailleurs américains.

En plus des Américains, des milliers de Terre-Neuviens ont aussi trouvé un emploi sur le chantier de construction. Environ 4000 travailleurs de la région œuvraient en tout temps sur la base militaire. À la fin de la guerre, on a évalué que de 10 000 à 15 000 Terre-Neuviens avaient travaillé sur cette base.

Des travailleurs de la construction, vers 1941
Des travailleurs de la construction, vers 1941
Des travailleurs aident à construire un quai sur la base aéronavale américaine d'Argentia.
Photographe inconnu. Photographie reproduite avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 302 1.03.020), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

À l'apogée de la construction, les ouvriers travaillaient en alternance pendant deux quarts de travail de 10 heures, lesquels étaient suivis d'un temps d'arrêt de 4 heures pour mettre la machinerie au repos. Au mois d'août, des emplois encore plus nombreux ont été créés alors que s'amorçait la construction de la base militaire de Marquise, qui a pris le nom de Fort McAndrew par la suite.

Cette manne d'emplois nombreux et intéressants était bienvenue dans un pays qui émergeait à peine de la période de difficultés économiques ayant suivi la Première Guerre mondiale et la Grande Dépression. Les perspectives d'emploi étaient si attrayantes que de nombreux Terre-Neuviens partaient des communautés voisines pour aller travailler à Argentia. Ils vivaient dans des goélettes de pêche ancrées dans la baie jusqu'à ce que les autorités décident de construire des habitations plus convenables. Entre-temps, ils se déplaçaient en doris pour aller au travail et en revenir.

La relocalisation des résidants

Bien que la construction de la base militaire ait été favorable à la croissance économique de la région, elle a aussi fait vivre de grandes épreuves aux résidants d'Argentia et de Marquise, qui ont tous été contraints de céder leurs terres aux Américains. Avant la guerre, la population d'Argentia et de Marquise était respectivement de 477 et de 283 habitants. Au début de 1942, tous ces gens étaient partis.

Environ 200 propriétés d'Argentia et de Marquise ont été expropriées par les Américains. Les premiers avis d'expulsion ont été émis dès décembre 1940. De nombreux résidants, y compris ceux qui devaient quitter dans le gros de l'hiver, n'ont eu qu'un mois d'avis pour quitter les lieux et ils ont reçu de 3000 à 6000 $ d'indemnisation.

Un paysage en pleine transformation, vers 1941
Un paysage en pleine transformation, vers 1941
Les Américains ont dû retirer environ 8,5 millions de pieds cubes de tourbe dans la région avant de pouvoir entreprendre la construction de la piste.
Photographe inconnu. Photographie reproduite avec la permission des Archives d'histoire maritime (PF-306.468), Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Plusieurs personnes considéraient que cette somme était insuffisante compte tenu du fardeau à la fois financier et émotif que ce déménagement leur imposait. De nombreux résidants ont dû abandonner les terres arables qui constituaient leur principal gagne-pain et qui étaient léguées de génération en génération au sein de leurs familles.

En janvier 1941, outrés par le manque d'organisation entourant les procédures d'expropriation, les résidants ont formé un comité de citoyens afin de protéger leurs intérêts. Ils blâmaient principalement la Commission de gouvernement et non pas les Américains, qui étaient généralement appréciés pour avoir créé des emplois dans cette région qui en avait grandement besoin. Par contre, la Commission de gouvernement, qui n'avait pas été élue puisqu'elle avait été désignée par le gouvernement britannique, était accusée de ne pas défendre adéquatement les droits et les intérêts de la population.

Le comité a présenté deux requêtes importantes à la Commission de gouvernement : que les résidants qui souhaitaient rester ensemble soient relocalisés en tant que collectivité et que cette nouvelle collectivité soit établie près d'Argentia afin qu'elle puisse profiter des nombreuses occasions d'emploi dans la région.

La Commission de gouvernement a acquiescé à ces demandes. En juin, elle a choisi le village de Freshwater, situé à environ 1,6 kilomètre (1 mille) d'Argentia, en considérant que cet endroit convenait à la relocalisation des expropriés. La plupart des résidants d'Argentia et de Marquise se sont établis à Freshwater, mais certains ont plutôt choisi de s'installer à Placentia et dans les collectivités voisines.

La base militaire

Parallèlement, la construction de la base progressait rapidement et à grands coûts pour le gouvernement américain, qui avait versé 53 millions de dollars dans cette entreprise. Avec ses bases navale et aérienne situées sur la côte septentrionale du port d'Argentia et sa base militaire aménagée au sud, cette installation colossale a coûté plus cher que toute autre base militaire américaine construite à l'étranger pendant la Deuxième Guerre mondiale.

Mises en service en 1941, les bases navale et aérienne étaient pleinement opérationnelles au moment où les États-Unis sont entrés officiellement en guerre au mois de décembre de la même année. Le site comprenait trois pistes de 1,5 kilomètre (5000 pieds) de longueur chacune, plus de 610 mètres (2000 pieds) de quais, une cale sèche flottante, des hangars, de l'espace de rangement pour 15 millions de gallons d'essence et de pétrole, ainsi que des quartiers d'habitations.

Pendant la guerre, les forces alliées ont utilisé Argentia pour faire des patrouilles aériennes anti-sous-marines et assurer une escorte à la force opérationnelle. La plus grande force opérationnelle américaine dans l'Atlantique, qui comprenait cinq porte-avions et de plus de 50 destroyers et patrouilleurs, était aussi basée à cet endroit.

Parallèlement, Fort McAndrew servait de base pour une compagnie d'infanterie, un groupe d'artillerie affecté à la défense côtière, une flottille de contre-torpilleurs et un régiment d'artillerie antiaérienne. La principale mission de l'armée était de défendre la base aéronavale d'Argentia.

Fort McAndrew, en 1942
Fort McAndrew, en 1942
La principale mission de Fort McAndrew était de défendre la base aéronavale d'Argentia.
Photographe inconnu. Photographie reproduite avec la permission de la Division des archives et collections spéciales (Coll. 109 5.01.006), bibliothèque Queen Elizabeth II, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

La station météorologique de l'Atlantique et la patrouille des glaces internationales étaient également situées à Argentia. La première mettait régulièrement à jour les conditions météorologiques pour l'Atlantique Nord tandis que la seconde suivait le mouvement des icebergs.

En août 1941, une rencontre historique a eu lieu à bord d'un navire de guerre ancré au large d'Argentia alors que le premier ministre britannique Winston Churchill et le président américain Franklin D. Roosevelt ont négocié les grands principes de la Charte de l'Atlantique – une déclaration commune proposant une vision pour établir la paix dans le monde d'après-guerre. Cette charte n'a jamais été ratifiée officiellement, mais elle a servi ultérieurement à formuler la version préliminaire de la Charte des Nations unies.

Le 1er mars 1942, les forces basées à Argentia ont coulé leur premier U-boot alors que l'enseigne William Tepuni a bombardé le U-656. Le mois précédent, cependant, plus de 200 marins américains avaient perdu la vie à environ 65 km (40 miles) au sud de la base lorsque le navire de ravitaillement USS Pollux et le destroyer USS Truxtun se sont échoués au large du havre de St. Lawrence.

Les tombes des militaires du Pollux et du Truxtun, en 1942
Les tombes des militaires du Pollux et du Truxtun, en 1942
Lieu de sépulture aménagé à Argentia pour les militaires américains morts lors des naufrages du USS Pollux et du USS Truxtun.
Photographe inconnu. Photographie reproduite avec la permission des Archives d'histoire maritime (PF-306.430), Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

En 1943, plus de 12 000 membres du personnel militaire américain étaient postés à la base d'Argentia, laquelle s'étendait sur plus de 3392 acres.

La fin de la guerre

Vers la fin de la guerre, les prisonniers allemands – principalement des survivants des U-boots bombardés – étaient souvent internés à Argentia. Les premiers captifs ont afflué en novembre 1944. En plus de ces prisonniers, deux destroyers allemands et deux U-boots qui avaient été capturés sont arrivés à Argentia pour subir des travaux d'entretien alors qu'ils étaient en route pour les États-Unis. Quelle tournure des événements spectaculaire pour un port qui, à peine cinq ans plus tôt, était fréquenté essentiellement par les bateaux des pêcheurs locaux.

Après la guerre, les forces américaines ont utilisé Argentia pour détecter et surveiller les sous-marins et autres vaisseaux étrangers. L'activité militaire a cessé graduellement dans la région au cours des décennies suivantes, et ce, jusqu'en 1994 alors que les dernières forces américaines encore sur place ont quitté les lieux après avoir remis les installations à la province.

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