L'affaire Lundrigan-Butler

En 1820, Terre Neuve a probablement été marquée par le plus important fait d'actualité de son histoire. L'affaire concernait James Lundrigan et Philip Butler, deux pêcheurs de la baie de la Conception qui ont été fouettés publiquement après avoir reçu un jugement par défaut d'un tribunal auxiliaire pour des dettes impayées. En 1818, James Lundrigan avait emprunté environ 13 livres (24 $) à un marchand local et, lorsque le tribunal s'est réuni l'année suivante, le marchand a intenté une action contre lui pour recouvrer la somme due. La propriété de James Lundrigan faisait partie des biens sur lesquels la saisie pouvait être exécutée, et lorsque le tribunal s'est prononcé en faveur des marchands, Lundrigan et sa femme Sarah ont résisté avec succès aux tentatives pour saisir leur maison.

Le jugement de James Lundrigan
Le jugement de James Lundrigan
Le jugement du tribunal auxiliaire dans l'affaire Lundrigan à Harbour Grace en mai 1819. Comme Lundrigan ne s'est pas présenté en cour, le jugement a été prononcé par défaut.
Avec la permission de la Division des archives (PANL GN 5/1/B/1), The Rooms, St. John's, T.-N.-L.

Cité à comparaître devant un tribunal auxiliaire en juillet 1820, James Lundrigan a refusé de s'y rendre, affirmant qu'il devait aller pêcher pour nourrir sa famille affamée. Arrêté au cours de la nuit, on l'amena par bateau, et il fut accusé le jour suivant d'outrage au tribunal et de résistance à son arrestation avant d'être condamné à recevoir 36 coups de fouet dans le dos. Lundrigan, qui était épileptique, s'est effondré après 14 coups, et un chirurgien est intervenu pour faire arrêter la séance de torture. Le tribunal a ordonné à James Lundrigan de remettre sa maison et ses biens à son créancier, expulsant ainsi de leur domicile sa femme et ses quatre enfants.

Philip Butler, qui a été jugé le jour suivant, a reçu un jugement semblable. Butler, un pêcheur endetté, a été condamné à recevoir 36 coups de fouet (on lui en a donné 12) pour outrage au tribunal, et sa famille et lui ont aussi été expulsés de leur maison. Appuyés par un groupe de réformistes de St. John's, Lundrigan et Butler ont porté leur cause devant la Cour suprême de Terre Neuve et intenté des actions en dommages-intérêts pour voies de fait et détention arbitraire contre les juges du tribunal auxiliaire.

Les réformistes ont fait de l'affaire Lundrigan Butler une question politique sérieuse. En 1820, ils ont organisé une assemblée publique pour protester contre les sanctions sévères infligées pour des délits mineurs. C'est Patrick Morris qui a présidé cette assemblée à laquelle de nombreux dirigeants de la communauté catholique – les piliers du mouvement réformiste –, ont assisté. Le fait que Lundrigan et Butler soient irlandais a seulement servi à souligner les vives inquiétudes des catholiques à l'égard du système judiciaire en place. On a ensuite nommé un comité pour rédiger une pétition et la transmettre à Londres. En plus de mettre en évidence les lacunes des tribunaux auxiliaires, la pétition établissait un lien direct entre la nécessité d'une organisation judiciaire civile et l'absence de Chambre d'assemblée locale. On y mettait aussi l'accent sur le patriotisme des réformistes et leur allégeance au roi et on y réclamait les mêmes droits et privilèges accordés aux sujets britanniques des autres colonies.

Le représentant du comité, William Dawe, s'est rendu en Angleterre pour transmettre la pétition. Dawe a aussi apporté des lettres demandant aux politiciens de premier plan de représenter les intérêts des réformistes au Parlement. En 1821, lorsque la Chambre des communes a examiné la pétition, sir James Mackintosh a affirmé que selon lui, aucune autre colonie ne nécessitait autant l'attention d'une Chambre d'assemblée locale que celle de Terre Neuve. Le gouvernement britannique a admis que l'organisation judiciaire de l'île devait être revue, et a fait une mise en garde contre les problèmes liés aux assemblées coloniales. Cependant, l'office des colonies avait déjà informé le gouverneur Hamilton de son intention de ne pas établir d'assemblée législative à Terre Neuve.

William Dawe, avocat et procureur
William Dawe, avocat et procureur
Une annonce de l'ouverture du cabinet d'avocat de William Dawe en janvier 1817. Originaire du pays de Galles, il a été un membre actif du mouvement réformiste de Terre Neuve.
Tiré du Newfoundland Mercantile Journal du 24 janvier 1817. Avec la permission du Centre des études terre-neuviennes, Memorial University of Newfoundland, St. John's, T.-N.-L.

Nullement intimidés, les réformistes de St. John's ont organisé, en 1821, une assemblée publique pour faire connaître leur cause à un plus grand auditoire et exposer leurs principaux arguments en faveur d'un gouvernement représentatif. Patrick Morris a raconté comment les longues années d'oppression sous le régime des marchands et des officiers de marine anglais ont permis la création d'un système judiciaire sans égal dans les annales des nations despotiques. L'absence d'organisation judiciaire civile appropriée empêchait les colons de recourir à la justice britannique, et des lois rétrogrades interdisaient l'exploitation des ressources agricoles de l'île, ce qui, en conséquence, retardait le développement économique. De plus, l'absence de représentativité électorale privait les Terre Neuviens des droits constitutionnels qu'ils avaient acquis à la naissance en tant que sujets britanniques. Ils ont donc dû endurer l'imposition sans représentation, et ce, même si leurs revenus étaient assez élevés pour permettre l'établissement d'une Chambre d'assemblée. Le comité a conclu que ces problèmes étaient au fond causés par le désir d'élire une assemblée.

Les doutes concernant la façon dont les réformistes comptaient se servir de l'affaire Lundrigan Butler ont été dissipés quand ils ont publié un long rapport en 1821. Comme ils l'affirmaient dans la préface, ils voyaient l'incident comme une occasion d'obtenir la faveur du public dans leur grand combat contre l'oppression :

Les pages qui suivent constituent un compte rendu des procès et sanctions de BUTLER et LANDERGAN [sic], des affaires trop bien connues à Terre Neuve pour être aussitôt oubliées, et que nous publions maintenant non pas par vengeance, mais simplement parce qu'elles sont liées aux procédures auxquelles elles ont donné lieu, et qu'elles pourraient s'avérer favorables au bien collectif. Comme l'a si bien observé un auteur populaire, l'abus flagrant de pouvoir en Angleterre a toujours provoqué une réaction, ce qui démontre soit que ce pouvoir est en conflit avec la constitution, soit qu'il sera restreint à l'avenir selon l'expression de l'opinion publique. L'oppression d'une personne peu connue est à l'origine de la « merveilleuse » Loi de l'habeas corpus : la sanction injuste infligée à deux pauvres habitants-pêcheurs de Terre-Neuve pourrait par conséquent permettre au peuple de s'élever au même rang que les autres colonies de l'Amérique du Nord, et offrir à leur postérité les précieux privilèges accordés aux sujets britanniques (Anon. 1821 iii) [traduction].

En situant l'affaire Lundrigan Butler dans le contexte de la lutte pour imposer la justice britannique, les réformistes souhaitaient que les enjeux politiques constituent plus qu'un débat au sujet des tribunaux auxiliaires.

Sir Charles Hamilton, vers 1800
Sir Charles Hamilton, vers 1800
Sir Charles Hamilton a été le deuxième gouverneur de Terre Neuve, de 1818 à 1823. Étant conservateur, il était contre les réformes politiques et constitutionnelles, et donc en conflit avec les réformistes terre neuviens.

Peinture par William Beechey. Domaine public Wikimédia Commons

Leurs efforts ont commencé à porter leurs fruits en 1823, au moment où le gouvernement britannique a annoncé son intention de modifier les lois en vigueur à Terre Neuve. Patrick Morris s'est rendu à Londres, et en 1824, après avoir rencontré des représentants de l'autorité, il a publié un pamphlet pour exiger que le gouvernement ne soit plus dirigé par la Marine royale. L'office des colonies était favorable à la réforme de la loi, mais soutenait que Terre Neuve n'était pas prête à accueillir une Chambre d'assemblée en raison de son développement social rétrograde. Pourtant, le Judicature Act de 1824 et la charte royale de 1825 comprenaient une série de mesures importantes : le statut colonial officiel et la gouvernance civile; l'abolition des tribunaux auxiliaires; l'introduction d'un système de concessions de terres, et la constitution d'une charte permettant l'adoption des règlements administratifs de la ville. Même si la charte royale n'a pas assuré l'établissement d'une assemblée élue, elle a constitué une grande victoire pour les réformistes. Après plus d'un siècle, la Marine royale a cessé de diriger le gouvernement de l'île et de prendre part à son organisation judiciaire. L'affaire Lundrigan Butler ne constitue pas seulement un moment décisif de l'histoire de la réforme des lois; avec le temps, elle s'est gravée dans la mémoire culturelle des Terre-Neuviens comme un puissant symbole de résistance à l'oppression.

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